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Black Rose Anarchist Federation (USA) : « La conscience et l’action vont crescendo »




L’élection présidentielle américaine prévue en novembre prochain, verra Donald Trump affronter Joe Biden, seul candidat encore en lice à l’investiture du Parti démocrate après l’abandon de Bernie Sanders, alors que le pays subit de plein fouet la pandémie de Covid-19. Nous nous sommes entretenus sur la situation politique et sociale aux États-Unis avec Camreon, un camarade qui milite en Californie au sein de l’organisation libertaire Black Rose / Rosa Negra.

Alternative Libertaire : Quelle est votre analyse de la victoire de Trump et de la montée du mouvement «  alt-right  »  ? Les conditions qui ont mené à leur victoire en 2016 sont-elles toujours réunies  ?

Cameron : On peut dire énormément de choses à propos de la croissance de ce qui n’est que l’incarnation la plus récente de l’extrême droite aux États-Unis ; c’est pour cela que ce qui suit sera probablement la plus longue des réponses aux questions posées.

Il faut garder en tête que la majeure partie de la sphère politique et sociale aux États-Unis est, de façon latente, réactionnaire. On pourrait bien sûr dire ça de n’importe quelle démocratie bourgeoise mais l’histoire des États-Unis constitue une trajectoire ininterrompue et assez linéaire, depuis l’époque du génocide des indigènes et l’esclavage jusqu’à nos jours. Même si cela n’explique pas tout, ces épisodes continuent d’infuser et participent à façonner la société. Le potentiel pour une extrême-droite organisée est, et a toujours été, inscrit dans la trame du tissu étatsunien  : le terrain est fertile pour les réactionnaires. Ce qui est peut-être à noter pour les observateurs et les observatrices, spécialement depuis l’Europe, c’est que ladite «  droite alternative  » (alt-right) a émergé en utilisant les symboles, la rhétorique et les tactiques des formations européennes d’extrême-droite.

Par exemple, le groupe étasunien « Identity Evropa » (qui s’est renommé depuis « Mouvement de l’Identité Américaine » [American Identity Movement]) était directement influencé par et même en contact régulier avec Génération identitaire, dont votre lectorat est probablement familier.

Il est beaucoup plus facile pour moi de parler en détail de ces formations d’extrême droite que de vous faire un résumé succinct et pertinent des raisons pour lesquelles Donald Trump et son populisme de droite ont eu tellement le vent en poupe. À travers les États-Unis, il y a un vif débat sur comment et pourquoi il a été en mesure de gagner en 2016. Même au sein de Black Rose, on pourrait trouver des opinions très variées à ce sujet. Selon moi, il y a l’addition de multiples facteurs. En premier lieu, les conséquences de plus de trois décennies de politiques économiques et sociales néolibérales ont fini par se retourner contre ces mêmes politiques.

La désindustrialisation, les accords de libre-échange et les coupes budgétaires dans les programmes sociaux en sont des exemples. Beaucoup parmi nous dans la gauche anticapitaliste le savions mais, jusqu’à ce que Trump apparaisse sur la scène politique, très peu de politiciens mainstream parlaient de la situation de façon directe et explicite. Une des premières promesses de campagne de Trump, par exemple, fut de retirer les États-Unis des accords de l’Alena. Il est clair qu’Hillary Clinton n’aurait jamais pu parler de jeter au feu les accords de libre-échange. L’Alena s’avère même être l’un des legs du mandat de son mari, Bill Clinton. Par ailleurs, dans la période qui a précédé l’élection de 2016, l’économie étatsunienne se remettait encore de la crise financière mondiale.

L’austérité a été imposée plus largement qu’auparavant et, en parallèle, beaucoup ont vu que les «  élites  » (terme souvent utilisée aux États-Unis pour décrire ceux qui détiennent le pouvoir sur les plans culturel, économique ou politique mais souvent sans dimension de classe) qui en étaient responsables échappaient, dans leur grande majorité, à toute poursuite. Ajoutez à cela la composante du racisme que Trump a utilisé à chaque fois que c’était possible, cela a permis une campagne de droite populiste très puissante.

Comparez ça à la campagne menée par Hillary Clinton, qui pour l’essentiel a promis de rester dans la continuité de l’administration Obama. Beaucoup de gens sont devenus enragés face à ce refus presque revendiqué de prendre conscience de leur douleur et d’en tenir compte. A Trump qui voulait «  Make America Great Again  » (Rendre sa grandeur à l’Amérique), Clinton répondait en fait «  l’Amérique est déjà grande  ». Je crois que le paysage politique a basculé de façon significative dans les trois dernières années. Alors qu’il a très peu de pouvoir institutionnel, il existe un pôle grandissant autour de la gauche sociale-démocrate en capacité de façonner la manière dont sont abordés les problèmes sociaux et politiques.

