Partisans, octobre 1970

Isabel Larguia, « Contre le travail invisible »




Article publié dans le n° 54-55 de la revue française Partisans, « Libération des femmes. Année zéro », octobre 1970.

« La suprématie masculine dans le mouvement est le reflet de la suprématie masculine dans la société capitaliste. Le fait que la suprématie masculine persiste dans le mouvement pose le problème suivant : bien qu’aucune libération ne puisse se produire sans une révolution socialiste dans ce pays, il pourrait se produire une révolution socialiste qui maintiendrait la position secondaire des femmes dans la société. Aussi, la libération de la femme doit se transformer en une part consciente de notre lutte pour la libération populaire. » – De la Résolution sur la femme du Conseil national des étudiants pour une société démocratique, 31 décembre 1968.

L’autoritarisme masculin vis-a-vis des femmes est l’écho de l’autoritarisme social et gouvernemental vis-à-vis du travailleur. L’exploitation des femmes lui permet de soulager sa révolte potentielle à l’intérieur du système même. Cette situation traditionnelle commence à entrer en nette contradiction avec l’évolution de la situation des femmes dans certaines régions du monde. L’existence de 2.000.000 de femmes sous les armes au Vietnam pendant l’offensive du Têt, remet en cause la légitimité de la suprématie masculine qui s’exerce non seulement dans la société capitaliste, mais encore à l’intérieur du mouvement socialiste. C’est pourquoi les revendications des jeunes militantes qui entrent dans la lutte politique ne doivent pas surprendre.

Une des causes les plus évidentes de ce phénomène se trouve dans l’absence d’une théorie scientifique adéquate à l’évolution actuelle des femmes.

Si les partis marxistes ont fait beaucoup contre la discrimination sexuelle, l’exemple le plus remarquable étant le Vietnam combattant, ces luttes n’ont pas été appuyées par une argumentation conséquente qui dévoile la racine de l’oppression.

Engels a approfondi l’analyse de la situation des femmes en la rattachant aux classes, comme l’indique le titre de son livre L’Origine de la Famille, de la Propriété privée et de l’État. Il a étudié essentiellement le problème des origines à la préhistoire. Il a traité de l’influence de la propriété dans son aspect juridique (thème préféré des ethnologues et des historiens de son époque) et s’est beaucoup moins intéressé au développement de la division du travail par sexes et à son rapport avec la propriété dans la société de classes. Il n’a pas établi une différence assez complète entre les relations de production dans la famille et les relations sexuelles biologiques de reproduction de l’espèce. Il n’en est pas arrivé à analyser les femmes au foyer comme un groupe de classe.

Les continuateurs d’Engels, malheureusement, se sont limités dans leur analyse à faire chœur sur sa tombe, répétant les fragments les plus appropriés de son œuvre au lieu de développer ses thèses.

Aucun des théoriciens qui si audacieusement cherchent dans d’autres domaines, n’a prêté la moindre attention au problème des femmes. En définitive, les idéologues de gauche font écho au silence qu’observent les libéraux sur l’oppression de la femme au foyer. Le long vide théorique de ce siècle a permis à diverses élucubrations libérales, psycho-biologiques, avec de modestes contributions à des aspects secondaires, de devenir des bases théoriques.

Nous nous opposons aux conceptions qui tendent à justifier l’oppression des femmes par les différences biologiques spécifiques entre les sexes.

La thèse que nous défendons est que la situation de la femme dans l’histoire ne dépend pas de facteurs ni biologiques ni psychologiques mais obéit à la structure de la société de classes, dont elle forme une partie essentielle, et fondamentalement à la division du travail. Nous développons notre thèse à partir d’une interprétation marxiste et avec la conviction que la libération des femmes est seulement possible grâce à la révolution socialiste. Mais nous sommes conscients du fait que la bataille des femmes ne sera pas gagnée magiquement quand le prolétariat aura pris le pouvoir.

La société de transition est une ère de grandes revendications qui touchent également les femmes. Mais l’absence d’une théorie spécifique et actuelle du problème féminin fait que dans les pays en révolution surgissent à nouveau les vieilles tendances biologiques qui ont toujours justifié l’exploitation des femmes.

Origines de la discrimination

La vie sociale au cours de ses longues phases initiales s’est maintenue à l’intérieur du cadre des communautés (hordes ou bandes) assez isolées l’une de l’autre. Le travail était réalisé en commun à l’intérieur de chacune d’elles. A travers le paléolithique supérieur et le néolithique se sont différenciés et développés les fonctions individuelles et les instruments de travail à l’intérieur de la communauté. Le développement des forces productives et l’accroissement de la productivité du travail stimula l’échange entre communautés et c’est ainsi que le premier type d’excédent stable dans la production a trouvé son origine, un sur-produit fourni par le travailleur au-delà des besoins de subsistance pure. L’entretien de l’excédent et l’articulation de relations productives grâce à l’échange, ont donné lieu à des transformations fondamentales. L’unification de communautés éparses et un accroissement de la densité de population furent possibles.

La position prééminente de la femme dans cette société était déterminée par la valeur du travail productif qu’elle réalisait. Dans la communauté domestique, la préparation des aliments, les soins aux enfants, les tâches domestiques étaient réalisés collectivement. Quand la communauté se dissout, la femme est progressivement confinée à l’élaboration de valeurs d’usage pour la consommation immédiate, alors qu’on l’écarte du travail visiblement productif. Cette division surgit, comme celle des classes, comme produit de la croissante articulation entre les relations d’échange et la propriété privée, à l’intérieur desquelles le travail pour l’échange, comme quelque chose de bien différencié, prend de plus en plus d’importance.

