Soudan : Terre brûlée au Darfour




Chassez le naturel, il revient au galop. Tandis que le gouvernement soudanais acceptait, en janvier, de mettre fin à des décennies de guerre au Sud-Soudan, il a lâché ses bombes et ses mercenaires dans l’ouest, au Darfour. Le conflit a dégénéré en une véritable entreprise d’épuration ethnique.

Le Soudan était jusqu’ici connu pour abriter la plus vieille guerre civile du continent. Depuis 1956, le Sud, noir, chrétien et animiste, s’opposait au pouvoir central de Khartoum, arabe et musulman. Un conflit pour l’autonomie culturelle à l’origine, mais qui a rebondi avec une violence accrue après la découverte de gisements pétroliers que le pouvoir de Khartoum ne pouvait se résoudre à abandonner aux " Sudistes ".

La guerre entre l’État et la rébellion de l’Armée de libération du peuple soudanais (APLS) a néanmoins pris fin à partir de l’été 2002. Après plusieurs mois de négociation sous l’égide de Washington, les deux parties ont signé en janvier 2004 des accords de partage des richesses (et notamment des revenus pétroliers).

La paix et la sécurité instaurées, les États-Unis allaient donc pouvoir revenir pomper du brut dans ce pays qu’ils avaient déserté en 1984, après l’assassinat par la rébellion de plusieurs employés de la multinationale Chevron. L’européen Total, qui possède une concession qui n’a jamais été mise en exploitation à cause de la guerre, pouvait également se frotter les mains. Le retour de la paix promettait quelques belles luttes d’influence pour le contrôle des ressources énergétiques du pays, entre-temps passées aux mains des Chinois. Dans tous les cas, le régime de Khartoum ne pouvait que se féliciter de sa respectabilité bientôt retrouvée sur la scène internationale.

Ayant autrefois entretenu des liens douteux avec des groupes terroristes, le général El Béchir, au pouvoir depuis 1989 suite à un coup d’État, ne demande rien de mieux aujourd’hui que rentrer dans le rang, à l’instar d’un Khaddafi en Libye. Depuis que le pays a été bombardé par les Américains en 1998 [1], El Béchir n’a eu de cesse de prouver sa bonne foi : en chassant l’influent islamiste Al Tourabi de son gouvernement en 1999, en dénonçant l’attentat du 11 septembre 2001, puis en collaborant avec les services de renseignement US, enfin en acceptant de signer au Sud-Soudan des accords de paix rédigés par la diplomatie américaine.

Tout semblait donc aller pour le mieux pour le régime de Khartoum… jusqu’à ce qu’éclate aux yeux du monde le scandale du Darfour.

Conflit foncier

Cinquante mille morts et un million de personnes déplacées depuis le début des troubles, en février 2003. Que s’est-il passé au Darfour ? S’agit-il d’un « simple » conflit « tribal », « ethnique », opposant cultivateurs noirs et éleveurs arabes ? C’est ce que cherche à faire croire le pouvoir de Khartoum, pour masquer la dimension politique du conflit, et ses responsabilités dans les atrocités.

Cela fait en réalité une quinzaine d’années que la situation se détériore dans cette grande région, sous-développée et marginalisée par le pouvoir central. Ici comme dans l’ensemble du Sahel, l’expansion démographique a rendu brûlante la question foncière. L’extension des cultures a réduit les pâturages pour les éleveurs de dromadaires, qui se trouvent de plus en plus précarisés, voire ruinés. Ce sont ces éleveurs acculés, essentiellement arabes, qui, en 1987-1988, ont formé au Nord-Darfour les premières milices Djandjanwids (« cavaliers armés ») et commis les premières exactions (attaques de fermes, destruction de canaux d’irrigation et de plantations). Viendront ensuite les Fursan, leurs équivalents moins connus du Sud-Darfour.

En 1996-98, leurs affrontements avec des milices de fermiers, majoritairement noirs (ethnies four, massalit et zaghawa), vont déjà faire des centaines de morts et des dizaines de milliers de réfugiés. Le conflit du Sud-Soudan envenime les choses, puisque l’APLS aide les milices noires, tandis que Khartoum recrute et arme les Djandjawids, qui vont de plus en plus avoir tendance à se conduire comme des mercenaires rétribués au butin.

Nettoyage ethnique

En février 2003, le Mouvement pour la justice et l’égalité (MJE) et le Mouvement/Armée pour la libération du Soudan (A/MLS) prennent les armes contre le gouvernement central, pour revendiquer plus d’autonomie régionale, mais également la fin de l’impunité pour les exactions des Djandjawids. El Béchir répond à cette rébellion en déchaînant une violence aveugle contre les civils, et fait pilonner par l’aviation plusieurs villages. Les Djandjawids sont alors déjà fortement associés à l’armée régulière : ils en portent souvent les uniformes et les écussons, et attaquent les villages de façon coordonnée avec l’armée. C’est le début de l’exode des populations noires, qui se réfugient derrière la frontière tchadienne.

