Économie : L’IA générative fera-t-elle tomber la Big Tech ?

L’IA générative est devenue en quelques années omniprésente dans les médias et sur Internet particulièrement. Cette technologie soulève des questionnements écologiques et sociaux qui ont été largement discutés auparavant, y compris dans ce journal [6]. Mais la question que nous soulevons ici est : quels sont les impacts économiques de l’émergence de cette technologie ? Qui la finance, dans quels buts et pour quels résultats pour l’instant, avec quelles conséquences pour l’industrie de la tech ainsi que pour l’économie capitaliste en général ?
La question mérite d’être posée, car l’IA générative a fait l’objet d’investissements colossaux depuis quelques années par les grands acteurs de la tech, même rapportés aux revenus gigantesques de ce secteur. Le retour sur investissement est donc scruté attentivement par le monde financier. Comme on va le voir, il tarde à se montrer à la hauteur des risques pris.
Depuis l’annonce de ChatGPT par OpenAI en novembre 2022, le battage médiatique autour de ces technologies a été considérable, et leur impact supposé sur l’économie longuement commenté. On entend souvent des prédictions spectaculaires quant aux conséquences sur l’emploi : ChatGPT pourrait mettre tout le monde, ou presque, au chômage, aucun secteur de la production ne devrait être épargné.
Pour autant la révolution annoncée semble prendre plus de temps que prévu. Une étude du MIT sortie récemment [1] s’est penchée sur l’adoption de cette technologie dans un vaste panel d’entreprises. Les résultats soulignent deux choses. En premier lieu, l’intérêt des entreprises est massif : plus de 80% d’entre elles reportent avoir lancé au moins un projet d’usage de l’IA générative en interne. Ce constat est contrasté par le second point : dans une écrasante majorité des cas (95% des entreprises) ces projets sont restés à l’état de pilote et ne connaissent pas de réelle adoption dans la production. Plus globalement, l’étude estime que l’arrivée de l’IA générative n’a occasionné que des changements structurels limités dans la plupart des secteurs étudiés.
Pour expliquer ce phénomène, l’étude pointe notamment une limitation technique : l’incapacité de ces outils à apprendre de leurs erreurs et à utiliser le feedback des utilisateurs et utilisatrices pour améliorer leur pertinence et s’adapter au contexte. Sauf à franchir un nouveau cap technologique, les impacts de l’IA sur les modes de production devraient donc être cantonnés à un périmètre plus restreint qu’annoncé. Il ne s’agit pas d’une bonne nouvelle pour l’industrie de la tech, qui a massivement parié sur les retombées économiques de l’IA générative, et a désespérément besoin de voir s’ouvrir de nouveaux marchés pour trouver des revenus à la hauteur de son pari.
Des systèmes trop gourmands
Penchons nous sur la structuration du secteur économique qui s’évertue à nous vendre cette prétendue nouvelle révolution industrielle. Aujourd’hui, seule une poignée d’entreprises développent réellement une activité centrée autour de l’IA générative. On peut grossièrement les classer selon trois types d’activités.
En premier lieu, les concepteurs de modèles de prédiction comme GPT ou Claude. Ces modèles sont des logiciels capables de compléter un texte (ou un objet audiovisuel comme une image) de façon « réaliste », c’est-à-dire semblable aux données fournies en entraînement. L’activité de ces entreprises consiste dans un premier temps à extraire des données (généralement sur Internet, légalement ou non), puis à les utiliser lors d’une phase très coûteuse d’entraînement qui va lui permettre de paramétrer ses modèles. Cette phase nécessite une quantité gigantesque de calculs numériques, nécessitant d’immenses fermes de serveurs équipés en processeurs de pointe. L’entreprise va ensuite monnayer l’usage de ses modèles.
Le deuxième type d’activité consiste à s’appuyer sur les modèles fournis par les entreprises précédentes pour proposer un service à des individus ou des entreprises. Le produit le plus connu de cette catégorie est bien évidemment ChatGPT, un chatbot qui s’appuie sur les modèles GPT pour interagir avec ses usagers et usagères. D’autres services existent, par exemple pour compléter ou générer du code informatique. Cette catégorie d’acteurs se situe donc en aval de la chaîne de production.
La dernière catégorie se trouve en amont : il s’agit des entreprises qui vendent le matériel informatique (les processeurs, pour l’essentiel) nécessaire à l’entraînement et à l’usage des modèles d’IA générative. En réalité, le pluriel est ici superflu. Une entreprise a réussi à se tailler un monopole : Nvidia, le plus important concepteur de cartes graphiques, fournit la quasi-totalité des processeurs utilisés pour l’entraînement et l’utilisation des modèles d’IA générative.
Ces différents acteurs ont donc différents modèles économiques. Il s’agit de savoir si ces modèles sont viables du point de vue capitaliste. Et c’est là que le bât blesse : de toutes ces entreprises, seule Nvidia parvient à tirer un profit de son activité. Toutes les autres engloutissent des quantités astronomiques d’argent, sans parvenir à trouver un véritable marché pour leurs produits.
Revenons d’abord sur le cas emblématique d’OpenAI. L’entreprise se place dans les deux premières catégories que nous avons évoquées : elle produit un modèle, GPT5, auquel on peut accéder à travers différents services, ce qui la place dans la première catégorie, ainsi qu’un chatbot, le fameux ChatGPT, qui la place dans la deuxième.
Anatomie d’une bulle
ChatGPT est de loin du plus populaire de tous les services IA existants, à la notoriété comparable aux réseaux sociaux majeurs comme Facebook ou Instagram. Il revendique 400 millions d’utilisateurs et utilisatrices actives. ChatGPT a cependant deux désavantages par rapport aux réseaux sociaux : premièrement, les publicités qui assurent les revenus de ces plateformes s’y intègrent moins bien. Deuxièmement, les coûts d’usage rapportés au nombre d’usagers et usagères sont massivement supérieurs. Conséquence : même les abonnements payants à ChatGPT sont très loin de couvrir les coûts d’utilisation, au point que chaque nouvelle utilisateur et utilisatrice accroît le déficit d’OpenAI.