La ségrégation des femmes n’a pas constitué pour autant une simple réclusion de celle-ci « dans le sein du foyer », pas plus qu’une simple « division naturelle du travail ». En ce qui concerne le développement de la famille, Suret-Canale écrit dans son œuvre L’Afrique noire : « Les conditions matérielles de la reproduction, dans le sens le plus strict, physiologique, du terme, l’accouplement sexuel, n’ont souffert en elles-mêmes au cours de l’histoire aucun changement qui puisse justifier ou expliquer les modifications réelles, vérifiables dans la forme, de l’organisation de la famille. De fait, la famille a un double aspect : d’une part elle exprime des relations de reproduction, mais de l’autre, elle dépend des relations de production en tant qu’unité économique, en tant que forme dans laquelle se réalise en partie la production sociale ».

Le mérite de Suret-Canale consiste à signaler que la famille a deux aspects : a) le biologique, qui reste invariable et b) l’économique. En disant que c’est une unité économique en tant que forme dans laquelle se réalise une partie de la production sociale, Suret-Canale ne se réfère pas à l’héritage des biens mais au travail qui a lieu en son sein.

Nous comprenons que lorsque la communauté se désintègre et que cesse la reconstitution collective de la force de travail, une vaste division du travail social se produit qui n’a pas été suffisamment considérée, et sur laquelle se fonderait la société de classes. En affirmant cela, nous voulons différencier nettement les deux aspects signalés par Suret-Canale : la reproduction strictement biologique et l’activité économique spécifique qui a commencé à avoir lieu dans le sein de la famille en voie de transition vers le mariage monogamique.

Nous allons procéder à une fragmentation schématique de l’activité au sein de la famille depuis la désintégration de la communauté primitive jusqu’à nos jours :
 reproduction strictement biologique,
 éducation et soins aux enfants,
 reconstitution de la force de travail dépensée chaque jour.

Généralement on superpose ces 3 aspects en confondant la reproduction biologique de l’espèce avec la reconstitution de la force de travail quotidienne. C’est peut-être dans cette confusion que réside l’origine des thèses biologiques et discriminatoires qui justifient l’actuelle division du travail. Dans ces notes nous laisserons de côté la reproduction strictement biologique étant donné que celle-ci est invariable au cours des époques, qu’elle ne détermine pas l’évolution de la famille et qu’elle incombe aux deux sexes à égalité de conditions, exception faite de la période d’allaitement. Les femmes furent les premières agricultrices. Quelques auteurs ont affirmé qu’elles ont perdu leur égalité avec l’invention de la charrue, dont leur incapacité biologique leur interdisait le maniement. Mais la femme en Bolivie, faute d’animaux de trait, tire la charrue ...

En Polynésie ce sont les hommes qui préparent la nourriture. En Amérique du Nord, parmi les groupes indigènes qui conservaient des traits matrilinéaires, les hommes filaient et tissaient. De tels exemples servent à annuler l’imagerie du XIXe siècle selon laquelle les femmes depuis les époques les plus reculées se seraient spontanément consacrées à filer et à cuisiner, tandis que l’homme s’éloignait vers de lointaines cultures livrant d’épiques et wagnériennes batailles contre la nature sauvage. Image d’Épinal qui vient du fait d’observer le monde depuis la fenêtre d’un cottage européen.

D’extatique elle devient sinistre quand les thèses biologistes concluent que les femmes ne sont pas capables physiologiquement d’accomplir des tâches pénibles et dangereuses.

Travail visible et travail invisible

Écartée progressivement du monde du sur-produit dans le long processus de consolidation de la famille monogamique, la femme par le caractère des tâches qu’elle réalisait au sein du foyer, devint le ciment économique de la société de classes. Le travail de l’homme se cristallisa à travers les différents modes de production en objets économiquement visibles destinés à créer de la richesse, soit par leur accumulation, soit par l’échange. L’homme se définit essentiellement comme producteur de marchandises à l’aube du capitalisme, tant comme possesseur de la propriété privée des moyens de production que comme outil de ces moyens à travers la vente de sa force de travail dont il est propriétaire.

Sa position sociale est catégorisée par ce phénomène et son appartenance à l’une ou l’autre classe se détermine en fonction de la position qu’il occupe à l’intérieur du monde créé par la production de biens pour l’échange.

La femme, expulsée de l’univers économique générateur du surproduit a accompli une fonction économique fondamentale qui n’a pas consisté précisément dans la seule reproduction biologique. Sa fonction économique a consisté à reconstituer la plus grande partie de la force de travail de l’homme (principalement celle des salariés) à travers les matières premières qu’elle transformait en valeurs d’usage pour la consommation immédiate. Elle veilla ainsi à l’alimentation, à l’habillement, à la construction et à l’entretien de la maison de même qu’à l’éducation des enfants.

Dans son Manuel de Mmarxisme-léninisme, Otto Kuusinen dit : « Pour remplacer les moyens de production et la vie (machines, aliments, vêtements) soumis à une continuelle usure et dépense, les hommes doivent produire de nouveaux biens matériels. Ce processus de renouvellement constant de la production se nomme reproduction, laquelle a lieu aussi bien dans chaque entreprise que dans la société dans son ensemble . »

Mais ce que les manuels omettent systématiquement (y compris Ernest Mandel dans son Traité d’économie marxiste) c’est de dire que cette reproduction économique se réalise aux deux niveaux correspondants à la division du travail que nous avons signalés. Si l’homme reproduit sa force de travail par la création de marchandises pour l’échange et par-là, pour sa consommation immédiate, la femme au foyer reconstitue quotidiennement une grande partie de la force de travail de toute la classe ouvrière, des salariés et des petits propriétaires.

