En 1994 : Les zapatistes gâchent le triomphe néolibéral




Le début des années 1990 semble annoncer le triomphe du capitalisme. Le mur de Berlin et l’URSS sont tombés, l’Europe a ratifié Maastricht et l’Amérique du Nord l’Alena. Mais alors que certains et certaines se gargarisent de ces triomphes et proclament la fin de l’histoire, une mystérieuse armée zapatiste de libération nationale (EZLN), inconnue jusque là, occupe le 1er janvier 1994 cinq municipalités de l’état du Chiapas au Sud du Mexique et se lance dans une révolution sans précédent.

L’armée zapatiste de libération nationale (EZLN) qui sort de l’ombre le 1er janvier 1994 existe pourtant déjà depuis dix ans. Ses origines, racontées par les leaders eux-mêmes, tiennent beaucoup du mythe fondateur. Officiellement fondée le 17 novembre 1983 par un groupe de quelques militants révolutionnaires marxistes qui s’enfonce dans les forêts du Chiapas, cette armée parvient à vivre dans la clandestinité pendant des années en se rapprochant petit à petit des communautés mayas de la région.

Mais alors que les militantes et militants espéraient initier les indigènes à leurs idées, c’est plutôt l’inverse qui se passe. Ils s’imprègnent progressivement des pratiques traditionnelles indigènes comme l’assemblée villageoise souveraine, le «  commander en obéissant  », les échanges réciproques plutôt que monétaires, le travail communautaire, et cette rencontre de deux « mondes » différents débouche sur une mobilisation des plus originales, souvent incomprise même au sein de l’extrême gauche.

Peu à peu l’organisation zapatiste se construit autour des « bases d’appui », les familles et les villages qui se sont déclarés zapatistes. L’EZLN comprend une force permanente mais aussi des miliciennes et des miliciens qui tout en continuant à travailler, sont mobilisables à tout moment. Chaque milicien ou milicienne doit acheter lui-même son arme et l’EZLN déclare n’avoir jamais reçu d’aide d’autres mouvements. Parmi les militants zapatistes, le rôle de l’église catholique et notamment des catéchistes indiens influencés par la théologie de la libération est certainement important. Mais l’EZLN revendique sa laïcité, situant son combat sur le terrain social et politique en dehors de toute obédience religieuse.

Après dix ans de travail clandestin de préparation, les communautés débattent et chacun, homme, femme, adolescent ou vieillard, vote pour ou contre le soulèvement armé. La décision de l’insurrection est un quitte ou double où les zapatistes ne prévoient que deux issues, l’écrasement militaire ou un soulèvement général du peuple mexicain.

Ya Basta ! (ça suffit maintenant !)

Il faut dire que le terreau était propice à la lutte  : le président Salinas de Gortari a fait modifier l’article 27 de la constitution, qui reconnaissait la propriété collective de la terre et garantissait donc l’unité des communautés. La modification autorise au contraire la privatisation des terres, donc leur vente, ce qui ouvre la porte à des manœuvres de corruption pour pousser les indigènes à vendre leurs terres. La majorité des terres a déjà été accaparée par des grands propriétaires fonciers soutenus par les gouvernements corrompus, et les indigènes sont des citoyens de seconde zone, ne bénéficiant d’aucun service public, et devant vivre isolé-e-s dans les montagnes s’ils veulent conserver leur culture et leur identité.

Les terres qui leur restent sont convoitées par les propriétaires terriens et les entreprises minières et touristiques qui voudraient bien mettre la main sur les trésors naturels du Chiapas. Mais revenir sur cet acquis de la révolution de 1910  [1], obtenu entre autre grâce au combat acharné d’Emiliano Zapata, est considéré comme un arrêt de mort par les paysannes et paysans indiens, qui ont déjà subis, depuis le début de la colonisation européenne, le racisme, l’esclavage, l’évangélisation forcée, la spoliation de leurs territoires… Tout cela va les pousser à la rébellion ouverte contre le gouvernement fédéral.

Et pour couronner le tout, le 1er janvier 1994, jour d’entrée en vigueur de l’Alena et de la réforme de l’article 27, l’EZLN occupe cinq municipalités du Chiapas. Des milliers d’hommes et de femmes, armés de bric et de broc, le visage masqué par un foulard ou un passe-montagne surgissent de nulle part, à la surprise totale du gouvernement et de l’armée. Dans chaque mairie un militant ou une militantes lit la 1re déclaration de la forêt Lacandone qui s’adresse au peuple mexicain et réclame les droits au travail, à la terre, au logement, à l’alimentation, à la santé, à l’éducation, à l’indépendance, à la liberté, à la démocratie, à la justice et à la paix.

