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Kurdistan turc : Un contrôle du territoire par la destruction de la mémoire




En Turquie, le parti du président Erdogan déploie tous les moyens à sa disposition pour détruire la résistance kurde. Fin avril, l’armée a attaqué une partie du Kurdistan au nord de l’Irak en visant la guérilla du PKK. D’autres stratégies sur le territoire kurde en Turquie sont mises en place pour construire un discours nationaliste favorable à l’AKP en effaçant l’existence kurde.

Depuis la création de l’État turc à la fin de la Première guerre mondiale, les kurdes subissent la répression et voient leur culture et leurs droits à l’exprimer se restreindre : vente de bâtiments publics, destructions de parcelles historiquement et symboliquement riches, fermeture d’associations pour la culture kurde, etc.

Lors des élections locales de 2024, le DEM Parti (parti pro-kurdes) est sorti victorieux dans les régions du sud-est et l’opposition à l’AKP (parti d’Erdogan) s’est étendue dans les grandes villes par le biais du CHP (parti social-démocrate et nationaliste). Ces maigres remparts électoralistes restent insuffisants puisque rien, au sein du pouvoir turc, n’assure le respect de ces résultats. L’État turc, par la nomination d’administrateurs au lieu de maires élues, ou par des politiques agressives d’effacement de la culture kurde, trouve toujours un moyen pour atteindre l’organisation de la résistance kurde. L’aménagement du territoire illustre parfaitement cette stratégie.

Amed : ville témoin d’urbicide

Entre 2015 et 2016, Amed en kurde, ou Diyarbakır en turc, considérée comme la capitale culturelle du Kurdistan, a été le théâtre de violentes interventions militaires turques. Elles ont mené à la destruction d’une partie du centre historique, nommé Sur, et des siècles d’histoire qu’il portait. À cette période-là, la jeunesse militante en lien avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) [1] s’est soulevée, portant avec elle dans les grandes villes les braises d’une insurrection pour l’autonomie de la région kurde. La réponse étatique a été sanglante puisque ce sont plus de 3000 personnes qui ont été tuées et plus d’un demi-million de personnes déplacées à travers le pays. Dans les instances politiques traditionnelles, les maires pro-kurdes affiliées au parti HDP ont été évincées, emprisonnées et remplacées par des administrateurs sous prétexte de lutter contre le terrorisme.

Aménager le territoire pour en détruire la mémoire

Drapeau turc sur les remparts de la ville d’Amed (ou Diyarbakır en turc), capitale symbolique, historique et culturelle kurde : une ambiance de ville conquise par l’Etat turc.
Elsa UCL (Grenoble)

En trois mois d’affrontements, un tiers du centre historique de Sur a été détruit [2]. Reconstruisant sur les ruines, le gouvernement turc en a profité pour imposer ses choix en uniformisant l’avenue principale, pourtant autrefois symbole de la multi-culturalité de ce quartier. Ce sont des mètres de façades de boutiques identiques qui s’étalent jusqu’aux remparts de la ville, datant de l’époque romaine, où flotte le drapeau turc qui rappelle que le territoire a bien été conquis par la Turquie. Là où des habitations ont été détruites à Sur, ce sont des immeubles et des lieux de vie, qui dénotent complètement par rapport aux habitations historiques, qui sont reconstruits pour les remplacer. Des habitantes et habitants ont même été forcées de quitter leurs logements, rachetés à bas prix par l’État qui y place des militaires, des policiers, des fonctionnaires pro-AKP, poussant ainsi à l’éclatement des liens sociaux construits par les Kurdes. Des bâtiments historiques détruits pendant les affrontements armés ont été reconstruits pour servir la propagande nationaliste turque  : c’est le cas de l’église arménienne qui, lors de sa réouverture, a accueilli une exposition célébrant la conquête de la ville par les musulmans en 639, niant le génocide arménien et la disparition de cette communauté d’Amed qui y a pourtant vécu pendant des siècles en cohabitation avec d’autres cultures.

L’entrée de Sur est également l’objet d’un fort contrôle policier. En parallèle, dans les autres parties de Amed, ce sont des zones entières qui sont construites à destination des forces militaires et de police turques, délimitées par de hauts murs impénétrables. Quant à l’aéroport de la ville, il est partagé entre une partie civile et une partie militaire où, tout au long de la journée, on peut entendre le bruit des avions décoller, rappelant sans cesse le contrôle oppressant exercé par l’État turc. Tout est fait pour enrayer la contestation.