L’importance de l’activité économique réalisée par les plus larges couches de la population féminine sous cette forme spécifique de reconstitution de la force de travail est immense. Signalons que si le prolétariat ne reposait pas sur cette vaste base féminine qui s’occupe de l’élaboration des aliments, de l’habillement... dans un monde où n’existent pas les services indispensables à une reconstitution collective de la force de travail, les heures de plus-value que lui arrachent les classes dominantes seraient bien moindres. On peut même dire que le travail féminin au sein du foyer s’exprime par l’intermédiaire de la force de travail masculine dans la création de la plus-value.

Il ne suffit pas de citer la part de la plus-value quand on évalue l’économie d’un pays et en particulier ses possibilités de développement ; il faut tenir compte du concept de fond de travail total et inclure le travail de subsistance dont les tâches de femmes au foyer forment généralement la partie la plus importante. Si nous supposons que les femmes au foyer consacrent une heure quotidienne, en moyenne, à l’entretien de chacun des êtres humains qu’il y a sur la terre, nous arrivons au chiffre de trois millions d’heures de travail invisibles réalisées quotidiennement.

La division du travail a spécialisé l’homme en concentrant dans ses mains la création du surproduit. Grâce à cette spécialisation, il s’est vu libéré d’une part importante de la reconstitution de sa propre force de travail, ce qui lui a permis de consacrer toute sa force à l’activité publique. Ainsi le travail de l’homme s’est cristallisé à travers tous les modes de production en objets et marchandises économiquement et socialement visibles.

Le fait que le travail féminin au sein de la famille ne produisait pas directement un surproduit et des marchandises l’a écarté de la sphère de l’échange où toutes les valeurs tournaient autour de l’accumulation des richesses. L’activité laborieuse de vastes secteurs de la population féminine est restée ainsi cachée derrière la façade de la famille monogamique et comme elle ne se transformait pas en marchandises qui entraient dans le monde de l’échange, elle continua à être invisible jusqu’à nos jours.

Le travail des femmes paraissait s’évaporer magiquement du moment qu’il ne donnait pas un produit visible économiquement comme celui de l’homme. Aussi ce type spécifique de travail, alors même qu’il implique de nombreuses heures dépensées, n’a jamais été considéré comme valeur. celle qui l’exerçait a de ce fait été écartée de l’économie, de la société et de l’histoire.

La polarisation de cette division du travail est à l’origine de la division de la vie sociale en deux sphères, la sphère publique et la sphère domestique.

La première évolue rapidement à partir de l’apparition de l’échange mercantile et de la propriété privée, avec le développement politique et culturel.

A l’autre pôle surgit le foyer, symbolisé par la maison et limité de plus en plus à cette maison ; c’est dans ce contexte que se définit la famille monogamique telle que nous la connaissons maintenant, avec ses aspects économiques et biologiques que l’on confond « romantiquement ».

L’homme est propriétaire de sa force de travail et grâce à elle et grâce à ses produits il entre dans le marché d’où il rapporte le « salaire ». La femme ne lui vend ni sa force de travail, ni ses produits, simplement elle accepte avec le mariage l’obligation de s’occuper de la famille, de faire les achats, de procréer et de servir en échange de son entretien. Il y a dans cette relation interne du mariage la souplesse suffisante pour s’adapter à n’importe quelle forme de la société de classes, et refléter à l’intérieur du foyer les caractères spécifiques de cette société, qu’elle soit féodale, capitaliste ou autre.

On peut tenter de suggérer que dans cette relation les femmes au foyer des secteurs laborieux (on n’inclue pas ici les « dames » des classes possédantes qui ont des employés de maison) se définissent comme sous-classe avec un statut particulier. Les femmes au foyer n’ont pas entre elles de relations d’échange comme productrices, ni avec d’autres classes. Elles ne font pas partie du défilé public de seigneurs, serfs, ouvriers, capitalistes et autres classes. Elles ne participent pas aux relations publiques de propriété grâce auxquelles est matérialisé et approprié l’excédent de production. Leur situation réellement unique, bien que similaire en certains points à l’esclavage patriarcal et en d’autres points à celle de l’agriculture de subsistance, consiste en un apport sous forme satellite, à travers la reconstitution directe de la force de travail des autres travailleurs.

Consolidation des typologies sexuelles opposées

La femme est différente de l’homme.
Mais il y a différences et différences. Certaines la font apparaître comme inférieure, ce sont celles qui sont déterminées socialement.

Les typologies sexuelles radicalement opposées que nous connaissons aujourd’hui sont produites par la division du travail. Si elles partent de différences biologiques, c’est sur ces différences que s’est érigée au cours de l’histoire une vaste superstructure selon laquelle on assigne à la femme et à l’homme non seulement des types physiques mais des traits de tempérament, de caractère, d’inclination, de goûts et de dons que l’on suppose inhérents à chaque sexe. On en vient à les considérer comme des caractères sexuels secondaires, biologiquement déterminés. Cependant N.F. Posnanski écrit que « les moyens de production et les forces productives sont les facteurs de base qui déterminent le développement des dons individuels ». Voilà qui nous paraît applicable aux prétendues différences sexuelles.

Et Karl Marx écrit : « Les différences entre un concierge et un philosophe sont moindres que celles entre un lévrier et un chien policier. Le fossé qu’il y a entre eux est dû à la division du travail. » Il suffit de comparer la constitution musculaire d’une femme au foyer de la classe moyenne avec celle d’une travailleuse des champs bien nourrie, pour se rendre compte que ce sont certains traits physiques de la femme qui varient selon le travail qu’elle effectue habituellement et non le contraire

Pendant des millénaires de vastes secteurs de la population féminine ont assumé la charge du secteur domestique dû à cette division du travail. Les traits culturels qui convenaient le mieux à ce travail destiné à l’entretien de la famille, se sont développés. Ainsi s’est consolidée une typologie humaine caractéristique, dont les origines économiques et sociales se cachent habilement derrière les apparences de la différence biologique sexuelle. La morale, la culture et la législation de la société de classes remplissent cette fonction de consolidation des typologies opposées, la masculine et la féminine.