Changement de stratégie

Le 2 janvier, les insurgé-e-s commencent leur repli, tandis que l’armée occupe le terrain. Du 2 au 12 janvier, une série de combats se déroulent entre l’armée fédérale et l’EZLN. Les troupes gouvernementales répriment violemment l’insurrection, multipliant les exactions contre la population. Mais s’il n’y a pas de révolte généralisée au Mexique, une formidable mobilisation nationale et internationale exige une solution négociée. 100 000 manifestants et manifestantes défilent à Mexico alors que le président de la république déclare un cessez-le-feu immédiat. Les insurgés ont alors l’intelligence de saisir l’opportunité qui leur est offerte et proposent d’ouvrir des négociations. Renonçant à la voie armée qu’ils préparaient depuis dix ans, ils optent pour la parole et la confrontation avec cette société civile qui les soutient sans vouloir recourir aux fusils.

Après le «  Dialogue dans la cathédrale de San Cristobal  » qui détermine les conditions de cessez-le-feu et des futurs négociations, celle-ci vont connaître bien des péripéties. Les politiciens professionnels se retrouvent face à des représentants et des représentantes des communautés indigènes parlant parfois difficilement l’espagnol et qui respectent strictement le mandat qui leur a été confié. Pour le plus grand agacement des représentants de l’État, ils retournent devant les communautés à chaque étape de la négociation, pour leur soumettre les derniers développements et leur demander leur avis.

Finalement, en 1996, les Accords de San Andrès sont signés, reconnaissant les droits et cultures des indigènes du Mexique, et leur accordant leur autonomie politique, sociale, économique et culturelle. Mais ces accords sont vidés de leur substance par le président Zedillo (Parti Révolutionnaire Institutionnel) juste avant leur ratification, et donc rejetés par les zapatistes. En 2000, le PRI perd l’élection présidentielle au profit du Parti d’Action Nationale (PAN). Le nouveau président, Vincente Fox, qui avait promis de régler la question zapatiste en «  un quart d’heure  », ne règle rien du tout.

Une délégation zapatiste parcourt alors le Mexique début 2001, c’est la « Marche de la couleur de la terre ». A son arrivée à Mexico, la commandante Esther prend la parole à la tribune du Congrès et exige la ratification des accords originaux de San Andrés. Mais les politiciens, de droite comme de gauche, trahissent leurs engagements et votent une loi qui dénature totalement les accords. De cette trahison, les zapatistes tireront toutes les conséquences en rompant toute relation avec la classe politique.

Un large soutien populaire

Durant tout ce processus, l’EZLN a pu compter sur un large soutien national et international, sans lequel le gouvernement aurait eu le champ libre pour réprimer allègrement. De nombreux groupes, parfois constitués pour l’occasion par des personnes d’orientations politiques diverses, leur apportent un soutien financier, logistique, politique, moral. Mieux, les zapatistes deviennent une source d’inspiration et de propositions, notamment pour les mouvements indigènes, qui s’organisent au niveau national et international, notamment au sein du Congrès National Indigène, encore actif aujourd’hui. De nombreux espaces, notamment les «  rencontres intergalactiques  » organisées en territoires zapatistes en 1996 et 1997, permettent à tous ces mouvements solidaires de se rencontrer et de partager leurs luttes.

Le soutien n’est cependant pas unanime. Les marxistes-léninistes voient d’un mauvais œil ce mouvement qui parle par métaphores et ne rentre dans aucune case des grilles de lecture orthodoxes, et certains libertaires ne peuvent accepter le côté nationaliste des zapatistes, qui honorent autant le drapeau mexicain que le leur, noir avec une étoile rouge. Mais c’est justement cette originalité des zapatistes, leur refus des dogmes et leur exigence de respecter les spécificités de chaque individu comme de chaque mouvement, qui leur permettent de bénéficier d’un soutien aussi large.

L’un des moments clefs pour les zapatistes dans leurs relations avec le reste de la société civile est «  l’autre campagne  », annoncée dans la Sixième déclaration de la forêt lacandone (la « Sexta »), et qui se réalise en marge des élections présidentielles de 2006. Profitant de l’effervescence pré-électorale, plusieurs délégations zapatistes parcourent le pays à la rencontre des mouvements sociaux et indigènes, tout en développant un discours très critique sur la farce électorale et la prétendue démocratie que serait le Mexique. Ces positions précisent la rupture avec l’aile gauche de la classe politique, le PRD (social démocrate) ne pardonnant pas aux zapatistes et autres mouvements de l’autre campagne de ne pas leur apporter leur soutien, avec lequel il aurait probablement pu remporter les élections.

