IXe congrès d’Alternative libertaire - Saint-Denis, mai 2008

Pouvoir populaire contre pouvoir d’Etat




Les mouvements sociaux et, partants, les révolutionnaires libertaires, sont depuis quelques années dans une posture délicate.

Pourquoi ? Parce que nous sommes actuellement confrontés à un recul de l’idée que les luttes peuvent changer la société, dont l’origine est notamment à rechercher dans l’échec des mouvements sociaux à
s’opposer à l’offensive libérale, mais aussi dans l’émergence parallèle d’un espace politique électoral d’extrême gauche constant depuis 10 ans, qui ré-accrédite la possibilité d’une gauche authentique pour une fraction significative de travailleurs et des travailleuses, oblitérant du même coup les débats de fond sur l’échec du projet social-démocrate à changer de société.

Enfin, la faiblesse numérique et politique du courant communiste libertaire en France, même s’il s’est développé ces 4 dernières années, contribue à accentuer ces deux phénomènes.

La conséquence de ce recul est que le mouvement social traverse une crise de confiance dans sa propre action directe. Du coup, la stratégie qui consiste à représenter les luttes et la révolte des travailleuses et des travailleurs dans le cadre des institutions retrouve de son actualité comme l’attestent les succès de la LCR.

Soyons clairs. Pour nous, la frontière de classe ne s’établit pas, en soi, sur la participation ou non aux élections. Elle s’établit d’une part sur la gestion des institutions républicaines, qui conduit à cogérer le capitalisme et à assumer ses conséquences ; et d’autre part, sur la non priorité donnée à l’intervention directe des exploités comme moteur de tout projet anticapitaliste.

Il est temps pour Alternative libertaire de réactualiser sa critique des institutions républicaines et d’avoir une orientation politique adaptée au contexte présent, dont les militant-e-s puissent se servir pour être à même de peser dans les mouvements sociaux, envers les forces politiques à gauche, et plus généralement chez les exploités. Il s’agit
donc d’éviter toute position dogmatique qui figerait les divergences, voire qui établirait de fausses divergences, nous rendant inefficaces politiquement.

Une passe délicate pour les mouvements sociaux

L’idée que les luttes peuvent changer la société était revenue en force après Décembre 95 et apparaissait en filigrane dans le mouvement altermondialiste mis à la mode après le sommet de Seattle. Fortement ébranlée après l’échec des grèves de mai-juin 2003, cette idée a continué de s’affaiblir et ce malgré la victoire contre le CPE en 2006. En réalité les conditions même de cette victoire étaient symptomatiques d’un attentisme du mouvement ouvrier, qui a délégué à la jeunesse le soin de mener une lutte qui concernait pourtant l’ensemble du salariat. Aussi le salariat organisé a-t-il été essentiellement spectateur de cette victoire, ce qui ne pouvait pas contribuer à une reprise de confiance dans son action directe.

Comment comprendre ce recul-là ? Le nouveau cycle de luttes ouvert en 1995 laissait toutes les possibilités ouvertes, le contenu politique des luttes et les rapports à entretenir avec l’État demeurant des questions non posées dans le mouvement social à une échelle suffisamment vaste pour le positionner sur une ligne autonome de la politique politicienne.

Faute d’avoir tranché sur ces questions là, faute que le courant communiste libertaire pèse à une échelle de masse, on laissait le mouvement social et les travailleurs à la merci de défaites sociales et idéologiques. Orphelins et résignés sur le terrain de la lutte des classes, une partie des travailleuses et des travailleurs s’est raccroché à une logique de délégation de sa colère à des partis politiques chargés d’en être le porte-voix amplificateur.

Or la confiance dans l’action directe des travailleuses et des travailleurs est la condition sine qua non d’un projet d’auto-émancipation fondé sur la « gauche de la rue ». Sans cette confiance en soi, le mouvement social a naturellement tendance à se décharger de ses responsabilités sur des partis politiques toujours prêts à formuler des offres de service.