On a rendu la femme responsable de la continuité de la famille et de l’espèce, en passant sous silence la participation de l’homme dans la continuité biologique et ses aptitudes égales aux soins de la maison et des enfants, exception faite de l’allaitement. Tandis que dans la typologie féminine classique, la fonction reproductrice est déterminante, dans la typologie masculine, ce sont le travail et la défense militaire et juridique des biens créés qui paraissent essentiels.

Les canons de conduite cristallisés à travers des millénaires prédéterminent de façon absolue la formation et le destin social du nouvel être humain selon qu’il naît mâle ou femelle. Le conditionnement éducatif de la femme, spécialement dans les sociétés sous-développées du tiers monde, et parmi les classes exploitées, l’empêche de se livrer à des jeux et affrontements violents, ce qui handicape son développement physique et caractérologique. Toute curiosité à l’égard de la mécanique, des instruments de la technique lui est déconseillée.

Circonscrite dans les étroites limites de la famille, le premier et inévitable cadeau que reçoit une fillette est la traditionnelle et sotte poupée (pour quoi ne lui offre-t-on jamais une mitrailleuse ou un jeu de menuisier ?) avec son habituel trousseau de petites casseroles, petites chaises, petits balais, petites brosses et petits miroirs. En même temps que ces jouets très tôt reçus, elle reçoit un long catalogue d’interdictions qui tendent à créer en elle une terreur pour tout ce qui n’est pas le monde clos de la famille. Ces facteurs dirigent et conditionnent toutes ses forces créatrices vers la reproduction de l’espèce et la reconstitution de la force de travail. (Les petits balais et autres saletés sont là pour en témoigner).

Tant l’homme que la femme reçoivent enfants et en miniature les instruments qu’ils devront utiliser une fois adultes ; leur exercice constant les conditionne dans l’un ou l’autre sens tant physiquement que psychiquement.

Ainsi la secrète division du travail reste assurée, le ciment de la société de classes inaltéré grâce au recrutement précoce de la force de travail invisible.

Prisonnière de cette sous-culture féminine limitatrice, modelée à l’avance et de force dans un moule anthropologique, la femme verra ses meilleures énergies créatrices dévier inévitablement vers les faux problèmes de l’amour et de la reproduction. En arrivant à l’âge adulte, elle sera objectivement un être atrophié, qui se considère lui-même comme un sous-produit humain. A la femme classique on demande la douceur, la passivité, le dévouement et la terreur pathologique du monde extérieur. Ces vertus sont celles qui conviennent le mieux à la reconstitution quotidienne de la force de travail. Le monde occidental et chrétien sait asphyxier dans du coton. Il n’est. pas nécessaire de rapetisser les pieds de nos petites filles, il suffit de leur créer des chaînes internes, des inhibitions mentales presque indélébiles, il suffit de provoquer la mort de l’audace, de l’énergie et de la curiosité qui conduit à la recherche.

Le « comble des vertus » ou inhibitions se réunissent sous le pseudonyme social de féminité.

Parallèlement, de l’homme producteur de marchandises, on exige tout le contraire. On stimule au maximum le développement de ses forces physiques, de son intelligence et de son audace pour la guerre, caractères qui se réunissent sous le slogan de virilité.

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Isabel Larguia, « Contre le travail invisible »

Les modèles publics dont on bombarde constamment les hommes et les femmes pour leur identification, sont respectivement le président de la République et Marilyn Monroe. Étant donné que ces patrons ont été assimilés idéologiquement au cours des siècles aux caractéristiques sexuelles secondaires de l’un ou l’autre sexe, toute transgression à ces patrons sera considérée comme anti naturelle. Les symptômes réunis par quelques écoles psychanalytiques pour établir un diagnostic précoce de l’homosexualité chez les petites filles marquent une date dans l’histoire naturelle de la sottise. Selon ces thèses, la tendance à rejeter les poupées et à se livrer à des exercices sainement violents seraient des symptômes précoces d’homosexualité. Ces concepts pseudo-scientifiques qui déforment complètement la réalité servent indirectement la politique des classes.

A l’époque moderne, la situation laborieuse des femmes commence à varier. La révolution industrielle ouvre la possibilité d’une incorporation massive des femmes à la production de marchandises et de fait en a besoin pour avoir lieu. Il se crée un prolétariat féminin, fait nouveau dans l’histoire et qui aura un poids immense dans le développement futur. L’éducation mixte publique commence à apparaître ; pour la première fois, on accorde aux fillettes la possibilité d’envahir le monde extérieur et de comparer leurs forces intellectuelles à celles des hommes.

Nonobstant les modifications relatives que ces faits déterminent dans les typologies millénaires, celles-ci continueront à influer de façon puissante sur la sélection des travaux ouverts à l’incorporation prolétaire des femmes. Si les luttes des féministes de la classe moyenne et la relative sécurité que leur confère leur position sociale leur permet de s’imposer comme architectes, ingénieurs etc., on ne conçoit pas l’existence d’une ouvrière soudeuse, tourneuse ou conductrice de grue.

La division du travail qui se produit entre hommes et femmes dans le prolétariat est le reflet fidèle de la division secrète du travail qui a libéré l’homme pour l’activité publique tandis qu’elle confinait la femme dans les étroites limites de la reconstitution immédiate de la force de travail.

Nous voyons ainsi que les femmes s’intègrent de préférence comme prolétaires à l’industrie textile et à ses dérivés, à l’industrie alimentaire, pharmaceutique et aux services de l’éducation, des hôpitaux, de secrétariat et autres, qui ont leurs antécédents dans l’élaboration domestique du repas et du vêtement, soins aux enfants, aux malades et autres tâches.

