Lire : Dominique Pinsolle, « Quand les travailleurs sabotaient »

Si des salariées en lutte veulent scandaliser et attirer l’attention sur leur cause, il leur est un moyen simple (mais périlleux) : menacer de saboter la production, voire les machines. Même si la menace n’est pas mise à exécution, ça déchaînera les médias. C’est un peu la leçon qu’on pourrait tirer du livre remarquable de Dominique Pinsolle, ample et méticuleuse étude sur le sabotage ouvrier entre 1897 et 1918 dans les deux pays où il a le plus défrayé la chronique : la France et les États-Unis. Chiffres à l’appui.
Pinsolle a mesuré les occurrences du mot « sabotage » en une de la presse française et américaine sur la période 1897-1918, avec un pic en France en 1911, et aux États-Unis en 1918-1919.
« À mauvaise paie, mauvais travail » c’est la devise d’une tactique de lutte, le ca’cany (« vas-y mollo »), qui trouve son origine dans la grève des dockers de Glasgow, en 1889. L’anarchiste Émile Pouget s’en fera l’écho, puis le théoricien en France, et fera adopter le « sabottage » [sic] au congrès confédéral CGT de 1897. Mais les militantes et militants se rendent bientôt compte que l’arme est peu maniable. Durement réprimé, donc nécessairement clandestin, le sabotage se pratique en solo, voire en groupe restreint. Le syndicat peut en chuchoter le mot d’ordre, mais guère en contrôler l’application…
Malgré ces difficultés, différentes formes de sabotage ouvrier sont utilisées : ralentissement de la production, mise hors service de machines, « sabotage par la bouche ouverte » (équivalent de l’actuel « lancement d’alerte » en entreprise), grève perlée, grève du zèle, vandalisme ciblé… Jusqu’en 1914, la direction de la CGT défend publiquement le « sabotage intelligent » préjudiciable au patronat et bénéfique au consommateur.
La pratique réelle connaît son acmé en 1911, quand des groupes anarchistes et syndicalistes vont, de nuit, sectionner des câbles télégraphiques pour contraindre les compagnies ferroviaires à réintégrer les cheminots révoqués suite à la grève de 1910. C’est l’époque où, dans la presse d’extrême gauche, le sabotage est personnifié par « Mamzelle Cisaille ». Mais c’est aussi un chant du cygne. La pratique connaît un fort déclin dès 1912… alors qu’elle vient de franchir l’Atlantique.
Aux États-Unis, une petite organisation syndicaliste révolutionnaire proche de la CGT, les IWW, s’en empare et s’en revendique hautement. Brochures et chansons vantent le sabotage symbolisé par… un sabot, mais aussi par le « sab-cat », ce chat noir de mauvais augure pour les patrons – et dont, des décennies plus tard, la CNT française fera son logo.
Comme en France, la pratique est cependant, dans la réalité, peu appropriée par les travailleurs et travailleurs et travailleuses. En revanche, quelle publicité, quel scandale ! Les IWW sont décapités par les procès. Et, constatant que le sabotage attire davantage de répression que de victoires ouvrières, l’organisation finit par en abandonner officiellement la propagande en 1918.
Cependant, comme le fait judicieusement remarquer l’auteur, la tentation du sabotage ressurgit de temps à autres, quand la grève patine, quand on n’a plus rien à perdre. De nos jours, c’est sur le front écologique – le livre Comment saboter un pipeline d’Andras Malm en est un symptôme – qu’elle connaît un regain d’intérêt.
Guillaume Davranche (UCL Montreuil)
- Dominique Pinsolle, Quand les travailleurs sabotaient. France, États-Unis (1897-1918), Agone, 2024, 456 pages, 25 euros.