Vivre, pas survivre

Dès le soulèvement, les communautés zapatistes développent leur autonomie sur les terres « récupérées » aux grands propriétaires terriens ou à l’Etat, et réparties en cinq régions appelées Caracoles (escargots). Cet effort s’intensifie et se formalise en 2003, lorsque l’EZLN se retire de la gestion politique des communautés. Celle-ci revient alors aux «  conseils de bon gouvernement  » dont les «  autorités  » civiles, élues au sein des communautés pour un mandat non renouvelable et contrôlé par l’assemblée, sont chargées d’aplanir les difficultés entre les villages et de coordonner les efforts.

Les zapatistes mettent en place un système de santé reposant sur des «  promoteurs et promotrices de santé  », qui se préoccupent de la santé comme de l’hygiène. Plusieurs cliniques fonctionnent, où les soins sont gratuits et de bien meilleure qualité que dans les dispensaires médicaux gouvernementaux. La médecine traditionnelle, et notamment les herbes médicinales, est valorisée, sans rejeter pour autant la médecine occidentale. Des ambulances offertes par le mouvement de solidarité italien peuvent transporter les malades dans les hôpitaux les plus proches pour les cas les plus graves.

Les zapatiste ont mis en place leurs propres structures de santé pour ne plus dépendre des autorités gouvernementales, comme cette clinique de la municipalité autonome San Manuel

Les zapatistes ouvrent des écoles où les « promoteurs et promotrices d’éducation » diffusent « une autre éducation » dans la langue natale des enfants. L’autre éducation « exalte les valeurs de l’être et non de l’avoir » et « encourage l’amour de la connaissance ». Les matières de bases sont les langues (indigènes et espagnol), les mathématiques, l’histoire, la vie et l’environnement et l’intégration où se combine la connaissance de ces
quatre domaines.

En territoire zapatiste, ce sont les « autorités » qui rendent la justice. Elles agissent comme des médiateurs entre les parties en cause. En cas de délit, pas de prison, mais des travaux d’intérêt collectif. Évidemment, il est toujours possible d’échapper à la sanction en quittant le territoire zapatiste, ce qui arrive parfois, mais il faut alors renoncer à l’appartenance à la communauté.

Sur les terres récupérées, le travail se fait en commun. Des collectifs cultivent le maïs, les haricots, le café. Avec l’artisanat, le café est le seul produit d’exportation des zapatistes. Les zapatistes créent aussi des coopératives de vente, de transport et même une coopérative de scooters taxi.

Le chemin parcouru et l’expérience accumulée depuis le soulèvement sont donc énormes, quoique parfois tâtonnants, et ce malgré la pression constante des gouvernements locaux et fédéraux. Ceux-ci n’hésitent pas à assassiner, emprisonner, calomnier, construire des routes pour les patrouilles militaires, proposer à la vente les terres des communautés zapatistes, mais sans succès. 20 ans après le pari du soulèvement, l’autonomie zapatiste tient bon.

Pascal (AL Rouen) & Jocelyn (AL Marseille)


LE SOUS-COMMANDANT MARCOS

Marcos devient rapidement le protagoniste le plus emblématique de l’EZLN. Il est le porte parole du commandement général de l’armée et sous-commandant car « les commandants sont des hommes et des femmes indigènes qui viennent des communautés ». Maniant l’humour et l’autodérision, passant du discours politique au parler le plus familier, écrivain, conteur, il entretient avec les médias et les intellectuels des relations épistolaires régulières à partir de 1994.

Il était l’un des premiers guérilleros qui se sont enfoncés dans la forêt. En 1996, le gouvernement a prétendu connaître son identité, qui n’a jamais été confirmée.

Conscient des risques d’une trop grande personnalisation, il ne cesse de se démystifier. Lors de « l’autre campagne » où il a visité les différents états du Mexique, il se surnomme « le délégué zéro », chargé de préparer la visite des commandants zapatistes  de choisir la cagoule la mieux adaptée à la chaleur »).


LES FEMMES DANS LA RÉBELLION

Dès le début de l’EZLN, les femmes ont revendiqué leur place dans l’organisation. En 1994, en même temps que la 1re déclaration de la forêt lacandone, l’EZLN publie la loi révolutionnaire sur les femmes qui liste les revendications prioritaires des compañeras  : droit de participer à la lutte révolutionnaire ; droit au travail, à la santé, à l’éducation ; droit de choisir son conjoint sans être contrainte au mariage, interdiction des maltraitances physiques et reconnaissance du viol comme un délit grave ; droit à décider du nombre d’enfants qu’elles désirent ; droit à occuper les postes de direction dans l’EZLN.

Miliciennes, commandantes, elles prennent aussi une place de plus en plus importante dans le fonctionnement des communautés comme promotrices de santé ou d’éducation ou membre des conseils. Dans une société traditionnellement machiste où la femme n’a pas droit à la parole, les femmes indigènes s’imposeront comme une composante essentielle de la lutte.

[1Voir le dossier sur la révolution mexicaine dans Alternative libertaire de décembre 2010.

 
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