Histoire

Marx et les libertaires : Le marxisme, une force au service des luttes




Le 14 décembre 2024, l’UCL Lyon organisait un café libertaire dans son local La Plume noire. Le thème, « Marx et les libertaires », traitait du marxisme. La discussion abordait plus précisément deux questions : le marxisme est-il compatible avec les idées et la pratique libertaire ? Le marxisme est-il encore utile aujourd’hui pour penser l’émancipation humaine ? Nous proposons ici une synthèse de l’intervention qui a été donnée en ouverture du débat.

Le rapport au marxisme a toujours été un débat au sein du courant communiste libertaire. Avant même la fondation en 1974 de l’Union des travailleurs communistes libertaires (UTCL), Daniel Guérin proposait une tentative de synthèse qu’il nomma successivement « pour un marxisme libertaire » puis « à la recherche d’un communisme libertaire » [1]. D’autres penseurs, hors du courant communiste libertaire, ont également pensé la question. On peut par exemple citer Maximilien Rubel, éminent spécialiste de Marx, auteur entre autres de Marx, théoricien de l’anarchisme [2].

Le rapport entre Marx et les premiers libertaires a été pour le moins ambigu. Bakounine, le principal théoricien de l’anarchisme, a rencontré Marx et Engels pour la première fois en 1844. À cette époque, les trois jeunes hégéliens entretiennent une relation cordiale, voire amicale. C’est à partir de 1868, au sein de la jeune première internationale (AIT) que les choses vont se tendre progressivement avant de dégénérer en conflit ouvert. Bakounine ­finira par être exclu de l’AIT en 1872, entraînant avec lui plusieurs sections. Sans chercher à arbitrer sur les différentes accusations portées entre Bakounine et Marx, revenons brièvement
sur les principaux désaccords avant de nous poser la question suivante : le marxisme est il ­encore utile pour nos luttes ?

Karl Marx (1818-1883), philosophe, économiste et révolutionnaire allemand, est théoricien du matérialisme historique et figure fondatrice du communisme.

L’application du matérialisme historique

Marx et Engels proposent comme grille d’analyse le matérialisme dialectique et historique. Pour faire bref, ils affirment que l’histoire est déterminée par les conditions matérielles d’existence des hommes et des femmes. Autrement dit, il s’agit de la façon dont l’être humain produit et reproduit les conditions de son existence.
Le modèle politique d’une société donnée dépend donc de son mode de production. Marx et Engels définissent l’économie (mode de production) comme « l’infrastructure d’une société » et la politique (mode de gouvernance, culture, religion, etc.) en est la « superstructure ».

Friedrich Engels (1820-1895) est un philosophe, un industriel et un révolutionnaire allemand. Il est co-auteur du Manifeste du Parti communiste avec Marx et est théoricien du socialisme scientifique.

Bakounine ne contredit pas ­cette idée mais considère que Marx et Engels ne prennent pas assez en compte l’influence des êtres humains sur leur propre histoire. Il considère en outre que la description de l’histoire proposée par les deux penseurs fonctionne pour ­l’Europe « germanique » mais pas pour les autres parties du monde, en particulier pour les peuples slaves. Engels, sans le mentionner, lui donne raison en 1890 dans une lettre à J. Bloch : « D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. [...] Ni Marx, ni moi, n’avons jamais affirmé davantage. Si, ensuite, quelqu’un torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. »

Quelle organisation pour le monde ouvrier ?

Le deuxième désaccord majeur entre Bakounine et Marx est politique. Il ne s’agit pas d’une opposition théorique abstraite mais d’une divergence stratégique majeure sur la question suivante : que fait-on maintenant ?
Pour résumer, Marx et Engels considèrent comme primordial de structurer les luttes du prolétariat à travers des partis ouvriers (appelés sociaux-démocrates à l’époque). Ces partis doivent être capables de guider politiquement les masses, y compris en utilisant les institutions bourgeoises comme des armes tactiques (sans illusion sur leur ­nature).

Mikhaïl Bakounine (1814-1876) est un philosophe, un révolutionnaire et un théoricien anarchiste russe. Il a inspiré les luttes antiautoritaires et posé les bases de l’anarchisme moderne.

Pour eux, la prise du pouvoir politique par le prolétariat est une étape clé pour démanteler ­l’État bourgeois et amorcer la transition vers le communisme. Bakounine et ses partisans, quant à eux, défendent une approche que l’on pourrait qualifier de « pré-syndicalisme révolutionnaire ». Ils estiment que l’organisation immédiate des ouvriers en fédérations corporatives, pour défendre leurs intérêts économiques, est à la fois une nécessité et la matrice de la révolution sociale. Ces structures économiques doivent préfigurer l’organisation fédérative de la société future, sans passer par la prise de pouvoir politique ni l’instauration d’un État, qu’ils jugent oppresseur.