La dernière élection présidentielle aura été hautement révélatrice de la crise d’orientation politique que vit le mouvement social et qui a accouché d’un échec à s’affirmer comme opposition sociale. L’échec ne vient pas, en soi, de la victoire de Nicolas Sarkozy. En effet, sa rivale socialiste avait un programme analogue, et la politique menée n’aurait, pour l’essentiel, pas été différente sur le fond. L’échec vient de l’attitude désemparée des mouvements sociaux pendant la campagne présidentielle.

Les mouvements sociaux auraient dû avoir une expression forte pour dire : « Quel que soit le résultat du scrutin, nous savons, au vu du programme des candidats, que les travailleuses et les travailleurs auront à se battre pour défendre leurs intérêts. »

Faute de tenir ce discours clair, on préparait le désarmement moral de la « gauche de la rue » pour l’après-scrutin, quelle qu’en soit l’issue. Si l’UMP l’emportait on était condamné à la démoralisation. Si le PS l’emportait on était condamné à se réjouir mollement d’avoir échappé au pire. Dans les deux cas, le mouvement social ne démarrait pas le nouveau quinquennat du bon pied.

À ce titre, Alternative libertaire ne peut que se féliciter d’avoir fait campagne sur le thème « Le changement s’imposera par les luttes », en mettant en lumière les analogies profondes entre les programmes UMP et PS, et en appelant la « gauche de la rue » à ne rien attendre que d’elle-même. AL ne peut que se féliciter d’avoir refusé de se ranger derrière Royal, comme l’ont fait précipitamment et surtout sans conditions le PCF, LO et la LCR.

Ce qui doit préoccuper les révolutionnaires en premier lieu, ce n’est donc pas le rapport des forces entre le PS et l’UMP, mais ce recul de l’idée que les luttes peuvent changer la société, qui affaiblit les mouvements sociaux et par contrecoup affaiblit les révolutionnaires – toutes et tous les révolutionnaires, y compris les trotskistes qui se sentent pousser des ailes parce qu’ils ont totalisé plus de 6% des voix en 2007. Si l’espace politique des mouvements sociaux se réduit, c’est le socle de toute espérance révolutionnaire qui se désagrège.

Des atouts à mettre en lumière

Nous avons, en France, la chance d’avoir un mouvement syndical de lutte, qui permet l’existence d’un espace politique « de masse » pour l’action directe et une certaine radicalité. C’est une différence appréciable en comparaison de certains pays comme l’Allemagne ou la Scandinavie, où le modèle syndical social-démocrate hégémonique n’offre que peu d’appui à l’idée que l’intervention directe des travailleuses et des travailleurs peut changer la société. Mais aussi en comparaison de l’Espagne et de l’Italie, où le syndicalisme de lutte, malgré un poids quantitatif non négligeable, est cependant marginalisé face à des confédérations syndicales encore puissantes qui ont choisi la collaboration de classe avec l’État pour « moderniser » l’économie et les relations sociales.

Il est donc vital de préserver et de développer cette culture syndicale de lutte, et d’agir pour que les mouvements sociaux reprennent confiance dans leur force collective. Comment ?

  • En menant des luttes victorieuses ;
  • En réaffirmant l’idée que le changement s’impose par les luttes collectives ;
  • En remettant au centre du débat le nécessaire bilan politique des projets de transformation sociale menés dans le passé, et donc aussi de la nature du projet de société à opposer au capitalisme.
  • En défendant l’autonomie politique du mouvement social, donc la nécessaire séparation entre le mouvement social d’un côté, les partis et les institutions de l’autre.

L’électoralisme en quête de nouveaux arguments

C’est sur ce dernier point que, depuis dix ans, une offensive est menée par les partis à gauche du PS pour « redéfinir les rapports entre partis et mouvements sociaux », pour « en finir avec l’anarcho-syndicalisme du mouvement social ».

Des partis discrédités ou insuffisamment crédibles ont cherché à s’adjoindre des militantes et des militants du mouvement syndical qui défendent les intérêts des classes populaires de façon désintéressée, active, non carriériste, et qui surtout n’ont jamais été mouillés dans la cogestion. C’est ainsi que le PCF, la LCR et d’autres ont inventé les « personnalités issues du mouvement social » à aligner sur diverses listes électorales, conformément à leur stratégie politique de traduire électoralement le capital symbolique de la « gauche de la rue ». Pour les mouvements sociaux, le gain s’avère nul, voire négatif.