Dès le 8 avril, sous la pression internationale, Khartoum signe cependant un cessez-le-feu avec les rebelles. Mais si l’armée régulière met l’arme au pied, c’est pour mieux laisser les Djandjawids ravager la région. Sous prétexte de combattre l’ALS et le MJE, ceux-ci se livrent à des atrocités contre les populations noires. « Fuyez, esclaves ! Partez de ce pays, vous n’êtes pas d’ici. Pourquoi ne quittez-vous pas cet endroit pour que le bétail des Arabes puisse brouter ? » Ces propos attribués à des soldats ou à des Djandjawids, cités dans un document du Département d’État américain, sont assez significatifs. Dans le but de les faire fuir sans retour, ils brûlent les villages, empoisonnent les puits, détruisent les greniers, coupent les arbres fruitiers, saccagent les cultures, tuent les hommes, enlèvent les enfants et violent les femmes [2].

Si, pendant quinze ans, le Darfour a été marqué par des conflits fonciers meurtriers où le racisme a été une donnée secondaire, on est clairement passés à une politique de persécution systématique qui a un but, et un nom : le nettoyage ethnique.

El Béchir sous pression

Européens et Américains sont embarrassés par la tournure que prennent les événements. Leur nouvel ami El Béchir est finalement bel et bien infréquentable. Aux États-Unis, l’opinion publique est très mobilisée (en particulier les Églises) en faveur du Darfour, et le contexte de la campagne présidentielle pousse républicains et démocrates à se lancer dans une surenchère de menaces contre Khartoum pendant tout l’été.

Le 22 juillet, le Sénat et le Congrès américains ont voté, à l’unanimité, une résolution qualifiant les atrocités commises au Darfour de « génocide » – ce qui, en l’occurrence, est inexact. Le 10 septembre, George W. Bush se déclarait « consterné ». La veille, le candidat démocrate John Kerry affirmait devant la Convention nationale baptiste, composée d’Églises noires : « Si j’étais président, j’agirais maintenant. » La qualification de génocide, que les Américains n’ont cessé de marteler à l’ONU, n’est pas fortuite : elle légitime un mandat des Nations unies pour une intervention militaire étrangère, même si, de toute évidence, déjà embourbée en Afghanistan et en Irak, l’Amérique ne se lancera pas dans une nouvelle aventure militaire au Soudan. Ses menaces de sanctions pétrolières contre le Soudan, agitées au Conseil de sécurité de l’ONU ont été refusées par la Chine, premier opérateur pétrolier du pays.

Washington appuie donc les initiatives de l’Union africaine (UA) [3]. Déjà, 300 soldats rwandais et nigérians et 118 observateurs sous mandat de l’UA ont été admis au Darfour pour surveiller la « trêve ».

El Béchir, à l’heure actuelle, semble décidé à faire machine arrière. Mais réussira-t-il à neutraliser rapidement les Djandjawids, comme il l’a promis à l’ONU ? Beaucoup d’entre eux n’ont plus rien à perdre et vivent désormais du pillage. Se laisseront-ils désarmer ? Pendant ce temps, des centaines de Darfouriens ayant perdu tous leurs biens ou leur famille, vont grossir les rangs de la rébellion.

Guillaume Davranche (AL Paris-Sud)


L’ARMÉE FRANÇAISE « SÉCURISE » LE TCHAD

La crise du Darfour a des répercussions au Tchad voisin. Peuplé des mêmes ethnies que le Darfour, le pays est en proie à une montée des tensions racistes, et le dictateur Idriss Déby est extrêmement fragilisé par cette situation. Lui-même est zaghawa, et son clan lui reproche amèrement de ne pas se porter au secours des « frères » du Darfour. En mai, il a failli être assassiné lors d’une mutinerie dans l’armée.

Début août, pour la première fois depuis le début des années 1980, l’armée française a déployé ses troupes prépositionnées au Tchad pour sécuriser la frontière avec le Soudan (opération Dorca). L’opposition tchadienne n’a pas manqué d’y voir une mesure préventive de la France pour protéger son ami Idriss Déby.


[1Le 20 août 1998, en réponse aux attentats contre les ambassades américaines en Tanzanie et au Kenya, l’US Army a pulvérisé l’usine soudanaise Al-Shifa, accusée de fabriquer des armes chimiques. C’était faux. Elle fabriquait en fait des médicaments contre la malaria et la typhoïde, comme le démontra par la suite une enquête de l’ONU que Washington s’efforça d’entraver. Bill Clinton et l’administration démocrate – dont il paraît que le retour aux affaires serait un progrès – ne versèrent aucun dédommagement et ne firent pas la moindre excuse pour l’assassinat des 300 ouvriers de l’usine.

[2Human Rights Watch, Rapport d’avril 2004 : Darfour en feu, atrocités dans l’ouest du Soudan.

[3Fondée en 1999, l’Union africaine a pris la succession de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) et rassemble 53 États du continent.

 
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