Avec le recul, on voit que ce débat est toujours d’actualité, tout en ayant évolué. Les libertaires ont très vite réalisé la nécessité de se grouper dans des organisations spécifiques. On peut penser par exemple aux réfugiés anarchistes ukrainiens en France. Ces derniers, combattant au sein de l’armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne (dite Makhnovtchina), ont essuyé une défaite cinglante en 1921 face à l’Armée ­rouge.
Une partie d’entre eux, après avoir trouvé refuge à Paris, procédèrent à une analyse des raisons de la défaite. Ils en vinrent à la conclusion suivante : si les anarchistes ont perdu en Russie, c’est par manque de solidité organisationnelle et de discipline. En conséquence, ils rédigèrent La Plateforme dite d’Archinov, qui fait encore aujourd’hui référence pour l’UCL.

De leur côté, les marxistes « purs » se sont davantage tournés vers le syndicalisme, comme en France où le Parti communiste français (PCF) a su pour un temps organiser autour de lui une partie considérable du courant syndicaliste révolutionnaire. La question aujourd’hui est davantage de savoir où l’on place le curseur ­entre parti et syndicat, entre utilisation des institutions et refus tout azimut ?

Le Marx-Engels-Forum est situé un parc public dans le quartier central de Mitte à Berlin.
Sculpture en bronze de Ludwig Engelhardt

La question de l’État

Il s’agit d’une question complexe. Lorsque Marx parle ­« d’État populaire » et de « dictature du prolétariat », il n’en définit jamais la forme exacte. Si les États dits du « socialisme réel » se sont revendiqués de Marx, celui-ci n’a jamais été aussi précis. Imputer les échecs du stalinisme à Marx est donc, au mieux, une erreur grossière.
Qu’est-ce que l’État pour Marx ? Le marxisme définit l’État comme un « regroupement d’hommes en armes ». Le pouvoir de celui-ci est assuré et maintenu par le monopole de la force, puis par celui de la fiscalité.

Marx considère que l’État émerge lorsque les contradictions entre les ­classes au sein d’une société deviennent trop fortes pour se maintenir. Les rapports de production donnent naissance à des classes sociales antagonistes. Arrivées à un certain stade de leur développement, les sociétés humaines ne pouvaient plus supporter ces antagonismes. La seule manière de ­faire perdurer la domination ­d’une classe sur une autre était la constitution de ­l’État. Ce dernier a ainsi existé dès la période de l’esclavagisme antique et s’est poursuivi dans l’histoire jusqu’à l’État moderne tel qu’on le connaît, qui assure aujourd’hui la domination des capitalistes sur les prolétaires.

Le rôle de l’État est donc clair : il permet de rendre « légale » la domination bourgeoise et encadre les conflits sociaux. Le prolétaire sera toujours perdant dans ce cadre : l’État peut soit l’attacher à une poignée de compromis ­chèrement acquis, soit le réprimer s’il estime qu’il va trop loin.

Marx et Engels sont convaincus que l’État doit disparaître. Mais pour qu’il disparaisse, il faut ­d’abord réaliser les conditions de sa disparition, à savoir la disparition des classes sociales. Pour faire disparaître les classes, le prolétariat doit exercer son ­propre pouvoir. En effet, seul le prolétariat a intérêt dans la destruction des classes. Il est donc le seul à pouvoir mener le processus révolutionnaire communiste jusqu’au bout. C’est pourquoi Marx considère nécessaire le passage par la dictature du prolétariat. Il s’agit toujours de la domination d’une classe sur une autre, mais cette fois-ci, c’est la domination du prolétariat sur la bourgeoisie et la petite bourgeoisie. L’État populaire selon Marx n’a pas les même caractéristiques que l’État bourgeois. Il ne s’agit pas de repeindre en ­rouge les institutions bourgeoises. Pour autant, les institutions de la dictature du prolétariat constituent bien, dans l’esprit de Marx, un État. Celui-ci n’est pas voué à perdurer une fois les ­classes sociales disparues.

L’Épopée du peuple mexicain (Epopeya del pueblo mexicano, en espagnol) est une fresque du peintre mexicain Diego Rivera, réalisée sur les murs de l’escalier principal du Palais national de Mexico entre 1929 et 1935.
Fresque de Diego Rivera

Ne pas attendre le déperissement de l’État

Pour Bakounine, l’État doit être aboli pour être remplacé par une société fédérative issue des organisations ouvrières. Bakounine ne nie pas, pour autant, la nécessité de la violence et de l’écrasement de la bourgeoisie. Tout comme Marx, il reste assez flou sur la ­phase de transition entre la révolution et l’instauration du communisme. Toutefois, il insiste largement sur la nécessité d’empêcher l’émergence de dirigeants par un fonctionnement décentralisé. Il redoute, en effet, qu’un pouvoir central dans la révolution mène à la restauration du vieux monde.