En 1998 et 1999, le 1er puis le 2e « Appel pour l’autonomie du mouvement social », lancé entre autres par des militantes et des militants libertaires, avaient battu en brèche ces manœuvres et provoqué un salutaire débat dans les mouvements sociaux, stoppant net la manière dont ces partis avaient conçu le nouveau rapport entre partis et mouvement social. Même si, malheureusement, l’autonomie avait été comprise dans de nombreux cas comme une forme d’apolitisme et de rejet des organisations politiques quel qu’elles soient.

Ces dernières années, de nouveaux arguments en faveur de la participation aux institutions se sont faits jour, y compris en tentant d’intégrer une partie de la critique libertaire. Examinons-les.

Peut-on participer aux institutions tout en les dénonçant ?

Non. L’expérience montre qu’on ne peut combiner durablement un discours électoraliste et un discours anti-institutionnel.

On ne peut à la fois clamer que c’est la rue qui changera la société, et se présenter à chaque élection, même les plus dérisoires (les cantonales et même les sénatoriales dans le cas de LO !) comme si sa propre survie en dépendait.

Des partis s’y sont déjà, dans le passé, cassé les dents. Le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire (POSR) de Jean Allemane a, entre 1891 et 1898, été le plus important parti socialiste en France. Écartelé entre son mépris affiché pour le parlementarisme et une participation constante aux élections pour des raisons tribuniciennes, il s’est balkanisé et a éclaté, une partie de ses forces mettant la priorité sur le mouvement social, l’autre partie mettant la priorité sur la présence dans les institutions. Dans les années 1970, le PSU connaîtra le même sort, une partie de ses forces rejoignant la social-démocratie, une autre partie mettant son énergie dans les luttes sociales.

Si on reconnaît que « tout passe par la lutte », alors on reconnaît que les candidatures n’ont qu’une valeur de témoignage. Mais si on reconnaît cela, on se condamne à un score dérisoire. Il y a donc besoin de faire croire aux électeurs et électrices que leur vote ne sera pas inutile.

Si l’on fait un score significatif qui se concrétise par des élus, la pression subie par ces derniers au sein de l’institution capitaliste, leur isolement face à la désorganisation de ceux qui ont voté pour eux, se traduisent quasi-systématiquement par le ralliement des élus à une logique de gestion de l’institution.

La logique institutionnelle et la logique de la « gauche de la rue » ne sont pas conciliables dans le cadre d’une stratégie de transformation sociale qui mette en cause à la fois le capitalisme et ses institutions par l’intervention directe des exploités.

Les élections peuvent-elles avoir une fonction tribunicienne ?

Oui et non. Participer à une élection n’ouvre pas nécessairement une tribune. En réalité cela dépend d’une conjonction de facteurs : charisme du ou de la candidate ; clarté et simplicité du discours ; envie des médias de vous faire jouer un rôle ou non.

Soixante années de pratique électorale se résument, pour les trotskistes, à deux succès : 1995 et 2002 pour LO ; 2002 et 2007 pour la LCR. Le reste du temps, cela n’a été qu’un investissement d’énergie sans gain durable. L’aboutissement de cette stratégie tribunicienne a même créé une forme de dépendance chez LO qui, paniquée de son effondrement en 2007 n’a pas trouvé mieux, pour conserver son capital électoral, que de se mettre à la remorque du PS dès les municipales de 2008 dans nombre de communes.

Le meilleur exemple de contre-performance reste néanmoins celui des courants de « gauche alternative ». Ceux-ci avaient pensé, en 1988, que la candidature de Pierre Juquin pourrait leur donner une tribune. Ce fut un tel fiasco qu’il fallut attendre dix-neuf ans pour que l’aventure soit de nouveau tentée, avec José Bové.