A l’exception des périodes de guerre, où la nécessité oblige à l’incorporation des femmes à l’industrie lourde, celles-ci se sont vues écartées systématiquement des branches de plus grand développement des forces productives. Dans certains pays, la bourgeoisie au pouvoir sanctionne cette discrimination en la couvrant pudiquement du voile de la protection et hygiène du travail ; le fait d’écarter les femmes des postes d’avant-garde du développement des forces productives lui permet, à travers la consolidation des préjugés sur le travail manuel contraire aux femmes. de payer des salaires qui dans certains pays sont 45 % plus bas pour la femme qui possède la même qualification que l’ouvrier mâle. Il n’y a pas de voile qui puisse cacher cette réalité.

Double journée de travail

Dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Engels exprime ses préoccupations sur l’avenir des femmes, qui devront selon lui choisir entre continuer à être des mères de famille ou être des ouvrières. Il ne lui venait pas à l’esprit, et à notre avis il avait raison, que les femmes pourraient avoir à se charger des deux tâches. Mais en vertu d’une aberration de plus du système, la femme accepte avec résignation les deux tâches, endossant de ce fait une surexploitation qui élimine pour elle toutes les conquêtes obtenues par la classe ouvrière quant à la réduction des heures de travail.

La double journée de travail n’a pas été dénoncée politiquement jusqu’à une date très récente bien qu’elle situe les femmes au niveau des prolétaires anglais qui travaillaient douze heures et plus par jour, et dont l’exploitation fut dénoncée sans relâche par Marx. Le fait que dans la conscience sociale continuent à être confondues reproduction biologique et reconstitution de la force de travail, le fait que le travail domestique soit invisible et par conséquent exempt de valeur économique, explique que même actuellement on considère comme le plus naturel du monde que la femme travailleuse se charge seule de la seconde journée de travail.

Même si les femmes ont progressé de façon considérable grâce à leur incorporation au travail visible, elles le font au prix d’un sacrifice qui est passé sous un silence significatif par les idéologues officiels et par quelques faux marxistes. Elles travaillent huit heures à l’usine, recevant pour cela un salaire, et en revenant à leur « doux foyer », une seconde journée de travail non salarié les attend, travail disqualifié, abêtissant, qui leur enlève de l’esprit toute illusion à propos de leur égalité avec l’homme et leur brillante indépendance sociale.

Une enquête réalisée en France en 1958 a démontré que la femme sans enfants travaillait 50 heures dans sa profession et 27 à des tâches domestiques. Une mère de 3 enfants et plus, travaillait seulement 34 heures dans sa profession contre 50 à des tâches domestiques. Les forces conservatrices en France et dans d’autres pays industrialisés, en constatant que la femme travaillait plus de 84 heures par semaine (contre 45 pour l’homme), proposent comme solution au problème la réactionnaire mesure du travail à mi-temps. Cette mesure tend à défendre la traditionnelle division du travail en empêchant la collectivisation de la reconstitution de la force de travail et l’accroissement du salaire social.

Étant donné que la reconstitution de la force de travail continue à être considérée comme une caractéristique sexuelle secondaire, au lieu de se différencier comme fonction spécifiquement économique, l’homme estime dégradant d’y participer. L’époux ouvrier, qui aime tendrement sa femme, n’a pas la moindre pudeur à l’exploiter tendrement. Pour lui, la reconstitution de sa force de travail par sa femme est aussi naturelle et inévitable que la menstruation. L’ouvrier agitateur et activiste dans son centre de travail, ne remarque pas que le patron arrache à sa femme (et par son intermédiaire : en cela il remplit les fonctions de contremaître délégué) une partie de la plus-value qu’il capitalise.

L’ouvrière contribue à la plus-value à l’usine, et à la maison elle continue à y contribuer par le canal de l’homme.

L’autoritarisme masculin (ses fonctions spécifiques)

Si la femme proteste à cause de sa situation exténuante, elle sera remise en place par la société entière, par la morale et la culture, qui ne tolèrent aucun éclat d’« hystérie féminine » dans ce sens. L’autoritarisme masculin exercé au niveau social, agit comme gendarme vigilant tant pour empêcher une révolte des femmes que pour arrêter tout processus d’humanisation de la part des hommes. Le mari qui comprend sa femme, qui nettoie lave ou repasse autant qu’elle, sera considéré dans beaucoup de pays et de milieux sociaux comme un débile physique et mental. Raide, sec, antipathique, prétendument menaçant, se dresse le totem de la « virilité » classique. Il n’a pas besoin de sacrifices rituels ; il est pire, c’est le vampire suceur des millions d’heures de travail invisible, disqualifié, non salarié.

Implacable garde-frontières de la division du travail, il apparaîtra inévitablement à chaque pas que fera la femme nouvelle sur le chemin de la libération. Emule de la politique du « big stick », il sera présent pendant les premières années de son enfance pour l’inhiber. Il sera présent dans tous les secteurs de l’activité laborieuse pour lui arracher des mains son instrument de travail, pour lui fermer les chemins de la direction politique, pour empêcher son accès à l’armée et à toutes les branches de plus grand développement des forces productives. Quand il ne pourra pas s’imposer par la force, notre totem se déguisera en brebis. Il prendra des airs protecteurs, paternels, il fera appel à l’hygiène du travail et à l’intégrité du travail pour la déplacer ; quand il sera vaincu par le raisonnement il se repliera (toujours momentanément) en adoptant un petit air de docte ironie autosatisfaite.

Nous le connaissons bien, nous savons quelle est son idéologie et sa raison d’être.