Par ailleurs, les scandales impliquant l’administration Trump, même si la plupart sont peu significatifs en termes de corruption, ont un impact corrosif sur la stabilité de l’administration. Malgré tous ces scandales, je vois encore une forte probabilité que Trump soit réélu, surtout face à un candidat ­démocrate champion du néolibéralisme triomphant.

Peut-on parler d’une poussée à gauche au sein du Parti démocrate, sous l’influence notamment de Bernie Sanders et d’Alexandria Ocasio-Cortez  ?

Camreon : Oui, un pôle commence à se cristalliser au sein du Parti démocrate autour de réformes sociales-démocrates. Ces réformes et la poussée générale vers la gauche ont été accélérées par la montée en puissance de l’organisation des Socialistes démocratiques d’Amérique (Democratic Socialists of America, DSA) qui n’a aucune affiliation formelle avec le Parti démocrate.

Jusqu’aux élections de 2016, DSA était un groupe extrêmement marginal. Cependant, après l’entrée en lice de Bernie Sanders, et particulièrement après la victoire de Donald Trump, DSA a vu son nombre d’adhérentes et adhérents se multiplier de façon exponentielle. De la même manière, d’autres organisations politiques de gauche ou issues du monde du travail ont connu une réelle poussée. Cela a notamment été le cas des Industrial Workers of The World (IWW), le syndicat anarcho-syndicaliste.

Mais DSA a été la seule organisation de gauche à se montrer volontariste et capable de tirer profit d’une radicalité accrue parmi celles et ceux qui ont été choquées par la victoire de Trump. Avant cela, DSA comptait moins de 7 000 membres. Aujourd’hui, ses effectifs tournent autour de 57 000 membres, ce qui en fait la plus grande organisation socialiste aux États-Unis depuis les années 1930.

Malgré nos divergences idéologiques énormes et nombreuses avec le programme de DSA, leur croissance est un bon indicateur du renouveau de l’appétit pour une alternative de gauche aux partis institutionnels. Cependant notre enthousiasme pour la progression de la gauche ne fait pas l’impasse sur les dangers d’une organisation comme DSA, dans la mesure où elle pourrait clairement re-canaliser la colère populaire vers le Parti démocrate.

En fait, n’étant pas un parti, de nombreux candidats et candidates poussées par DSA finissent par faire campagne en tant que candidats démocrates. Des critiques justifiées sont faites à DSA sur le fait qu’elle ne cherche qu’à occuper l’espace d’une éventuelle «  aile gauche  » du Parti démocrate. DSA a mis toutes ses forces vives dans la campagne de Bernie Sanders pour les primaires. Cela a généré des fractures dans leur organisation, car il y a des éléments qui sont très critiques vis-à-vis de l’électoralisme. Le temps nous dira si ces fractures vont aller en s’élargissant. La conscience et l’action vont crescendo, y compris du côté des organisations ouvrières, même si cette dimension est moins évidente numériquement.

Par exemple, plusieurs grandes villes aux Etats-Unis font face à des crises du logement. Los Angeles en particulier souffre d’un déficit de logements abordables, ce qui a conduit de très nombreuses personnes à la rue. Dans ces villes des syndicats de locataires militants et horizontaux se construisent et se développent. Le syndicat des locataires de Los Angeles (Los Angeles Tenants Union) a établi des groupes locaux dans tous les grands quartiers de la ville et est parvenu à lancer des grèves des loyers, des occupations et des actions, victorieuses contre les propriétaires. Les membres de Black Rose sont actifs dans cette organisation, et dans d’autres syndicats de locataires à travers le pays [1].

Peut-on parler d’une résurgence de la lutte des classes dans des secteurs historiques comme l’automobile ou plus inédit dans la restauration rapide  ? Quelle est l’implication des camarades révolutionnaires, et en particulier anarchistes, dans ces mouvements  ?