C’est pourquoi il est bien plus fécond, pour les révolutionnaires de faire de la politique en-dehors des institutions, et contre elles. Mais en tenant compte des rapports complexes que les travailleuses et les travailleurs entretiennent avec ces dernières.

C’est sur les mouvements sociaux que nous fondons notre stratégie. C’est aux mouvements sociaux d’occuper la tribune. Car c’est leur constitution en force politique autonome qui sera le meilleur vecteur de l’intervention directe des travailleuses et des travailleurs dans les affaires publiques.

Peut-il y avoir un lien positif entre pouvoir et contre-pouvoir ?

Non. L’articulation du mouvement social à un ou des partis aspirant à exercer le pouvoir, ne peut mener qu’à la catastrophe. Il n’est que de citer les expériences de l’accession au pouvoir de François Mitterrand en 1981 ou de Lula au Brésil en 2003, qui ont paralysé l’action des mouvements sociaux qui avaient lié leur stratégie revendicative à une alternance gouvernementale.

C’est une mystification de faire croire que le pouvoir et le contre-pouvoir peuvent « œuvrer ensemble » dans l’intérêt des classes populaires. Plus précisément, quand les contre-pouvoirs se retrouvent dans une relation de dépendance à l’égard des partis de gauche au gouvernement, ils ne peuvent être que désarmés, les travailleur-se-s en général se retrouvant dans une situation de spectateurs et pas d’acteurs de la transformation sociale.

Certains courants de la gauche avaient avant 2003 portaient au pinacle Lula et le PT brésilien, dont l’osmose avec le mouvement syndical était censée être un garant de leur fidélité aux intérêts des classes populaires. Élu, Lula a mené une politique conforme aux intérêts du capitalisme brésilien et catastrophiques aux plans social et environnemental. Ses thuriféraires se sont faits brutalement plus discrets, avant de se découvrir un nouveau « modèle » : le chavisme.

Le modèle chaviste repose sur la fiction d’une osmose entre le pouvoir d’État et le mouvement populaire. Le second épaule le premier dans son œuvre de transformation de la société vénézuélienne. Mais si la « révolution bolivarienne » reçoit indéniablement le soutien des masses, le problème est qu’il n’existe aujourd’hui pas de mouvement social autonome au Venezuela. Le pouvoir chaviste fixe le cadre, les objectifs et le calendrier des mobilisations populaires. L’État combat l’émergence d’un éventuel mouvement social indépendant de lui. Les résistances à certaines politiques de l’État chaviste sont illico taxées de trahison, de sabotage, de collusion avec la CIA, etc. Cette situation est lourde de menaces. Les classes populaires, dépourvues d’une organisation autonome, seraient désarmées si Chavez, pour poursuivre son œuvre d’édification d’un capitalisme national, opérait demain un virage à droite.

Ce qui a manqué à l’Argentine de décembre 2001 comme à la France de mai 1968 pour menacer sérieusement le système capitaliste, c’est un mouvement social indépendant des classes dirigeantes (contrairement à la CGT argentine) ou des intérêts d’un parti et d’une puissance étrangère (contrairement à la CGT française).

Les municipalités, de par leur caractère de « proximité », ne constituent-elles pas une exception ?

Rarement. Les grandes municipalités sont des organes importants de gestion du capitalisme. Elles sont souvent l’un des premiers employeurs d’un département ou d’une région, avec les contradictions de classe que cela entraîne. La sujétion des mouvements sociaux à une municipalité est tout aussi nocive qu’ailleurs.

C’est à Porto Alegre (Brésil) que cette sujétion consentie est allée le plus loin, puisque avec l’institution du « budget participatif », la plupart des mouvements sociaux (syndicats ouvriers ou paysans, associations de quartiers, etc.) ont accepté d’abdiquer leur autonomie revendicative pour inscrire leur action dans le cadre et le calendrier fixé par la municipalité PT – qui a néanmoins perdu la mairie en 2004. Aujourd’hui les mouvements sociaux sont dans une passe délicate, un certain nombre de leurs cadres ayant accepté des postes salariés par la municipalité… qu’ils ont conservé quand celle-ci est passée à droite.

