Bonnes feuilles : Zinn, « Nous, le peuple des Etats-Unis »




Historien américain, professeur émérite à la Boston University, Howard Zinn développe et actualise dans Nous, le Peuple des États-Unis… dont ces pages sont extraites, les thèmes qui sont au cœur du récit constituant son œuvre majeure, Une histoire populaire des États-Unis, de 1492 à nos jours (Agone 2002, prix des Amis du Monde diplomatique 2003).

Les intertitres sont de la rédaction.


[…] Dès qu’une guerre est déclarée, l’atmosphère et la dynamique guerrière rendent inévitables les pires atrocités. Ainsi, une guerre qui commence pour de « bonnes » raisons apparentes — se défendre contre une agression, venir au secours des victimes ou sanctionner les violences — oblige à se conduire de manière également agressive, accroît le nombre des victimes et entraîne des violences de la part des deux camps en présence. L’Holocauste et les campagnes de bombardements intensifs — deux stratégies imaginées et mises en œuvre dans l’atmosphère guerrière — en sont deux illustrations terrifiantes.

Dans le cas de la Seconde Guerre mondiale, la juste cause était la défaite du fascisme. Et la guerre prit effectivement fin avec cette défaite […]. Mais quarante millions de personnes avaient trouvé elles aussi la mort au cours de cette guerre. Quant aux ingrédients du fascisme — le militarisme, le racisme, l’impérialisme, la dictature, le nationalisme exacerbé et la guerre —, ils survécurent sans problèmes à la guerre. […]

Le fascisme vaincu, restaient deux superpuissances qui dominaient le monde et cherchaient à faire main basse sur les autres nations et se tailler des sphères d’influence sur une échelle bien supérieure à ce dont avaient pu rêver les États fascistes. Ces deux superpuissances soutenaient des dictatures un peu partout à travers le monde : l’Union soviétique en Europe de l’Est et les États-Unis en Amérique latine, en Corée et aux Philippines.

La machine de guerre des forces de l’Axe avait été détruite mais l’Union soviétique et les États-Unis mettaient sur pied les machines de guerre les plus impressionnantes que le monde eût jamais connues, accumulant un nombre effrayant d’armes nucléaires, qui atteindrait bientôt l’équivalent d’un million de bombes du type de celle de Hiroshima. Ils se préparaient à la guerre pour préserver la paix. C’est du moins ce qu’ils prétendaient — c’est aussi ce que tout le monde disait avant la Première Guerre mondiale —, mais ces préparatifs étaient tels que, si la guerre venait à éclater (par accident ? par erreur ?), les horreurs de l’Holocauste paraîtraient insignifiantes en comparaison.

L’agression hitlérienne avait été repoussée mais les guerres se poursuivaient et nos deux superpuissances les provoquaient ou les alimentaient par l’aide militaire qu’ils accordaient aux pays belligérants. Elles se contentaient parfois d’observer sans tenter d’y mettre fin. Deux millions de personnes moururent en Corée. La guerre du Vietnam fit de deux à cinq millions de victimes si l’on compte les morts du Cambodge et du Laos. Un million de morts en Indonésie. Un million de morts pendant la guerre entre l’Iran et l’Irak ; et bien plus encore en Amérique latine, en Afrique et au Moyen-Orient. Au cours des quarante années qui ont suivi 1945, on a pu compter quelque cent quarante guerres et vingt millions de victimes [1].

Les deux superpuissances victorieuses et prétendument morales restèrent les bras croisés tandis que des millions d’individus — bien plus qu’il n’en périt par l’Holocauste hitlérien —mouraient de faim. Même si elles prirent quelques postures ostentatoires, elles laissèrent néanmoins les ambitions nationales et les rivalités interétatiques passer avant la recherche d’une solution au problème de la famine. Par exemple, un membre des Nations unies témoigna avec une certaine amertume que, pendant la guerre civile au Niger, « pour de vulgaires questions de stratégie politique, un certain nombre de grandes et de moins grandes nations, dont la Grande-Bretagne et les États-Unis, ont tout fait pour empêcher qu’on livre nourriture et médicaments aux enfants affamés du Biafra rebelle » [2].