Cameron : Tu as raison de dire ça. En effet, il y a eu un nombre historique de grèves aux États-Unis pendant les trois dernières années. Entre 2017 et 2018, le nombre de travailleuses et de travailleurs impliqués dans des mouvements de grèves, au niveau national, est passé de 25 000… à 500 000. Ces grèves ont touché de nombreux secteurs et industries. Le plus impressionnant a peut-être été la vague de grèves des enseignantes et enseignants du public, dans l’ensemble du pays, et qui a démarré dans des États qui avaient introduit peu de temps avant une législation violemment antisyndicale. L’activité auto-organisée des enseignantes et enseignants, en dépit de leur environnement politique hostile, a permis d’obtenir des victoires partielles qui semblaient impensables.

Le rôle actif joué par des militantes et militants syndicalistes révolutionnaires des IWW, de Black Rose et d’autres organisations, pour lancer le mouvement de grève est particulièrement intéressant pour nous. Dans certains cas, il a fallu contourner la bureaucratie syndicale pour permettre la participation massive des syndiquées de base au processus de décision. Quand cela a fonctionné, le résultat a été probant  : des actions plus longues et plus efficaces. Il faut aussi souligner le travail volontariste des IWW aux États-Unis pour commencer à organiser les travailleuses et les travailleurs des chaines de fast-food. Aucun syndicat dans l’histoire des États-Unis n’étaient parvenu à organiser ce secteur jusqu’à l’année dernière. En 2016, les travailleuses et travailleurs de Burgerville (une petite chaine de restaurants de burgers située à Portland, en Oregon) ont commencé à monter un comité dans l’un des restaurants.

Black Rose / Rosa Negra est une fédération anarchistecommuniste fondée en 2013. Elle a permis la fusion de plusieurs organisations anarchistes de lutte des classes éparpillées sur le territoire et compte actuellement des implantations dans 17 villes et agglomérations. Elle suit la stratégie du spécifisme (especifismo), développée par les anarchistes d’Amérique du Sud au siècle dernier, et s’attèle à construire le pouvoir populaire à travers la participation active aux mouvements sociaux de la classe ouvrière et aux organisations qui leurs sont liées.

En 2017, ce comité s’est affiché au grand jour et a rejoint les IWW. Plusieurs de ses travailleuses et travailleurs étaient et sont toujours des militantes et militants de Black Rose. En 2018, un vote victorieux a permis de faire reconnaitre le syndicat par le gouvernement. Depuis ce moment, des travailleuses et travailleurs d’autres chaines de fast-food dans la région de Portland ont commencé à mener des campagnes sous les couleurs des IWW. En tant qu’anarchistes, ces événements doivent nous rappeler que le lieu de production reste un endroit crucial pour s’organiser collectivement pour exercer notre pouvoir. Après une longue période passée à végéter, il semble que certaines franges du milieu anarchiste étatsunien commencent à le comprendre et à diriger leur énergie dans ce sens.

Le 12 août 2017, la militante Heather D. Heyer était tuée par un fasciste lors d’une contre-manifestation à Charlottesville, en Virginie. Comment le mouvement antifasciste a réagi face à cela ? Comment se porte-t-il depuis lors ?

Cameron : La manifestation fasciste de masse qui a eu lieu à Charlottesville a été l’aboutissement et l’apogée de plusieurs affrontements plus restreints à travers le pays. A Berkeley, en Californie, il y a eu une série de confrontations physiques entre les antifascistes et un bloc de nationalistes blancs, de membres de l’alt-right et de partisans de Trump. Des affrontements similaires ont éclaté, à des degrés d’intensité variables, dans d’autres villes importantes (Portland, New York, Austin) et on a commencé à voir des groupes de combattants fascistes entrainés et hautement organisées, fonctionnant comme des avant-gardes, qui se déplaçaient de manifestations en manifestations.

Un mouvement de rue fasciste s’est rapidement mis en place pendant cette période. Sans avoir de cohérence idéologique (allant d’authentiques néo-nazis et fascistes, au sens strict du terme, jusqu’aux « nationalistes civiques » [civic-nationalists] et aux partisans de Trump qui ne s’identifient à aucune une idéologie particulière), ces groupes ont généralement réussi à maintenir une forme lâche de coordination entre eux.

L’objectif de la manifestation de Charlottesville était, comme le suggère d’ailleurs son mot d’ordre d’ « Unir la Droite » [Unite the Right].
Alors qu’auparavant, à Berkeley par exemple, ce sont presque exclusivement les anarchistes qui sont allé-es à la confrontation avec les manifestations fascistes, tandis que les progressistes [liberals], les sociaux-démocrates et les socialistes [socialists désigne en anglais des mouvements bien plus à gauche que ce que représentait le PS en France] ont freiné des quatre fers, y compris sur la participation aux contre-manifestations (ce qui est la matérialisation de leur position, qui consiste à dire qu’il est plus stratégique de simplement ignorer les fascistes).