Par ailleurs, résister à la pression institutionnelle est très difficile pour une ou un élu « alternatif » qui, de militant des mouvements sociaux, a tôt fait de se transformer en petit gestionnaire. Le caractère de « proximité » des élections municipales peut s’avérer être un piège plus qu’une opportunité pour les anticapitalistes. La plupart des listes « alternatives » mésestiment la puissance d’intégration des institutions… et au bout de quelques mois de gestion, elles sont totalement digérées – il n’est qu’à voir l’expérience des Motivé-e-s à Toulouse entre 2001 et 2008.

Certains courants révolutionnaires en sont conscients et prétendent appuyer leur action municipale sur les mouvements sociaux. Ils font alors un parallèle hasardeux entre les institutions municipales et la représentation du personnel dans les entreprises. Le cadre est pourtant complètement différent :

Dans une entreprise, le pouvoir du patronat est autocratique : les salarié-e-s ne l’élisent pas. Ils et elles élisent des délégué-e-s du personnel censé-e-s défendre leurs intérêts contre ceux du patron. Bien sûr, une ou un militant syndical – même révolutionnaire – peut très bien se laisser dévoyer dans le jeu de la cogestion. Délégués du personnel, comités d’entreprise, comités hygiène-sécurité, conseils d’administration : les institutions paritaires ne manquent pas, qui accaparent les syndicalistes et en transforment beaucoup en petits cogestionnaires. Mais cette dérive est due plus globalement à une conception dévoyée du syndicalisme. Les syndicalistes de lutte sont censés faire une utilisation toute autre de leurs mandats, et s’appuyer sur les informations qu’ils peuvent récolter pour impulser des réunions du personnel et des mobilisations collectives.

Un conseil municipal n’a rien à voir avec les institutions paritaires d’une entreprise. Aux élections, les gens élisent non pas des délégué-e-s pour défendre leurs intérêts contre le patron, mais une équipe qui doit devenir la patronne de la commune. Les listes « alternatives » et même les listes révolutionnaires doivent concocter un programme de gestion sur lequel elles seront jugées, sous peine de faire un score ridicule…

Les révolutionnaires qui participent aux élections bourgeoises sont depuis toujours écartelés entre ces deux tendances contradictoires : soit se présenter pour le témoignage, en disant clairement que le changement viendra des luttes et de la rue – et dans ce cas l’électorat, s’il a bien entendu le message, ne vote pas pour les révolutionnaires ; soit se présenter pour gagner et gérer, et dans ce cas il faut avoir un programme ou un accord de gestion avec un grand parti. Il est difficile de dire où se situent la « Gauche alternative », le PT, la LCR ou LO dans cette dichotomie, car selon les opportunités, la situation peut les amener à faire un choix ou l’autre.

Une fois intégré à une majorité ou une minorité municipale, ce qui empêcherait l’élue ou l’élu « alternatif » de se laisser absorber par l’institution, ce serait de s’adosser à une force extérieure : le mouvement social des quartiers. Or aujourd’hui cet « appui » n’est que théorique, vu la quasi-inexistence dans les quartiers d’un mouvement social puissant.

D’ailleurs, si ce mouvement social existait, l’intérêt des révolutionnaires serait qu’il soit autonome, porteur de son propre projet et le défendant par l’action directe en pointant les limites de la légalité des institutions municipales. Dans cette logique là, il importerait pour les révolutionnaires de politiser les enjeux municipaux tout en développant la légitimité des habitantes et des habitants travailleurs à prendre en main les affaires municipales (logement, transports, culture...).

Dans ce cadre, les rapports entre contre-pouvoir et pouvoir légal municipal peuvent s’envisager comme un état circonstancié des rapports de force à l’œuvre. Nous pourrions donc parfaitement envisager de lier une politique de contre-pouvoirs adossée à une politique de prise de pouvoir, dès lors que la dynamique politique appartiendrait aux contre-pouvoirs. Cela voudrait dire que la légalité et la légitimité des institutions municipales seraient de fait régulièrement remises en cause, et en même temps progressivement prises en main par l’auto-organisation populaire (assemblées de quartier, associations et syndicats...).