Une « guerre juste » ?

Devant l’évidente légitimité d’une croisade destinée à débarrasser le monde du fascisme, la plupart des gens apportèrent leur soutien ou participèrent à cette croisade au point d’y risquer leur vie. Mais d’autres se montraient sceptiques et en particulier les populations non-blanches du monde — et parmi eux les Noirs américains et les millions de colonisés de l’empire britannique (Gandhi resta silencieux).

Au début de la Seconde Guerre mondiale, l’extraordinaire écrivain noire Zora Neale Hurston écrivit ses mémoires. Mais les Japonais attaquèrent Pearl Harbor juste avant la parution du livre et Lippincott, son éditeur, censura un passage du livre où elle exprimait son amertume vis-à-vis des « démocraties » occidentales et de leur hypocrisie : « Tout autour de moi on verse des larmes amères sur le sort des Pays-Bas, de la Belgique et de la France. Je dois avouer que mes yeux restent secs. Je vois les gens frissonner d’horreur à l’idée que l’Allemagne saigne la Hollande à blanc. Mais je n’ai jamais entendu la moindre critique sur l’attitude de la Hollande, qui prélève un douzième des salaires des pauvres gens en Asie. Le crime de Hitler, c’est qu’il est en train de faire subir le même genre de chose à ceux de sa race. […] Selon moi, la doctrine démocratique s’adresse aux aspirations spirituelles des hommes, mais sa pratique est bassement matérialiste. Une main dans la poche d’autrui et l’autre sur le fusil, et vous voilà hautement civilisé. […] Ne désirer que ce dont vous avez besoin fait de vous un barbare. Les peuples civilisés ont des trucs à apprendre à leurs voisins. » Le responsable chargé du livre à Lippincott écrivit sur le manuscrit : « Il faudrait éliminer les considérations sur la politique internationale, qui n’ont pas leur place dans une autobiographie. » Le passage censuré ne fut rétabli qu’en 1984, à l’occasion de la réédition du livre. Dans une lettre adressée à un ami journaliste en 1946, Hurston exprimait son indignation devant l’hypocrisie de la guerre : « Je suis consternée par la complaisance de la presse et de l’opinion publique noire. Truman est un monstre. Je ne peux m’empêcher de le considérer comme le boucher de l’Asie. De penser à son petit sourire triomphant au moment où il donnait l’ordre de larguer la bombe atomique sur le Japon. Au maintien des troupes en Chine qui tirent sur les Chinois affamés tentant de chaparder un peu de nourriture. » [3]

Quelques écrivains blancs résistaient également à la fureur guerrière. Après la guerre, Joseph Heller écrivit sa brillante et mordante satire, Catch 22, et Kurt Vonnegut son Abattoir 5. Dans le film de 1957, Le Pont de la rivière Kwaï, l’armée japonaise s’obstine à vouloir construire un pont et les Anglais à le détruire. À la fin du film, le pont saute et un lieutenant anglais, agonisant, jette un regard sur les abords de la rivière jonchés de cadavres en murmurant : « Folie, folie ».

Aux États-Unis, des pacifistes préférèrent se laisser emprisonner plutôt que de participer à la guerre : 350 000 Américains choisirent l’insoumission et 6 000 personnes furent incarcérées en tant qu’objecteurs de conscience. Un détenu sur six dans les prisons fédérales américaines était objecteur de conscience [4]. Mais la tendance générale était favorable à la guerre. Libéraux, conservateurs et communistes la considéraient comme une guerre juste. Seules quelques voix isolées s’élevèrent aux États-Unis et en Europe pour s’interroger sur les véritables motivations des belligérants, sur la manière dont ils menaient cette guerre et sur les fins qu’ils poursuivaient.