Cette attitude a offert aux fascistes du temps et de l’espace pour mieux organiser leur force. En fait, les antifascistes ont été vaincus ou contraints à des replis stratégiques dans quelques-unes de ces manifestations, étant donné notre faible nombre. La manifestation de Charlottesville a marquée un tournant. Jusqu’à ce moment-là, l’opinion publique n’était certes pas fasciste, mais il y avait quand même une certaine défiance envers les antifascistes. L’extrême-droite réussissait à se placer en victime d’agressions de la part « de voyous gauchistes fous à lier et masqués ». Tout ce vernis qui a éclaté avec la mort de Heather Heyer.

Après Charlottesville, chaque tentative de mobiliser un peu conséquente de l’extrême-droite a été battue en brèche par de larges coalitions qui appelaient à des contre-manifestations. Finalement, les progressistes et les sociaux-démocrates ont pris conscience des enjeux et ont commencé à se montrer.
En parallèle, des campagnes en ligne ont été menées pour dégager les fascistes des réseaux sociaux et les empêcher de collecter de l’argent via des services comme PayPal et Patreon. Ces dynamiques combinées ont permis de limiter leurs ressources. De nombreuses organisations fascistes ont connu des divisions internes, des scissions ou se sont écroulées.

Aujourd’hui, le mouvement alt-right a été neutralisé. Les manifestations d’extrême-droite n’ont quasiment plus, si ce n’est plus du tout, cours. Et beaucoup de leurs leaders les plus en avant ont été contraints d’abandonner la scène publique. La majeure partie de l’activité fasciste est désormais cantonnée au champ numérique. Il reste quelques groupes fascistes actifs mais ils n’ont presque plus de présence dans la rue.

Pour autant, au plus haut sommet de l’État, les idées phares de l’extrême-droite sont plutôt bien installées. Une des promesses les plus fortes de Trump portait sur la construction d’un mur entre les Etats-Unis et le Mexique. Où en est-on ? Quelle est la situation en ce moment pour les migrant-es aux Etats-Unis ?

Cameron : A l’heure où l’on fait cet entretien, il n’y a pas encore de mur complet le long de la frontière sud des Etats-Unis. Des chantiers ont commencé pour fortifier des sections de barrières physiques déjà été érigées précédemment, mais il y a peu de progrès sur le mur proposé par Trump en lui-même. La notion même d’un mur qui s’étendrait tout du long de la frontière sud est une absurdité en soi, étant donné qu’une part importante de la frontière sud est faite de terrain montagneux qui rend sa construction impossible. La fonction du mur et de la politique étasunienne des frontières durant les 30 dernières années n’a pas été de bloquer l’entièreté de la longueur de la frontière, mais plutôt de forcer les migrant-es à prendre des routes plus dangereuses. Plusieurs milliers de personnes sont mortes de déshydratation. Les images honteuses et horribles des enfants séparés de leurs parents et enfermés dans des camps frontaliers, qui ont été diffusées partout dans le monde, sont un autre exemple de cette soi-disant politique de « dissuasion ».

Les migrant-es qui sont parvenu-es à entrer dans le pays sont dans une situation très précaire. Trump, a permis de renforcer des politiques anti-migrant-es déjà existantes et d’en créer de nouvelles. Il faut toutefois signaler que le Département de la sécurité intérieure a déporté plus de gens pendant la mandature d’Obama que jusqu’à présent avec Trump. Obama est toujours célébré comme un champion de la défense des migrant-es, en dépit des faits.
Les mouvements centrés sur la question de la migration étaient déjà organisées par le passé et continuent jusqu’à maintenant. De nombreuses manifestations ont contesté la politique de séparation des parents et des enfants.

Un nouveau phénomène de réseaux de réponse rapide aux opérations de rafles s’est également développé. Dans ces réseaux, un numéro spécial est mis en place, à la façon d’une « hotline » militante, et permet à n’importe qui dans la rue d’appeler et de signaler la présence de la police de l’immigration quelque part. La personne qui reçoit l’appel peut ensuite transférer l’information, notamment afin de prévenir les personnes qui n’ont pas de papiers de rester loin de la zone en question. Dans quelques cas, ces mêmes réseaux peuvent aussi être utilisés pour bloquer ou perturber le travail de la police. Les membres de Black Rose sont actifs dans un certain nombre d’entre eux.

