1965 : Le génocide oublié des communistes en Indonésie

C’est un événement majeur de l’histoire moderne, et pourtant, la mémoire mondiale l’a pratiquement effacé, et ce, jusque dans son propre pays. Il y a soixante ans commençait en Indonésie le massacre des communistes du Parti communiste indonésien (PKI), faisant des centaines de milliers de mortes et morts. Des crimes dont les auteurs ne seront jamais punis et vivent encore aujourd’hui paisiblement au sein de la société indonésienne.
Commençons par planter le décor : l’Indonésie est un État péninsulaire constitué de 17 000 îles, dont 922 habitées. Quatrième pays le plus peuplé du monde, il compte aujourd’hui 285 millions d’habitants et habitantes et en comptait déjà 93 millions lors des évènements abordés dans cet article. Plus de la moitié de sa population est regroupée à Java, la plus grande île de l’archipel. Comptant 87 % de musulmans et musulmanes, c’est le plus grand pays musulman au monde. Sa position, à la jonction de l’océan Indien et de l’océan Pacifique et entre l’Asie et l’Océanie, lui confère une grande importance géopolitique. Elle attise les convoitises à l’époque des invasions coloniales, d’autant que le pays est un grand producteur d’épices.
Les Portugais s’y établissent au début du XVIe siècle, puis sont chassés en 1605 par les Néerlandais, qui vont petit à petit en faire l’une de leurs principales colonies – une histoire coloniale encore largement visible aux Pays-Bas comme en Indonésie.
Si le XIXe siècle se passe sous cette domination coloniale, un mouvement national naît au XXe siècle et mènera à l’indépendance du pays et à la proclamation de la République d’Indonésie en 1945. Le pays est extrêmement divers culturellement : plus de 600 groupes ethniques et 700 langues régionales, cinq religions reconnues par l’État… Cela va participer à l’émergence de nombreux mouvements séparatistes dans les 20 ans qui suivent la décolonisation, menant à une forte instabilité politique.
Nationalisme, religion et communisme
Les premières élections parlementaires se tiennent en 1955, mais l’Assemblée issue des élections est dissoute en 1957 par le président Soekarno, élu lors de l’indépendance de 1945. Au nom de la stabilité politique, il met en place la « démocratie guidée », un euphémisme pour une gestion autoritaire et centralisée de l’État : les membres de l’Assemblée sont directement désignés par le « Président à vie ». Pour chercher à pacifier le pays, il propose comme doctrine d’État le concept de Nasakom, pour « Nasionalisme, Agama, Komunisme » : nationalisme, religion, communisme. Il veut tenter d’unifier les trois forces politiques principales du pays : les forces militaires et les partis nationalistes – notamment le Partai Nasional Indonesia (PNI) –, les organisations musulmanes conservatrices – principalement représentées par la Nahdlatul Ulama (NU) – et le Parti communiste indonésien (en indonésien : Partai Komunis Indonesia).
Fondé en 1914, d’abord sous le nom d’ISDV, alors que l’Indonésie est encore sous occupation néerlandaise, le PKI sera à l’origine de plusieurs mouvements insurrectionnels face au pouvoir colonial. Après de violentes tensions avec les conservateurs à la suite de la décolonisation, le parti grandit de façon spectaculaire dans les années 1950, avec le soutien de la Chine de Mao Zedong. Comptant 7 000 membres en 1952, il passe à 150 000 adhérentes et adhérents en 1954, et contrôle le plus important syndicat du pays, le SOBSI. Lors des élections de 1955, il obtient 16,4 % des voix, ce qui en fait la 4e force politique du pays. Sa croissance ne s’arrête pas : le parti compte 1,5 millions de membres en 1958, un chiffre qui atteindra 3,5 millions en 1965, en faisant alors le troisième plus grand parti communiste au monde, après ceux de la Chine et de l’Union soviétique. Il inclut une organisation de femmes, le Gerwani [1], qui compte plus de 650 000 adhérentes en 1957.