Comme l’eunuque qui gardait les clés du sérail, il est là, fixé dans la conscience sociale pour continuer à fournir de la main-d’œuvre semi-esclave, pour assurer la reconstitution privée de la force de travail, il est là, au service des classes dominantes pour confondre le peuple, pour empêcher que la femme prenne pleinement conscience de ses possibilités créatrices qui, massivement dirigées vers la production sociale, provoqueraient un fabuleux saut en avant. Il est là parce que si la femme comprenait à quel point elle est déformée, à quel point elle est exploitée, elle refuserait de continuer à fournir du travail invisible, du travail non salarié. Les fondations de la société de classes s’écrouleraient avant l’heure.

Il est là pour arrêter l’histoire et pour perpétuer l’existence du travail invisible.

Voies pour la libération

« Si les femmes croient que leur situation dans la société est une situation on ne peut meilleure... Si les femmes croient que la fonction révolutionnaire, leur fonction révolutionnaire dans la société est accomplie, elles commettent une grave erreur. Il nous semble que les femmes doivent redoubler d’efforts pour arriver a atteindre la place qui réellement leur revient dans la société. » – Fidel Castro

« L’homme dans la famille est le bourgeois, la femme y représente le prolétaire. Mais dans le monde industrielle caractère spécifique de l’oppression économique qui pèse sur le prolétariat ne se manifeste avec toute sa rigueur qu’une fois supprimés tous les privilèges légaux de la classe capitaliste et une fois juridiquement établie la pleine égalité entre les deux classes. La république démocratique ne supprime pas l’antagonisme entre les deux classes, au contraire elle ne fait que fournir le terrain où s’exerce la lutte pour résoudre cet antagonisme. De la même manière, le caractère particulier de la prédominance de l’homme sur la femme dans la famille moderne ainsi que la nécessité d’établir une égalité sociale effective des deux, ne se manifestera que lorsque l’homme et la femme auront selon la loi des droits absolument égaux. Alors on verra que la libération de la femme exige comme condition première la réincorporation de tout le sexe féminin à l’industrie sociale, ce qui demande à son tour que soit supprimée la famille individuelle. » (F. Engels, op. cit.)

Cette égalité absolue devant la loi se produit actuellement avec l’avènement au pouvoir de la classe laborieuse. Si Engels est dans le vrai, la période de transition au socialisme devrait être caractérisée (entre autres choses) par l’intense prise de conscience des femmes de l’antagonisme des sexes.

C’est pendant cette période que massivement et non plus en groupes isolés, les femmes prennent le rude chemin qui peut conduire à une libération totale. A la prise du pouvoir par la classe ouvrière se produit une égalité soudaine de contenu qualitativement différent de celle obtenue dans le processus capitaliste. Cela donne lieu à une violente lutte idéologique au sein des masses des pays sous-développés où la condition de la femme jusqu’à présent a été plus dure que dans les pays à haut développement industriel. Les conditions des pays sous-développés sont telles qu’à part de rares pays comme le Vietnam, il n’y a pas eu une intégration massive des femmes à la lutte armée. Voilà qui explique pourquoi la structure du pouvoir révolutionnaire est constituée d’éléments masculins qui possèdent une faible connaissance de la spécificité des problèmes de l’exploitation de la femme. Cet état de fait est encore aggravé par le retard de la théorie marxiste par rapport à la situation actuelle de la femme.

La première prise de conscience de la femme est conditionnée par des facteurs historiques particuliers. Dans un premier temps elle se dirige habituellement, si la vigoureuse action du Parti n’intervient pas, vers des formes partielles de libération qui par leur insuffisance présentent le danger de cristallisation et retour vers une idéologie sectorielle à contenu réactionnaire. Des difficultés similaires surgissent dans les pays capitalistes hautement développés où apparaissent des groupes féministes actifs dont la pression conduit à une approche partielle de l’égalité juridique signalée par Engels comme condition nécessaire à la prise de conscience massive de l’exploitation.

I - La survalorisation de la liberté sexuelle comme unique objectif de la révolte féminine, qui distrait son attention d’autres problèmes fondamentaux comme la reconstitution privée de la force de travail, la division du travail par sexes et l’accès non restrictif à la structure du pouvoir prolétaire et de l’armée. Elle apparaît habituellement parmi les intellectuels et étudiants qui atteignent une position sociale de prestige et résolvent avec plus de facilité leurs problèmes domestiques.

II - L’économisme féminin : met l’accent sur l’importance de la fonction économique et de la surprotection maternelle de la femme au foyer. Comme processus initial dans la libération du retard colonial, comme réponse à la discrimination la plus brutale, il peut présenter, de même que la survalorisation de la liberté sexuelle, des traits positifs. Mais il ne faut pas oublier que le développement de l’économisme féminin est constamment stimulé par la publicité et les mass media dans la société de consommation, comme créateur de besoins artificiels. Sa réapparition dans le socialisme tend à renforcer la traditionnelle division du travail par sexes caractéristique de la société de classes, à perpétuer le foyer comme cellule économique de la société (la forme la moins efficace de refaire la force de travail) et présente de fortes analogies avec l’artisanat privé par son influence individualiste sur la conscience sociale.

Le danger est le suivant . la femme peut profiter de l’augmentation du pouvoir d’achat que lui confère l’économie socialiste et les services récemment créés (crèches, laveries populaires, restaurants populaires) non pour se transformer révolutionnairement, mais pour obtenir un statut de classe moyenne pour son bénéfice personnel et alors recommence le cycle de la consommation et des motivations matérielles.