Poursuivant la pensée de Bakounine, le mouvement libertaire proposera plusieurs alternatives à la dictature du prolétariat. Attardons-nous un instant sur celle de Georges Fontenis qui, dans son Manifeste du communisme libertaire, accorde un chapitre à cette notion. Pointant le caractère flou du concept marxiste, il insiste sur la nécessité d’un pouvoir exercé directement par la classe, et non par le parti. Il propose le concept de « pouvoir ouvrier direct » à savoir le pouvoir aux syndicats, aux conseils, etc.

La pensée de Marx est-elle incompatible avec celle des libertaires ? Notons un fait intéressant. Au moment de la Commune de Paris, Marx et Bakounine étaient membres de la même organisation, l’AIT. Ils ont entretenu des correspondances importantes avec des communards qui leur ont transmis des comptes rendus et des documents sur le déroulement des événements [3]. Marx et Bakounine saluèrent la Commune avec enthousiasme : pour Marx, elle avait réalisé « la forme enfin trouvée de l’État populaire » tandis que pour Bakounine elle avait réalisé « l’abolition de l’État ».

Le courant communiste libertaire aurait tort de ne pas se pencher sérieusement sur Marx. Encore plus de le rejeter par alignement historique. L’analyse marxiste, et en particulier la méthode qui l’accompagne, ­offrent un regard tranchant sur le monde capitaliste. Sans cette méthode, nous nous condamnons aux postures morales et aux raisonnements idéalistes. S’il est vrai que Marx a vieilli et que sa théorie mérite un coup de polish, ses propos restent incontournables, notamment sur l’économie et sur le matérialisme historique.

Marx propose un travail essentiel pour comprendre les ressorts économiques du capitalisme. Il démontre comment le rapport entre patrons et prolétaires est au cœur de la société. Le concept de plus-value permet encore de nos jours d’expliquer la plupart des conflits sociaux.

Dépasser Marx par le marxisme

Un livre intéressant pour découvrir l’économie marxiste est L’abrégé du Capital de Karl Marx de Carlo Cafiero [4]. Dans ce petit ouvrage facile d’accès, à destination des ouvriers et ouvrières, Cafiero tente de rendre compréhensible les bases de l’économie marxiste. Point bonus, Cafiero est un libertaire !
Par ailleurs, si les termes de matérialisme historique et dialectique peuvent impressionner, le concept n’est en fait pas si difficile à maîtriser. Surtout, comprendre ce concept permet de mieux saisir les dynamiques de l’histoire (et donc du capitalisme). Et comprendre l’histoire, c’est comprendre le présent.

Sur ces concepts, on peut conseiller Principes élémentaires de philosophie par Georges Politzer [5]. Il s’agit d’un condensé des notes de ses élèves à l’université ouvrière en 1930. Malgré ses biais staliniens, Politzer propose une vision claire et compréhensible du matérialisme dialectique. L’UCL propose également une formation « matérialisme » dédiée à ses militantes et militants.

Si l’œuvre de Marx est essentielle, elle s’est concentrée sur le prolétariat des grands centres industriels et a fait l’impasse sur le travail invisible des femmes autant que sur le rôle de l’exploitation coloniale. Pour réparer ce tort, on pourra lire Les damnés de la terre de Frantz Fanon ou Le capitalisme patriarcal de Silvia Federici [6]. Bien loin d’un marxisme fossilisé, c’est d’un marxisme ouvert et inclusif sur ses évolutions dont nous avons besoin. Et les libertaires ont tout intérêt à étudier le marxisme autant que les révolutions marxistes. Pour les révolutionnaires, il ne doit y avoir aucun tabou, seulement la victoire… ou la victoire !

Pierre Shut (UCL Grenoble)

[1Daniel Guérin, Pour un marxisme libertaire, Laffont, 1969 et À la recherche d’un communisme libertaire, Spartacus, 1984.

[2Maximilien Rubel, Marx, théoricien de l’anarchisme, Le Vent du ch’min, 1983, rééd. Entremonde, 2011.

[3C’est ainsi que Karl Marx a écrit La guerre civile en France en 1891. Le texte intégral est disponible sur Marxists.org.

[4Carlo Cafiero, Abrégé du Capital de Karl Marx, Stock, 1924, rééd. Éditions du Chien rouge, 2021.

[5Georges Politzer, Principes élémentaires de philosophie, rééd. Delga, 2009.

[6Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Maspéro, 1961, rééd. La Découverte, 2004  ; Silvia Federici, Le capitalisme patriarcal, La Fabrique, 2019.

 
☰ Accès rapide
Retour en haut