Cette croissance vient avec un activisme de plus en plus fort. Par sa branche paysanne, le BTI, ils occupent des terres agricoles possédées par de riches propriétaires terriens, pour la plupart électeurs ou militants du PNI ou de la NU. Ces deux forces commencent à nourrir un anticommunisme de plus en plus fort, et à s’allier pour lutter contre les actions du PKI. Ces derniers bénéficient de la protection du Président Soekarno, qui y voit une force d’opposition qui peut maintenir un équilibre face à la puissante armée indonésienne et à l’immense influence religieuse de la NU. Le PKI avait pleinement accepté le nouveau régime de « démocratie dirigée », et avait adopté en 1959 une politique de « front national uni » faisant passer les intérêts nationaux devant les intérêts de classe. À partir de 1963, le rapprochement entre le Président et le PKI s’intensifie, faisant monter en tension les oppositions, et attirant l’œil inquiet des États-Unis. En pleine guerre froide, ils y voient un grand danger de basculement d’un pays asiatique majeur dans le communisme, qui pourrait entraîner un basculement de toute l’Asie du Sud-Est selon la « théorie des dominos » [2]. C’est dans ce contexte que va s’opérer une bascule dramatique.
Un coup d’État comme prétexte
Dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 1965, des officiers de la garde présidentielle s’emparent de plusieurs points clés de la capitale Jakarta. Six généraux du haut état-major de l’armée de terre indonésienne sont enlevés par les soldats, emmenés à la base aérienne de Halim et abattus. Le matin du 1er octobre, le groupe qui se présente comme des « officiers progressistes » annoncent la formation d’un « Conseil de la Révolution » et annonce avoir agit en prévention d’un potentiel coup d’État conservateur. Mais contrairement à ce qu’il espérait, il ne reçoit pas le soutien du Président Soekarno.
Le rôle précis du PKI dans cette tentative de coup d’État n’est pas clair : si quelques-uns de ses dirigeants sont impliqués, l’initiative ne semble pas venir du parti dans son ensemble, qui va tenir une position ambiguë sur les évènements, s’en tenant essentiellement à un soutien au président. Aujourd’hui, tout porte à croire qu’il s’agissait d’une action d’une minorité de militaires proches des idées du PKI, qui lui ont demandé son soutien après coup.
Dans les heures qui suivent le coup d’État, le général Soeharto prend le contrôle de l’armée et lance une offensive qui reprend le contrôle de la capitale et de la base aérienne de Halim en 24 heures. Il se positionne immédiatement comme une figure publique et conteste l’autorité du président, à qui il reproche son inaction contre le PKI, jugé responsable du putsch. Qu’elle émane directement ou non du PKI, la tentative de coup d’État va servir de prétexte à la purge sanglante des communistes.
La droite s’empare des évènements et déclenche une violente propagande anticommuniste. Jakarta est couverte d’affiches appelant à « écraser les traîtres du PKI » et les « putes de la Gerwani ». Accusées d’être des « traîtres à la patrie » par les nationalistes, des « sans-Dieu » et des criminels par les conservateurs religieux, un mot d’ordre circule rapidement : « Sikat ! », « Éliminez-les ! ».
Un génocide politique
Dès le 8 octobre, le quartier général du PKI à Jakarta est pris d’assaut par des militants. Les massacres commencent. Un peu partout, le mode opératoire est similaire : des milices civiles se constituent, constituées suivant les régions de militants conservateurs, d’intégristes religieux musulmans, catholiques ou hindous, mais aussi parfois de criminels recrutés pour l’occasion, ou aussi souvent de groupes d’étudiants. Si l’armée participe ponctuellement aux violences, pour l’essentiel elle se contente de protéger les milices qui se charge des massacres. Partout, les militants et militantes communistes sont traquées, souvent abattues ou lynchées immédiatement, parfois après une arrestation. Certaines et certains sont condamnées à mort. La pratique de la torture est fréquente en détention. Le viol est aussi régulièrement employé contre les femmes. Dans certaines régions, des corps sont exposés dans les rues pour participer au climat de terreur. Les maisons des victimes et de leurs familles sont confisquées, parfois brûlées.