La prise de conscience que requiert le processus révolutionnaire des masses féminines en transition vers une société sans classes est comparable à celle de la petite bourgeoisie à la prise du pouvoir ; comme le pose le dirigeant guinéen Amilcar Cabral, elle doit se suicider comme classe sociale en s’incorporant au prolétariat. Femmes au foyer et petits producteurs privés sont des classes marginales, secondaires, qui manquent de l’autorité nécessaire pour diriger la société. Un processus révolutionnaire requiert leur assimilation aux classes travailleuses principales qui sont les seules à posséder les conditions capables de s’opposer avec succès à l’impérialisme. Mais le suicide comme classe de la femme au foyer et sa transformation révolutionnaire, requièrent la destruction de tous les traits qui caractérisaient sa conscience sociale dans le capitalisme. Le fait que tous les secteurs féminin s’incorporent au travail prolétaire n’implique pas leur totale libération. Une femme peut travailler et continuer à avoir une idéologie contraire à la prolétarisation. Dans le socialisme, elle peut même travailler pour mieux rivaliser sur le marché sexuel.

Selon que la femme au foyer se transforme en prolétaire complète dans le socialisme ou perpétue les traits idéologiques caractéristiques de la société de classe à travers des transformations partielles, nous assisterons à l’apparition d’un courant révolutionnaire dans la conscience sociale féminine ou d’un courant réformiste qui constitue le meilleur bouillon de culture pour le révisionnisme économique et politique. Aucun de ces courants n’apparaît de façon absolue dans un pays donné mais ils coexistent avec un sort différent dans tout le camp socialiste.

Le socialisme est une étape de transition entre le capitalisme et une société sans classe. C’est pendant cette étape que doit se résoudre la contradiction entre la nécessité du travail invisible et la nécessité d’incorporer la moitié oubliée de l’humanité au travail productif et à la vie politique.

La reconstitution privée de la force de travail continue à être dans le socialisme une nécessité cruelle et inévitable. Le fait que l’État reconnaisse l’existence de la 2e journée de travail de la femme ne signifie pas qu’il se trouve en condition de réaliser la collectivisation complète de cette journée. Bien que la 2e journée de travail s’abrège dans le socialisme grâce à la création massive de crèches, bourses, restaurants et laveries populaires, celle-ci ne pourra disparaître totalement avant l’aube du communisme. Tant que persistera le travail invisible, survivront tous les vices idéologiques en rapport avec les sexes : préjugés sexuels, typologies opposées, passives et autoritaires, relation sujet-objet, économisme féminin, biologisme.

Dans le mouvement féminin mondial existent deux tendances idéologiques en lutte : le réformisme qui ne fait qu’exprimer la nécessité du travail invisible et le courant révolutionnaire qui reflète la préoccupation de libérer des forces productives en incorporant la femme pleinement et définitivement à la construction d’une société sans classe.

Le courant réformiste

Il est très facile de dire que la femme et l’homme sont égaux. Il est difficile de le démontrer dans la pratique révolutionnaire des pays sous-développés quand il s’agit d’incorporer à la production sociale des millions de femmes. Cette femme semi-analphabéte, abrutie par des millénaires de discrimination, préparée par la culture de classes exclusivement à reconstituer la force de travail, se considère elle-même comme un objet sexuel, comme une marchandise destinée au mariage. Le poids idéologique de la population féminine, contrairement à ce que l’on peut imaginer, est grandement influent.

L’économisme féminin fait pression pour limiter l’intégration des femmes aux secteurs où un moindre effort physique et un moindre éloignement du cercle familial sont requis. C’est ainsi que la femme elle-même sanctionne dans le socialisme la prolongation de la division du travail par sexes que nous avons vu surgir dans le capitalisme comme résultante de la prolétarisation de secteurs féminins. Certaines tendances biologistes font leur apparition qui, en se fondant sur la jurisprudence de l’OIT, défendent aux femmes l’accès à certaines tâches considérées traditionnellement comme « masculines ».

Ces tendances ont un appui pratique dans la seconde journée de travail. Il est difficile pour une femme qui réalise dans la production un travail dur et épuisant d’accomplir les heures de travail invisible qui l’attendent au foyer. Cette tendance réformiste qui fait des concessions au travail invisible contient les germes d’une dangereuse régression.

Si on reconnaît l’existence de la seconde journée de travail, des thèses étranges feront leur apparition, comme celle de réduire la journée de travail des femmes mariées. Le contenu antiéconomique de cette mesure saute aux yeux, le contenu réactionnaire n’est pas aussi évident, mais signalons que cela conduirait à :

  1. renforcer le salaire individuel au détriment de l’accroissement du salaire social.
  2. affaiblir la position sociale qu’a atteint la femme à travers la révolution.
    En lui conférant un statut social différent de celui de l’homme, on sanctionne le caractère de fatalité biologique selon lequel la femme doit continuer à refaire la force de travail.
  3. cimenter l’individualisme petit-bourgeois.
  4. si la famille monogamique a été la cellule économique de la société de classe, tout retour à celle-ci dans le sens d’une consolidation du travail invisible dans le socialisme conduira fatalement à renforcer les séquelles de la propriété privée dans la conscience sociale.

De cette façon, la femme écartée des tâches pénibles ou dangereuses qui retourne progressivement au travail invisible, ne se transforme pas complètement. Elle s’arrête et se cristallise sur des modèles transitoires qui contiennent des éléments du passé et de l’avenir. Son intégration au prolétariat n’est pas complète même quand elle travaille de fait comme tourneuse dans une usine. Le marxisme nous apprend que les couches de petits producteurs privés se transforment à la prise du pouvoir en générateurs constants de capitalisme. Il est facile d’imaginer le pouvoir corrupteur de ces larges masses féminines qui ne se sont pas transformées révolutionnairement, qui ne sont pas complètement prolétarisées, et qui sont aliénées encore par leur condition d’objets sexuels et par les valeurs idéologiques correspondant à la reconstitution privée de la force de travail.