La société reste floue sur ses résultats économiques. On peut néanmoins estimer qu’elle aurait gagné 4 milliards de dollars de revenus en 2024 [2]. Mais le seul coût de l’entraînement et de l’utilisation de ses modèles atteindrait 5 milliards de dollars. En ajoutant les autres coûts comme les salaires, on arriverait à une dépense de 9 milliards de dollars, soit une perte sèche de 5 milliards. Pour compenser ces pertes, OpenAI procède à des levées de fond à un rythme frénétique, sans doute inédit dans l’histoire capitaliste. Elle a ainsi levé 10 milliards en juin 2025, avant de lever 8 milliards en août de la même année.
Malgré ces résultats peu reluisants, OpenAI est sans doute l’entreprise qui s’en sort le mieux – en mettant de côté Nvidia. Les autres modèles sont beaucoup moins utilisés et génèrent beaucoup moins de revenus. Les start-ups qui tentent de construire des services en s’appuyant sur les modèles sont confrontées à des difficultés grandissantes : elles peinent à fournir une réelle plus-value à d’autres secteurs. Les quelques services fournis sont finalement peu variés et ressemblent souvent à une forme ou une autre de chatbot. L’exception à cette règle étant Cursor, un éditeur de code informatique basé sur l’IA qui connaît une adoption réelle – sans pour autant dégager de profits pour le moment. Même là, les gains de productivité pour l’industrie informatique sont bien inférieurs aux annonces spectaculaires de leurs fournisseurs [3].
La fiabilité des modèles reste aussi un problème : les codes générés par IA continuent de présenter des incorrections et des failles de sécurité, la génération de texte continue de subir des « hallucinations » – il est par exemple courant qu’elle génère de fausses références scientifiques. Ces problèmes sont amplifiés dès lors que la tâche devient complexe.
Autre problème de taille de ces start-ups : elles sont massivement dépendantes de l’accès aux modèles d’IA (GPT, Claude…). Or, la production des modèles étant à l’heure actuelle un gouffre financier, les entreprises qui les fournissent pourraient être contraintes d’augmenter massivement leurs tarifs, ce qui rendraient par ricochet encore plus insoutenables le modèle économique déjà fragile des start-ups qui s’appuient dessus.
- Cédric Durand, Techno-féodalisme, La Découverte, 2020, 256 pages, 18 euros.
Dans ce livre, l’auteur développe l’idée que les monopoles des GAFAM et l’économie numérique produisent une régression sociale.
Dégénérescence
Pour dépasser ces contradictions, l’industrie compte sur un nouveau saut technologique. Mais cette voie semble vouée à l’échec. La qualité des modèles dépend avant tout de la qualité et de la quantité des données passées en entrée.
Or, l’industrie commence à être à court de nouvelles données : elle a déjà utilisée quasiment tout ce qui est disponible sur Internet. L’IA commence à être confrontée à un problème paradoxal : une partie de plus en plus importante de ses données d’entraînement est constituée de données elles-mêmes synthétisées par IA, ce qui induit une dégénérescence des modèles [4]. Il est manifeste que les progrès de l’IA atteignent un plateau et que les améliorations se font de plus en plus marginales. La sortie récente de GPT5 n’a fait qu’accentuer ces inquiétudes, le nouveau modèle ne se montrant pas à la hauteur des promesses [5].
Devant cette impasse, OpenAI et consort seront à terme contraints de restreindre l’accès gratuit aux modèles, ou encore de dégrader la qualité du service proposé pour un même prix, voire pour un prix plus élevé – un phénomène déjà en œuvre. Mais le déni les conduit pour le moment à amplifier une politique d’investissement massive – en achetant toujours plus d’équipements – sans parvenir pour le moment à élargir leurs revenus.
- Fabien Lebrun, Barbarie numérique, L’Échapée, 2024, 432 pages, 22 euros.
Dans ce livre, l’auteur revient sur les impacts très concrets de l’extractivisme qui alimente l’économie numérique.
L’ensemble du secteur est dans une position très fragile. Les entreprises de la tech se sont lancées dans une course désespérée qui a tout d’une bulle financière. Les investissements réalisés ne constituent même pas des capitaux utilisables sur le long terme – l’usage intense des processeurs raccourcit leur durée de vie et le parc devra être renouvelé dans quelques années à ce rythme. Si la bulle devait éclater, le secteur se retrouverait avec une quantité absurde de serveurs dont il ne saurait que faire.
Les raisons qui ont mené à cette spirale infernale sont les raisons profondes qui font du capitalisme un système perpétuellement en crise. Depuis au moins le début des années 2000, le secteur de la tech s’est construit sur l’hypothèse d’une hypercroissance continue. Les dernières années ont vu l’essoufflement de cette hypercroissance et en réaction, une succession de tentatives désespérée de la réactiver artificiellement ; avec le « métavers », les blockchains et les NFT, puis l’IA générative. Il devient évident que ce modèle arrive au bout de ses contradictions.
L’onde de choc que pourrait produire un effondrement de l’IA générative aurait des conséquences sur l’économie dans sa globalité, dont les premières victimes seront comme toujours les plus précaires. L’avenir dira si le capitalisme saura rebondir après cette crise comme il a rebondi après celle de 2008, ou si au contraire, ces contradictions mèneront à des bouleversements plus profonds – pour le meilleur ou pour le pire.
Nicolas (UCL Caen)