Puisqu’on parle des thèmes chers à l’extrême-droite : on sait que Trump est ouvertement climato-sceptique et qu’il a retiré les Etats-Unis des Accords de Paris alors même que le pays est l’un des plus gros pollueur du monde. A l’inverse, Greta Thunberg est venue il y a quelques mois devant l’Assemblée générale des Nations unies à New-York et elle a participé à la marche pour le climat sur place. Quel est l’impact chez vous de ce processus de prise de conscience à l’échelle mondiale sur l’urgence climatique et environnementale ?

Cameron : Les Etats-Unis restent le premier pays producteur d’émissions de CO2. Et le 4 novembre dernier, l’administration Trump a démarré le processus formel pour retirer les Etats-Unis des Accords de Paris sur le Climat. Cela constitue évidemment un signal très négatif.

Cela dit, en tant que communistes libertaires, nous savons également que ces accords ont été conçus avec la volonté de maintenir à tout prix l’extension des marchés. Les objectifs énoncés sont très faibles quand on les compare à l’ampleur de la catastrophe climatique. Nous devons certes affirmer une position forte en opposition au déni climatique absurde de l’extrême-droite. Mais il est également indispensable de rappeler que la révolution et la fin du capitalisme sont l’unique moyen pour changer l’économie et pour empêcher ou du moins limiter réellement le désastre climatique.

Aux Etats-Unis, comme c’est le cas avec de nombreux problèmes politiques, la volonté de reconnaître la réalité du phénomène du changement climatique, sans même parler du fait qu’il est causé par l’activité humaine, a été renvoyée pendant des années à la seule sphère culturelle. De grandes villes des côtes est et ouest du pays (en Californie, à Washington, New-York etc.) ont commencé à faire passer des lois qui avaient pour ambition de combattre localement le changement climatique. De ce fait, la droite étasunienne est parvenue à construire un discours selon lequel le changement climatique est un problème des « élites des grandes villes des littoraux ». Elle y a opposé les inquiétudes des travailleuses et des travailleurs des industries hautement polluantes, comme l’industrie minière. Dans de nombreux cas, elle est parvenue à requalifier cela en une lutte culturelle plutôt qu’en une lutte environnementale ou économique.

Comme plusieurs régions des Etats-Unis et de ses territoires souffrent de catastrophes dites naturelles de plus en plus fréquentes et de plus en plus violentes, même certains partisans de l’extrême-droite se sont sentis obligés de reconnaître que le changement climatique est effectivement une menace. Mais même dans cette situation, du côté de l’État, il n’y a peut voir pas de volonté de prendre des mesures à la hauteur de ce que la situation requiert. Quelques-un-es, comme le sénateur Bernie Sanders et la députée Congrès Alexandria Ocasio-Cortez, ont commencé à défendre des programmes de grande ampleur, comme le Green New Deal qui a pour ambition de créer un programme d’emplois destinés à radicalement « décarboner » l’économie. Ces propositions n’ont cependant eu peu, voire aucun écho.

Il semble que seule la jeunesse commence à considérer le changement climatique comme la menace qu’il représente réellement. Des groupes comme le mouvement Sunrise et Extinction Rebellion, malgré tous leurs défauts, parviennent à mobiliser de larges franges de la population autour de la vingtaine et même en-dessous. Si l’énergie de ce mouvement social émergent sera ou non aspiré dans les pièges de l’électoralisme et du réformisme, c’est là l’objet d’une lutte qui est à mener en ce moment. Pour Black Rose, notre rôle est de participer à ces mouvements et d’aider à les pousser au-delà de l’impasse stratégique qu’est le réformisme.

Sur le plan international, Trump a souvent été présenté comme moins interventionniste que ces prédécesseurs. Pourtant il joue un rôle majeur au Proche-Orient et soutient toujours des dictatures un peu partout dans le monde. Quelle est votre analyse de ses dernières actions en ce qui concerne l’Iran, l’Egypte ou encore la Syrie ?

Cameron : Oui, là encore, c’est une des contradictions entre la rhétorique et la réalité des actions de l’administration Trump. Pour autant que l’on puisse dire qu’il y a une stratégie de politique étrangère de l’administration Trump, celle-ci est construite par ses conseillers. Trump est indéniablement un acteur très impulsif, qui a été restreint dans son action par son entourage à de nombreuses reprises. Je suis certain que vous le savez déjà mais il n’est pas rare que Trump dise une chose, mais que les actions des fonctionnaires en bas de la chaine de commandement le contredise du tout au tout.