Le courant réformiste se manifeste à travers les symptômes suivants : la division du travail par sexes qui paraissait abolie à la prise du pouvoir s’aiguise. On revalorise le retour au foyer et par conséquent on célèbre certaines valeurs morales caractéristiques de la propriété privée.
Parallèlement, les femmes sont exclues de l’armée et les écoles d’officiers des forces armées se ferment définitivement a elles.

Le courant révolutionnaire

Le courant révolutionnaire se fait jour quand le Parti réalise les efforts les plus grands pour rééduquer les femmes, tout en comprenant que l’abolition de la propriété privée, l’incorporation des femmes au travail productif et la création de services sociaux, constituent bien la condition sine qua non de leur libération, mais ne suffisent pas à la déterminer mécaniquement.

Ce courant révolutionnaire paraît s’être imposé plus directement dans les cas où la mentalité féminine n’avait pas été pénétrée par les valeurs de la société de consommation, là où dans de vastes régions rurales l’esclavage des femmes était si bestial qu’on la vendait et on l’achetait comme une bête, là où les dirigeants marxistes masculins ne trouvèrent pas ouverte l’option du réformisme. En effet ils se sont vu obligés, pour pouvoir incorporer les femmes à la production et à la défense, de tenter une destruction complète et radicale de la superstructure idéologique patriarcale.

Dans le cas de la République populaire de Chine, avec des consignes telles que « La femme s’auto-infériorise », « la femme doit lutter contre l’auto-infériorisation » on a obtenu l’incorporation des secteurs les plus arriérés de la population féminine, ce qui avec le recul paraît être une forte prolétarisation idéologique.

Le courant révolutionnaire pose qu’il n’y a pas de condition fatale qui impose une infériorité physique aux femmes, mais que celle-ci est le résultat historique de la division du travail. Il lutte pour éliminer la division traditionnelle car il comprend que le biologisme tend à la perpétuer. Il lutte également pour augmenter le salaire social au détriment du salaire individuel. Dans l’action pratique, il détruit les réflexes conditionnés inhibiteurs de la femme exploitée. Il rend possible son accès aux forces armées en lui ouvrant les écoles d’officiers. Il dénonce l’esclavage domestique et crée une morale sociale dans laquelle le mari partage les tâches domestiques qui n’ont pas encore pu être collectivisées.

Sur le terrain de la superstructure il essaie d’imposer une morale rigide, dont on pourrait discuter le principe dans l’absolu, mais qui a comme objectif la destruction de tous les symboles féminins de la « chosification » sexuelle, les modèles de beauté capitaliste, pour extirper de la conscience sociale masculine et des mass media l’image de la femme marchandise.

L’idéal de beauté féminine s’adapte alors à ses qualités de travailleuse, de dirigeante politique et de combattante.

L’intégration des femmes à la guerre populaire est à la fois une des réussites les plus importantes du courant révolutionnaire et sa mesure la plus efficace sur le terrain idéologique. C’est le Vietnam qui en a donné le meilleur exemple. Pour la première fois dans l’histoire des pays socialistes, une femme, Nguyen Thi Din occupe le poste de vice commandant en chef des forces armées. Cette grande dirigeante politique et militaire a été aussi membre du Presidium du CC du FLN, avant la formation du GPR ; elle ne constitue pas une exception historique, il y a en outre un haut pourcentage féminin parmi les combattants vietnamiens. La division du travail par sexes dans la guerre paraît avoir été limitée au minimum.

Il convient de se demander si cette importante intégration féminine qui situe le Vietnam à la tête du monde socialiste aurait été possible spontanément sans la constante activité du Front qui mène une lutte directe et décidée contre la discrimination des femmes au Vietnam et dans le monde. Ce n’est pas un hasard si le ministre des Affaires étrangères du gouvernement provisoire révolutionnaire du Vietnam Sud est une femme, Nguyen Thi Binh. Si l’armée est le bras armé de la classe au pouvoir, toute exclusion de cette armée pour des raisons sexuelles renferme des motivations plus que douteuses.

Cependant nous constatons que dans de nombreux pays socialistes l’exclusion des femmes des tâches de la défense est pratiquement totale. D’un point de vue marxiste cette absence des femmes des états-majors et des bases des armées est absolument inexplicable. De même que la discrimination salariée dans le capitalisme, que la division du travail par sexes et que la survivance inadmissible du travail invisible en période de transition, elle doit être l’objet d’études approfondies de la part des nouvelles générations marxistes et de la part des groupes de militantes féministes.

Un cas exceptionnel et qui ne doit pas être passé sous silence est celui de Cuba où l’on constate une progressive ouverture des écoles d’officiers et de cadres de commandement aux femmes, sans qu’une situation de guerre la rende nécessaire. De même, dans les écoles polytechniques et le pré universitaire, les femmes font à égalité avec les hommes les exercices complexes et les études qu’impose le service militaire obligatoire.

Il serait idéaliste d’espérer que le courant révolutionnaire pourra s’exprimer de manière absolue pendant la période de transition. S’il se manifeste avec force jusqu’à être prédominant dans tous les pays socialistes, il doit lutter durement contre le courant réformiste qui surgit spontanément dans le processus révolutionnaire même.

L’absence d’une théorie scientifique spécifique de la libération des femmes et de son rôle primordial dans le passage à une société sans classes, laisse les portes ouvertes au progrès du courant réformiste. La question féminine n’est pas extérieure au processus de développement de la société mais s’y imbrique profondément, et elle peut même, dans des situations données, déterminer la stagnation d’une idéologie.

C’est pourquoi la myopie obstinée des théoriciens et activistes marxistes et néomarxistes qui refusent de considérer avec sérieux la question des femmes est très préoccupante.

Isabel Larguia, Buenos Aires, 19 mai 1969

 
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