On sait aujourd’hui que si les États-Unis n’ont pas activement participé aux massacres, ils ont soufflé sur les braises, en diffusant notamment des campagnes de désinformation visant à pousser à des affrontements entre l’armée et le PKI. Alors en pleine accélération de la guerre au Vietnam, le gouvernement américain était trop heureux de voir le « problème indonésien » se « résoudre » sans intervention d’armée extérieure, en ayant qu’à « laisser faire ».
Les massacres durent presque deux ans, jusqu’à l’automne 1967. Le bilan est encore aujourd’hui très difficile à déterminer, mais on considère qu’il est d’au moins 500 000 morts et mortes, certaines estimations allant jusqu’à 3 millions. On retient généralement le chiffre d’un million de décès. Il faut y ajouter près de 700 000 prisonnières et prisonniers, incarcérées pour des durées pouvant atteindre 30 ans, dans des conditions dans lesquelles les violences continuent de s’exercer, l’anticommunisme restant radicalement ancré dans la société indonésienne.
« Ordre nouveau »
Principal dirigeant de ces massacres, le général Soeharto va en profiter pour prendre le pouvoir. Le président Soekarno est de plus en plus contesté, accusé notamment de complaisance avec le PKI. Au printemps 1966, il signe des documents donnant les pleins pouvoirs à Soeharto avec pour mission de « rétablir l’ordre ». Le PKI est officiellement interdit et Soeharto succède officiellement à Soekarno en mars 1967. Il met rapidement en place un nouveau système politique encore plus autoritaire sous le nom d’« Ordre nouveau ». Il restera au pouvoir jusqu’en 1998.
Pendant ces 30 années de règne suivant le génocide, seule la version officielle du régime sera diffusée, avec un bilan largement minoré : le récit de « la trahison du mouvement du 30 septembre et du PKI », raconté dans un film de propagande du même nom sorti en 1984 et diffusé chaque année le 30 septembre jusqu’en 1998. Même après la chute de Soeharto, le sujet reste tabou et toutes les initiatives de mémoire ou de réparation échouent. En 2016, le ministre indonésien de la Défense déclare que les victimes « méritaient de mourir ».
Cette réalité brutale d’une société qui s’est construite sur la justification et la minorisation d’un génocide est notamment racontée dans le film The Act of Killing de Joshua Oppenheimer, qui filme en 2012 des génocidaires racontant fièrement leurs crimes, vivant en liberté et en toute impunité dans la même société que les familles de leurs victimes. Il serait trop naïf de penser que la vérité et la justice triomphe toujours : même après de tels crimes, leur reconnaissance et leur souvenir reste un combat.
N. Bartosek (UCL Alsace)
CHRONOLOGIE
17 août 1945 proclamation de l’indépendance de l’Indonésie, par Soekarno et Mohammad Hatta, qui deviennent respectivement président et vice-président.
27 décembre 1949 création de la république des États-Unis d’Indonésie. Les Pays-Bas reconnaissent l’indépendance.
1955 les premières élections parlementaires désignent une Assemblée. Le PKI récolte 16,4 % des voix, devenant la 4e force politique du pays.
1957 Soekarno dissout l’Assemblée et met en place la « démocratie dirigée », devenant « président à vie ».
1958 le PKI dépasse le million d’adhérentes et adhérents.
30 septembre 1965 dans la nuit, le « mouvement du 30 septembre » abat six généraux, issu de l’armée. Il se présente comme proche du PKI.
1er octobre 1965 sous le contrôle du général Soeharto, l’armée reprend le contrôle de la capitale. Des campagnes violemment anticommunistes débutent.
8 octobre 1965 le siège du PKI est attaqué à Jakarta, les massacres commencent. Ils feront entre 500 000 et 3 millions de mortes et morts suivant les estimations.
Mars 1966 Soekarno est contraint de transférer le pouvoir à Soeharto, qui devient président par intérim.
12 mars 1967 Soeharto devient président de la république d’Indonésie. Il met en place « l’Ordre nouveau », un système politique autoritaire.
21 mars 1998 à la suite d’importantes émeutes à Jakarta, dans un contexte de grave crise économique, Soeharto démissione.
2004 une loi indonésienne décide de la formation d’une « Commission pour la vérité et la réconciliation » sur les massacres. Le projet est finalement abandonné en 2006.