Ces dernières actions, particulièrement au Proche-Orient, sont contradictoires . Il devient évident qu’il existe des factions au sein de l’administration Trump qui se disputent le contrôle et l’influence sur la politique étrangère. Trump n’est qu’une coquille vide qui navigue à vue dans la direction du conseiller politique qui est le plus à même, à un moment donné, de le convaincre ou de le flatter.
En dépit du supposé « anti-interventionnisme » de Trump, les plus hauts échelons de l’Etat entendent maintenir et étendre l’hégémonie étasunienne, à la fois en termes de projection de puissance militaire (hard power) que d’influences diplomatique et culturelle (soft power). Les Etats-Unis restent une nation impérialiste et qui n’a aucun complexe à l’être.

Toujours sur le plan international, on sait également que Trump est un fervent partisan de la doctrine Monroe « Les Amériques aux Américains » ou, comme il le dit avec ses propres mots, « America First ». Dans cette situation, quelles sont les réponses du mouvement social et révolutionnaire ? C’est quoi être militant-e anti-impérialiste au sein de la première puissance mondiale ?

Cameron : Le supposé isolationnisme des Etats-Unis n’a pas de réalités. Le pays reste engagé dans des guerres impérialistes, dans des occupations de territoires et des engrenages de menaces. Cela peut aller d’une stratégie de la tension comme avec l’Iran et la Corée du Nord, jusqu’à des activités continues comme en Afghanistan.

Certain-es à gauche, en dépit de l’aversion totale qu’ils et elles ont envers Trump, ont pensé qu’il y avait une fenêtre de tir possible de réduction l’activité militaire étasunienne à l’étranger. Mais ce n’est pas arrivé. Les réactionnaires, avec toute cette rhétorique à propos de mettre l’Amérique au centre des priorités sont toujours gaiement va-t’en-guerre dès que cela sert leurs intérêts. Nous défendons que la seule alternative, c’est l’internationalisme. En cohérence avec cette idée, Black Rose s’attache à construire des liens avec des organisations alliées à travers le monde.

Cela se matérialise notamment à travers un programme dont nous sommes à l’initiative et qui s’appelle « Militant Exchange ». Ce programme consiste à envoyer nos membres dans des organisations avec lesquelles nous voulons construire des liens et à recevoir, en échange, des camarades de ces mêmes organisations dans notre organisation. En ce moment, nous sommes surtout concentré-es sur l’Amérique latine. Nous avons construit des liens avec des organisations révolutionnaires à Cuba, au Brésil, en Argentine et au Chili. Actuellement deux camarades de Black Rose sont au Chili et ont participé au soulèvement populaire sur place par leurs activités dans les assemblées de quartiers.

Ces dernières années, on a beaucoup entendu parler du mouvement « Black Lives Matter » aux Etats-Unis. Pourrais-tu nous en dire davantage ? Quelle est l’implication des révolutionnaires dans ce mouvement et plus généralement, contre les violences policières et le racisme ?

Cameron : Black Lives Matter a démarré comme un hashtag sur les réseaux sociaux numériques en 2012, après le meurtre de Trayvon Martin, un adolescent noir tué par un raciste. L’expression n’a fait que gagner en audience en devenant le slogan emblématique du soulèvement de Ferguson dans le Missouri, qui a éclaté suite au meurtre par la police de Michael Brown, un autre adolescent noir. De slogan, Black Lives Matter est devenu un mouvement social qui ambitionnait de s’opposer aux violences racistes et aux meurtres commis par des policiers.

De nombreuses grandes manifestations ont été organisées à travers le pays entre 2014 et 2016 sous la bannière de Black Lives Matter.
Black Lives Matter est également une organisation formelle, avec des groupes locaux et une direction. Le mouvement social qui se regroupe et se reconnaît dans l’appellation Black Lives Matter et cette organisation formelle du même nom, existent côte-à-côte mais peuvent diverger (et c’est souvent le cas) sur des questions stratégiques et tactiques.

Même si le slogan est toujours utilisé, le mouvement social Black Lives Matter est passé, dans sa grande majorité, dans une phase dormante. Cela dit, de nombreux mouvements antiracistes qui travaillent sur le long-terme et dans une optique intersectionnelle continuent d’exister au Etats-Unis, et là encore, les membres de Black Rose y participent.

Propos recueillis par Gio (UCL Le Mans)

 
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