Livre : Louis Mercier-Vega, « La Chevauchée anonyme »
Dans ce récit en grande partie autobiographique sur les premières années de la Seconde Guerre mondiale, dont nous publions ici un extrait, Louis Mercier Vega (1914-1977) apparaît sous les traits des deux personnages principaux, Danton et Parrain, de l’Europe à l’Amérique latine, dans une période « où l’on ne peut rien, sauf ne pas perdre la tête ». Né Charles Cortvrint - « une fédération de pseudonymes à lui tout seul » -, il milite dès l’âge de seize ans dans le mouvement anarchiste belge, puis français, fonde le Groupe international de la colonne Durruti et combat sur le front d’Aragon pendant la révolution espagnole en 1936. Revenu en France, il tente de renouveler un mouvement libertaire assoupi dans sa grandeur passée avec la petite revue Révision (1938-1939). Auteur de L’Increvable Anarchisme (1970, rééd. 1988), La Révolution par l’État, une nouvelle classe dirigeante en Amérique latine (1978), collaborateur de la presse anarchiste internationale, rédacteur de Preuves, fondateur de la revue Interrogations en 1974, Louis Mercier Vega fut animé toute sa vie par la double passion de comprendre et d’agir.
- Louis Mercier-Vega, La Chevauchée anonyme, Ni l’un ni l’autre camp (1939-1941), Agone, 2006. Avant-propos de Charles Jacquier. « In Memoriam », témoignage de Marianne Enckell. « Une attitude internationaliste devant la guerre », Postface de Charles Jacquier.
Marseille, septembre 1939
Les organisations étaient bloquées, vidées de leur contenu par la mobilisation, paralysées par la surveillance policière. Les quelques locaux encore ouverts étaient connus et évités comme des pièges. Seuls quelques vieux, ceux qui avaient dépassé l’âge de la territoriale, venaient balayer les pièces désertes, ramasser les rares lettres et empiler les publications qui continuaient d’arriver de l’étranger et que plus personne ne venait parcourir.
Même la vieille bourse du Travail était devenue suspecte pour tous ceux que les fiches de renseignements, l’allure juvénile, ou tout simplement la façon de se tenir et l’accent mettaient en danger. Les femmes, les très jeunes gens ou les tout anciens servaient encore de relais, porteurs de commissions verbales.
L’image de Victor Serge, « l’illégal a deux ombres », ne valait plus [1]]. Ce n’était plus la chasse à l’individu, c’était maintenant la rafle par rue, par quartier, ou l’interpellation systématique de tout homme qui ne s’identifiait pas au paysage. Il était encore possible de circuler le jour à condition de banaliser le vêtement ou le langage et de posséder une pièce d’identité présentable, un livret militaire d’une classe non encore appelée. Mais dès la nuit tombée, le black-out transformait les règles du jeu et toute silhouette devenait dangereuse pour les chasseurs comme pour le gibier.
L’action collective, les mouvements, les groupes de quartier ou d’usine, les publications, tout cela était effacé. Les dimensions du combat s’étaient brusquement réduites. Tout militant misait sa liberté dans l’immédiat, plus d’un jouait sa peau à échéance. Une poignée de tenaces éditait encore à Paris, pour maintenir le défi et refuser le désespoir, un Courrier des camps [2] qui entretenait, chez les Espagnols et les débris cosmopolites des multiples déroutes, les apparences d’une solidarité. Il ne restait que des individus, acculés, traqués, réduits à leur maigre capital de relations, à leur poignée de monnaie dans la poche et à leur costume encore acceptable.
La trappe du fascisme
La France était une trappe dans une plus grande trappe européenne en train de se refermer. Et Marseille était un piège à rats. Le cours Belsunce et la Canebière, le centre et les quais avaient perdu cette ambiance bon enfant faite de laisser-aller et de franches plaisanteries qui donnait à la ville une certaine chaleur humaine, malgré un arrière-fond sordide. La couleur de gaîté avait disparu, et du même coup les accents se faisaient crapulards, les odeurs aigres, les teintes sombres. Le temps était venu pour les discours aux médaillés et les combines à verres fumés.
Parrain marchait vite, à la fois pour rester moins longtemps sous les regards des policiers en uniforme ou en civil qui lui semblait composer la majorité des passants, et pour se retrouver, même si c’était dans une nasse, entre copains. Il portait des papiers suisses de bonne apparence, mais il logeait chez une directrice d’école sympathisante, en compagnie de trois jeunes Français mobilisés qui n’avaient pas rejoint. Il n’avait donc pas de domicile avouable. Il fallait qu’il s’imagine chaque jour arriver de Genève pour quelques heures, juste le temps d’aller voir un avocat.
Mario était ancré dans un petit hôtel-restaurant du Vieux-Port, tenu par une Piémontaise boulotte qui se disait antifasciste, l’était sans doute, mais se trouvait professionnellement tenue d’entretenir de bonnes relations avec les services de la Préfecture. Mario, c’était la solidité, le calme, la poignée de main ferme, la conviction agissante. Un lit toujours défait, une table avec des journaux et des restes de repas, deux chaises, jamais de lettres - déchirées ou brûlées aussitôt que lues et retenues - des dizaines d’adresses en mémoire. La certitude que la situation était désespérée, qu’elle ne pouvait qu’empirer, et une volonté constante de tenir.