Heskîf : immerger l’histoire

Une autre ville du Kurdistan turc a subi une destruction massive de son patrimoine et de sa mémoire : Heskîf, en kurde (Hasankeyf en turc). Le projet de construction du barrage d’Ilisu sur le fleuve Tigre est en cours depuis la fin des années 1990 mais il a fallu attendre vingt ans pour que la ville d’Heskîf soit totalement immergée, en juillet 2020. Le gouvernement turc a défendu ce projet en prétextant le développement économique de la région du sud-est, à majorité kurde. Dans les faits, il s’agit surtout d’un argument géopolitique pour influer sur les pays voisins et pour supprimer une partie de l’histoire dans la région kurde. La région historique de la Mésopotamie est traditionnellement décrite comme étant le berceau de la civilisation. Différents bâtiments historiques indiquant la présence humaine en continu depuis 12 000 ans, sont aujourd’hui sous ces eaux qui servent de réservoir au barrage. Comme par exemple des forteresses romaines, des ponts datant du XIIe siècle, le mausolée de Zeynel Bey ou encore des passages historiques de la route de la soie. Heskîf aussi est une ville où plusieurs cultures ont laissé des traces : les Assyriens, les Romains, les Byzantins, les Ottomans, ou encore les Ayyoubides et les Artukides [3]. Tout un écosystème a également été détruit avec l’aboutissement de ce barrage. Pourtant, les contestations sociales, rappelant le lien vital entre l’appartenance à un territoire et la construction d’une identité commune, ont tenté de s’opposer au projet en vain. Des tentatives de rapprochement avec l’UNESCO ont été faites mais l’institution n’a jamais donné suite à ces demandes, laissant la ville se noyer sous les projets d’aménagement au service du nationalisme de l’AKP.

Une ville (Yeni Hasankeyf qui signifie littéralement Nouvelle Hasankeyf) a été recréée quelques mètres en hauteur et seule une partie des 80 000 personnes qui habitaient les 180 villages alentours y a été relogée. Les autres ont dû s’endetter pour acheter un nouveau lieu d’habitation ailleurs, éclatant un peu plus la communauté kurde.

Yeni Hasankeyf (en turc) : la ville a été déplacée en hauteur après la submersion de la ville historique, Heskîf (en kurde) en contrebas.
Elsa UCL (Grenoble)

La Syrie et l’Irak dépendent aussi du Tigre pour leurs ressources en eau, à la fois pour l’agriculture et pour leurs centres urbains. Le droit international requiert l’accord des différents pays pour la construction d’un tel ouvrage hydraulique, mais la Turquie n’a pas signé ces conventions, lui permettant de passer outre et d’aménager son territoire comme bon lui semble. Le barrage d’Ilisu devient une arme géopolitique en permettant un contrôle du débit de l’eau. On le voit déjà avec l’Euphrate où la Turquie a pu faire pression sur la Syrie, en réduisant le débit. La Syrie a donc finalement retiré son soutien au PKK et devient partie prenante des conflits dans la région plus autonome du Kurdistan syrien [4].

La violence de ces interventions étatiques, ajoutée aux politiques de déplacements forcés, ont englouti l’héritage kurde pour empêcher tout lien social de se former sur les bases d’une appartenance au peuple kurde. Dans la vieille ville historique d’Amed, restent les Dengbe qui chantent l’histoire, la vie, les espoirs et les violences vécues par les kurdes. À Heskîf, on se contentera d’un parc archéologique hypocrite et dénaturé pour se souvenir de l’histoire de la ville pourtant noyée par le barrage. En tant que révolutionnaires communistes libertaires, notre devoir est d’apporter notre soutien au peuple kurde qui se bat contre les pouvoirs conservateurs et réactionnaires qui l’entourent de toute part.

Elsa (UCL Grenoble)

[1Parti pro-kurde, interdit et considéré comme une organisation terroriste par la Turquie et plus globalement les pays membres de l’OTAN.

[2Voir l’article de Loez publié par Ballast «   A Diyarbakır : effacer la mémoire et réécrire l’histoire   » publié le 01/04/2021

[3Voir les travaux de 2018 de Berenika Drazewska et son article Hasankeyf, the Ilisu Dam, and the Existence of «   Common European Standards   » on Cultural Heritage Protection

[4Voir l’article de Loez et Camille Marie publié par Ballast «  Guerre de l’eau et des mémoires au Kurdistan Nord   » publié le 25/01/2022

 
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