Peut-on « changer le monde sans prendre le pouvoir » ?

Non. Nous sommes en désaccord avec cette idée que les mouvements sociaux doivent se contenter d’exister et de lutter, sans lier leur action à une finalité révolutionnaire – expropriation capitaliste et démantèlement du pouvoir d’État.

Cette pensée, incarnée par un John Holloway, un Miguel Benassayag – théoricien de l’« action restreinte » –, ou un Hakim Bey – théoricien des « zones autonomes temporaires (TAZ) » – est assimilable à une sorte de « réformisme d’action directe ». Cette idéologie est cousine du proudhonisme d’antan qui prônait le « séparatisme ouvrier » d’avec les institutions, et appelait le prolétariat à créer ses propres institutions, en faisant abstraction de l’État capitaliste.

Cette idéologie a à juste titre été qualifiée d’illusoire et contre-productive par les révolutionnaires (libertaires comme autoritaires). Elle suggère qu’il suffit d’ignorer le pouvoir en place pour que celui-ci s’écroule. Dans les périodes révolutionnaires, elle a mené le mouvement social au fiasco, en refusant d’envisager l’alternative au capitalisme et au pouvoir d’État, et en laissant aux forces réactionnaires le temps de se ressaisir et de contre-attaquer.

Au Mexique, l’EZLN a par exemple longtemps accrédité l’idée qu’on pouvait « changer la vie sans prendre le pouvoir », et limitait volontairement son action à l’auto-organisation locale, sans prétention au-delà des frontières du Chiapas. Devant les limites de cette stratégie elle a, en 2007, réorienté son action en menant la Otra Campaña, qui visait à fédérer les mécontentements à travers le pays (paysans, ouvriers, des minorités sexuelles ou ethniques) dans la perspective d’une transformation globale de la société.

C’est la dialectique entre les luttes d’aujourd’hui et le projet socialiste de demain qui permettra au mouvement social d’avancer et de marquer des points.

Contre-pouvoir, double pouvoir, pouvoir populaire

Depuis 1789, nombre de révolutions modernes et de situations prérévolutionnaires ont été marquées par la montée en puissance d’un double pouvoir : un pouvoir d’État affaibli et désemparé face à la montée d’un pouvoir populaire auto-organisé, quelle que soit l’appellation que se donnent ses organes – conseils, soviets, comités, assemblées populaires…

Dans ces situations, l’objectif des révolutionnaires libertaires est non pas de prendre le pouvoir d’État et d’assumer un rôle gouvernemental, mais d’aider le pouvoir populaire à prendre conscience de lui-même, à se doter de ses propres institutions, à concurrencer puis à se substituer au pouvoir d’État.

Dans la situation présente – non révolutionnaire – l’objectif des révolutionnaires libertaires portent une stratégie fondée sur les contre-pouvoirs et leur fédération.

Ces contre-pouvoirs peuvent exister dans tous les lieux de vie et d’activité des classes dominées : lieux de production, quartiers, lieux de formation. Ils prennent aujourd’hui la forme de syndicats et associations de lutte, comités de quartier indépendants, etc. L’essentiel est le caractère de masse et de classe de ces contre-pouvoirs. « De classe », c’est-à-dire organisant des salarié-e-s n’ayant pas de contrôle ni en amont ni en aval sur l’objet de leur production ; « de masse », c’est-à-dire organisant ces salarié-e-s sans préjuger de leurs options idéologiques, sur la seule base de leur revendications communes.

Ces contre-pouvoirs sont l’outil essentiel pour mener les luttes sociales d’aujourd’hui. Nous souhaitons qu’ils soient l’embryon du double pouvoir de demain et du pouvoir populaire d’après-demain.

Leur caractère de masse et de classe en fait des forces potentiellement révolutionnaires, mais seulement potentiellement. C’est pourquoi il est vital qu’ils se familiarisent, autant que faire se peut, avec des projets et des pratiques d’émancipation : antipatriarcales, antiracistes, écologistes, anticapitalistes et autogestionnaires, portées activement par un courant communiste libertaire solidement implanté dans le mouvement social et dans la société.

 
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