– Partons, lui dit Parrain. La guerre va s’étendre rapidement. Les portes vont se fermer. De Marseille, les routes ne mènent nulle part. L’Afrique du Nord, à supposer qu’on y parvienne, est aussi française que la métropole du point de vue policier. Mais il reste le Nord, la Belgique, la Hollande, les grands ports. Filons. J’attends un mandat en fin de semaine ; il nous permettra d’atteindre la frontière, côté Erquelinnes ou Givet. Nous passerons. À Anvers ou à Amsterdam il reste des occasions. Dès que la guerre vraie commencera, et cela ne saurait tarder, Hitler croquera une France sans ressort et sans goût pour la bagarre. La Suisse n’échappera sans doute pas à la mise au pas national-socialiste de l’Europe. L’Italie jouera les Thénardier. Et alors, d’un côté comme de l’autre, de Paris, de Berlin, ou de Rome, tu te feras avaler mon pauvre Mario, toi et les copains italiens, ennemis déclarés, battus plusieurs fois, sans ressources et sans défenseurs. Prenons du champ, allons observer d’un peu plus loin ; nous verrons plus clair et agirons mieux.
Les grosses mains de poseur de briques de Mario se massaient, s’étreignaient, faisant craquer les jointures. Le nez fort s’inclinait vers les genoux tandis que les longues jambes s’étendaient sous la table.
– Tu as sans doute raison. Pour toi, pour tous. Mais moi je ne peux pas partir maintenant. Avec l’argent qui pour le moment continue d’arriver des copains des États-Unis, par la Suisse, je donne à bouffer à cent ou cent vingt zèbres de notre genre - de la soupe et des pâtes, mais c’est l’essentiel. Si je pars, c’est la débandade ou les conneries - c’est-à-dire le camp, la prison, l’expulsion pour la plupart. Si je tiens, les chances de chacun sont prolongées. Le temps, c’est important. Il y a des bateaux qui partent encore. J’ai, si tu veux, la fonction de tenir ouvert un dépôt d’isolés. Que chacun cherche et tente sa chance, c’est bien. Mon boulot, c’est de la leur conserver. Tu comprends ?
Au point où il en était, Parrain comprenait tout. Ce qui n’arrangeait rien.
– Ici, c’est un cul-de-sac. Tu peux favoriser les départs, mais tu resteras coincé. Es-tu sûr au moins de la taulière ? Et du grand dadais qui tient le comptoir ? Une descente ici et c’est la fin, non seulement celle de la tribu, mais la tienne...
– Tant que je coucherai avec elle, je serai garanti du côté bavardage. Quant au loufiat, tout ce que j’en sais, c’est que c’est un maximaliste, fils de militant... Il ne pourrait, dans le pire des cas, faire sauter toute la filière, car alors cela lui retomberait sur le nez.
Ils convinrent de réunir, le dimanche suivant, le plus grand nombre possible de compagnons, personnellement connus. Ce ne serait évidemment pas une assemblée délibérante. Plutôt un repas d’adieu avant le grand steeple, une dernière croûte cassée en commun, pour que le souvenir en demeure dans la mémoire de chacun aux jours proches de la planque, des cheminements solitaires, de la prison. Et aussi pour recenser ce qui demeurait possible en fait de papiers, d’adresses, de points de chute.
Les frères Baldelli étaient partis rejoindre de vagues parents qui habitaient Bâle, et leur maison, à Saint-Antoine, était devenue lieu de refuge pour deux couples, l’un espagnol, l’autre italien. Il y avait de la place, il y restait de la vaisselle et des casseroles. Le coin était facilement accessible et pouvait très naturellement être considéré comme lieu de balade. Mario avancerait l’argent pour les victuailles et une collecte serait faite sur place pour le rembourser.
C’est vrai que c’est le moment de filer et que demain, dans une semaine ou quinze jours, il sera sans doute trop tard. Encore Parrain peut-il passer inaperçu, avec sa gueule de communiant, ses fringues à peu près convenables. Mon accent, ma taille, ma bouille sont autant d’ennemis pour le passage des frontières. Pris ici ou pris ailleurs, autant rester et prêter la main aux traînards et aux déchards.
Sans compter, et c’est l’essentiel inavouable, que Mario attend - bien qu’il lutte pour ne pas trop y croire après avoir tant travaillé pour que cela soit - une lettre, un câble, un titre dans la presse, un indice quelconque ou un énorme hurlement populaire qui mettrait un point final à l’ultime illusion, à la dernière tentative. En bien ou en mal. Mais qu’il n’ait plus à se tuer de boulot pour user le temps, qu’il sache enfin si l’attentat est bien monté, si tous les fils ont pu être reliés, s’il a été raté ou s’il va réussir, ou du moins être tenté.
Ce que Lucetti, et Sbardellotto, et Schirru ont loupé [3], il est encore possible de le faire. Tant d’éléments patiemment tâtés, convaincus, placés, vérifiés, mis en chaîne, avec des contretemps, des lâchages, des rendez-vous manqués, des promesses non tenues, des mandats qui n’arrivent pas, et les jours et les mois qui filent. Mais maintenant, c’est mûr, avant que ce ne soit pourri. Le capitaine retraité est vissé à sa fenêtre, à Riccione, insoupçonnable tant il est politiquement incolore, tout orné de décorations de la guerre 1915-1918 [4] ; et sous cette fenêtre le Duce passera immanquablement, comme il y passe chaque fois qu’il se rend dans sa ville natale. Un fusil mitrailleur et deux paquets de dynamite, ficelés et dotés d’un bon compassement par un ingénieur des mines...
Rien ne serait changé sans doute dans la marche de l’Europe vers la guerre et la dictature, mais une blessure serait ouverte au flanc italien et des milliers d’isolés retrouveraient le sens de leur destin. Tout ne serait pas entièrement mécanique, absurde et vain. Il y aurait enfin une intervention évidente, publique, impossible à taire, de ceux qui sont voués à la vie de terrier, à la dépendance.
Louis Mercier-Vega