Rares étaient ceux qui essayaient de se tenir à l’écart de la bataille et d’avoir une vision à long terme. Parmi ceux-là, on trouvait la philosophe-ouvrière française Simone Weil. Au début de 1945, un nouveau journal intitulé Politics reprenait un de ses textes : « Sous tous les noms dont il peut se parer, fascisme, démocratie ou dictature du prolétariat, l’ennemi fondamental reste l’appareil administratif, policier, militaire ; non pas celui d’en face, qui n’est notre ennemi qu’autant qu’il est celui de nos frères, mais celui qui se dit notre défenseur et fait de nous des esclaves. Dans n’importe quelle circonstance, la pire trahison possible consiste toujours à accepter de se soumettre à cet appareil et de fouler aux pieds, pour le servir, en soi-même et chez autrui, toutes les valeurs humaines. » [5]

Le propriétaire de Politics était un intellectuel américain hors norme, du nom de Dwight MacDonald, qui avait conçu avec sa femme ce magazine comme un lieu d’expression pour les points de vue non orthodoxes. Après le bombardement de Hiroshima, MacDonald refusa de se joindre à la liesse générale. Il écrivit rageusement : « Les concepts de »guerre« et de »progrès« sont désormais obsolètes : l’absurdité de la guerre moderne devrait maintenant apparaître clairement à tous. Ne devrions-nous pas aujourd’hui conclure, avec Simone Weil, que le mal c’est aujourd’hui la technicisation de la guerre, quels qu’en soient les facteurs politiques ? Peut-on vraiment penser que la bombe atomique puisse jamais servir une »juste cause« ? » [6]

Les empires sont mortels

Mais pouvait-il y avoir une autre solution que la guerre quand l’Allemagne envahissait l’Europe, le Japon ravageait l’Asie et l’Italie se cherchait un empire ? C’est la question la plus difficile qui soit. Une fois que l’histoire a passé, il est très difficile d’imaginer un cours différent des événements, d’imaginer que certains actes auraient pu entraîner un nouvel enchaînement de circonstances qui nous aurait entraînés dans une autre direction.

Aurait-on pu échanger du temps et des territoires contre des vies humaines ? Y avait-il une solution préférable à l’usage de l’arsenal le plus moderne de destruction massive ? Peut-on imaginer que, au lieu d’une guerre longue de six ans, on aurait pu avoir une période de dix ou vingt ans de résistance, de guérilla, de grèves et de refus de collaborer, de mouvements clandestins, de sabotages, de paralysie des indispensables moyens de transport et de communication, de propagande clandestine visant à l’organisation d’une opposition de plus en plus importante ? […] Même si on ne nous en parle pas beaucoup, l’histoire est pleine de victoires obtenues par une résistance non violente à la tyrannie par le biais de la grève, du boycott, de la propagande et de bien d’autres formes astucieuses de lutte. [7]

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous avons vu des dictatures renversées par des mouvements de masse qui mobilisaient un si grand nombre d’individus que le dictateur devait prendre la fuite : en Iran, au Nicaragua, aux Philippines et à Haïti. Certes, la machine de guerre nazie était formidablement efficace et impitoyable. Mais il y a toujours des limites à la conquête. Il arrive toujours un moment où le conquérant s’est emparé d’un trop grand nombre de territoires et où il doit régner sur une trop vaste population. Les plus grands empires se sont effondrés au moment même où l’on commençait à croire qu’ils dureraient éternellement.

Dans les années 1980, nous avons vu des mouvements de protestation populaires prendre leur essor dans les pays communistes pourtant étroitement contrôlés de l’Europe de l’Est et imposer des évolutions spectaculaires en Hongrie, Tchécoslovaquie, Pologne, Bulgarie, Roumanie et Allemagne de l’Est. Après un million de morts pendant la guerre civile, le peuple espagnol attendit patiemment Franco au tournant. Lorsqu’il mourut, comme n’importe quel être humain, la dictature s’effondra. Quant à la dictature portugaise, elle fut victime de la corruption et de la contestation aux marges de l’empire. La très longue dictature de Salazar fut renversée à son tour — sans qu’une goutte de sang ne fût versée. […]

La violence n’est pas la seule forme du pouvoir. C’est même parfois la moins efficace. En revanche, c’est toujours la plus perverse, aussi bien pour ceux qui l’exercent que pour ceux qui en sont les victimes. La violence est corruptrice.

De Camus à de Bollardière

Juste après la guerre, Albert Camus, qui avait participé à la lutte contre l’occupant nazi, écrivit dans le journal Combat, quotidien né de la Résistance, un texte intitulé « Ni victimes ni bourreaux » dans lequel il se penche sur les dizaines de millions de victimes de la guerre et demande que le monde s’interroge sur le fanatisme et la violence : « Tout ce qui me paraît désirable, en ce moment, c’est qu’au milieu du monde du meurtre, on se décide à réfléchir au meurtre et à choisir. […] À travers cinq continents, et dans les années qui viennent, une interminable lutte va se poursuivre entre la violence et la prédication. Et il est vrai que les chances de la première sont mille fois plus grandes que celles de la dernière. Mais j’ai toujours pensé que si l’homme qui espérait dans la condition humaine était un fou, celui qui désespérait des événements était un lâche. Et désormais, le seul honneur sera de tenir obstinément ce formidable pari qui décidera enfin si les paroles sont plus fortes que les balles. » [8]

Quels que soient les scénarios alternatifs mais imaginaires que nous puissions substituer à la Seconde Guerre mondiale et ses montagnes de cadavres, cela n’a plus aucune importance aujourd’hui. La décision de la qualifier de juste n’a pas eu d’effets pratiques sur cette guerre mais sur celles qui ont suivi. Et ces effets sont dangereux parce que l’aura de légitimité qui a marqué cette guerre s’est étendue de manière faussement analogique et comme par une sorte de transfert émotionnel à d’autres guerres. Autrement dit, l’une des pires conséquences de la Seconde Guerre mondiale est sans doute d’avoir confirmé l’idée qu’une guerre pouvait être juste. […]

Ce n’est pas parce que nous avons débuté le siècle dernier avec la notion de « guerre juste » que nous devons nous y accrocher à tout prix. Notre revirement vis-à-vis de la guerre peut être aussi spectaculaire, aussi radical que celui de ce général français dont la nécrologie en 1986 était ainsi titrée : « Général Jacques Paris de Bollardière, héros de la guerre devenu pacifiste. Décédé à l’âge de soixante-dix-neuf ans ». Engagé dans les Forces françaises libres en Afrique pendant la Seconde Guerre mondiale, il fut parachuté en France et aux Pays-Bas pour y organiser la résistance. De 1946 à 1953, pendant la guerre d’Indochine, il commandait une unité aéroportée. Mais c’est en 1957 que, selon sa nécrologie, il « provoqua un véritable scandale au sein de l’armée française en demandant à être relevé de son commandement en signe de protestation contre l’usage de la torture sur les nationalistes algériens ». En 1961, il prit position contre le militarisme et les armes nucléaires. Il créa ensuite le Mouvement pour une alternative non violente et participa, en 1973, à une action de protestation contre les essais nucléaires français dans le Pacifique.

Reste à savoir combien de nos contemporains feront ce parcours qui mène de la guerre à l’action pacifiste non violente. C’est le grand défi de notre époque : lutter pour la justice sans faire la guerre.

Howard Zinn


  • Howard Zinn, Nous le peuple des Etats-Unis…, Agone, 2004.

[1Lawrence Freedman, Atlas of Global Strategy, Facts on File, 1985.

[2Dan Jacobs, The Brutality of Nations, Knopf, 1987.

[3Zora Neale Hurston, Dust Tracks on a Road, (Lippincott, 1942) Harper & Row, 1984. Cette nouvelle édition inclut le passage omis dans la première, un appendice et une introduction de Robert Hemenway qui y décrit l’épisode de la censure (Des pas dans la poussière, Éditions de l’Aube, 1999).

[4Lawrence S. Wittner, Rebels against War, Temple University Press, 1984.

[5Simone Weil, « Reflections on War », Politics, février 1945.

[6Politics, août 1945 ; cité in Dwight MacDonald, Politics Past, Viking, 1957.

[7Dans The Politics of Non-Violent Action (Porter Sargent, 1974), Gene Sharp donne des centaines d’exemples de cette forme de lutte.

[8Albert Camus, « Ni victimes ni bourreaux », in Actuelles. Écrits politiques, Folio, 1997.

 
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