Entretien

Sylvain Laurens (sociologue) : « Dire que “la crise” a obligé à fermer les frontières est un raccourci »




Sylvain Laurens est sociologue, maître de conférences à Limoges et animateur du réseau de sociologie des élites de l’Association française de sociologie. Il est l’auteur d’un ouvrage intitulé Une politisation feutrée. Les hauts fonctionnaires et l’immigration en France.

Alternative libertaire : Ton ouvrage aborde la fabrication des politiques
d’immigration dans les années 1960-1970. Cette période historique constitue un tournant ?

Sylvain Laurens : Disons que des transformations importantes touchent l’État français et font ressentir par contrecoup leurs effets sur les politiques d’immigration. L’appareil bureaucratique se redéploie notamment suite à la décolonisation, à l’enracinement de la Ve République et à la diffusion de nouvelles grilles de lecture économique chez les élites administratives. Sur le plan géopolitique, l’État français a désormais face à lui de nouveaux États indépendants et des flux migratoires anciens et issus de l’histoire coloniale sont désormais enserrés dans des relations bilatérales complexes. En peu de temps l’administration des étrangers évolue en fonction de ces transformations notables.

Le principe de « fermeture des frontières » à partir de 1974 est présenté comme la conséquence du choc pétrolier de 1973 et de la montée du chômage. Remets-tu en cause cette explication ?

Sylvain Laurens : Quand on lit un peu de près les archives ministérielles on s’aperçoit qu’il existe vraiment deux plans. On pourrait considérer qu’il y a d’un côté ce qui s’écrit et se dit dans les couloirs des ministères sur le dossier de l’immigration. Et de l’autre ce qui se dit en même temps à la télévision et en direction du grand public. Quand on est du côté « couloirs des ministères », le dossier de l’immigration est lié à une infinité d’autres dossiers que la question du chômage (la question du logement, la peur des mobilisations d’immigrés soutenues par des supposés « groupuscules d’extrême gauche »).

Or en juillet 1974 on annonce pour le grand public une fermeture des frontières « au nom de la seule lutte contre le chômage » car dans ces moments où le dirigeant politique interagit avec l’opinion, l’argument économique est celui que l’on pense être le plus simple à retenir par l’électorat. Par raccourci on dit souvent aujourd’hui que « la crise » a obligé à fermer les frontières. Mais, vue de près, cette décision de 1974 s’inscrit dans une vraie continuité. Les premières notes administratives qui réclament une fermeture datent de 1966, et les circulaires Schumann de 1968, déjà restrictives sont signées pendant les Trente Glorieuses.

Les responsables des principaux partis politiques justifient souvent la « sévérité » des politiques migratoires par la xénophobie des français, l’audience du FN après 1980 en étant la preuve. Peux-tu revenir sur la construction de ce « mythe » ?

Sylvain Laurens : Le « racisme des Français » est le deuxième registre de justification qui est mis en avant par les élites administratives à compter des années 1970. On doit « fermer les frontières » à cause de « la crise » mais aussi parce que l’arrivée d’étrangers pourrait réveiller un « racisme populaire ». Ainsi, dans les discours du secrétaire d’État à l’immigration de 1975 on lit que « dans l’esprit des Français, l’immigré se confond souvent avec l’Arabe, parfois avec l’Africain noir. Alors se réveillent de très anciens préjugés : l’immigré a le teint basané, il est sale, il vit au milieu d’une marmaille bruyante ». C’est un moyen de justifier l’arrêt de l’immigration par l’attitude du « Français populaire ». C’est aussi une forme de racisme de classe.

À compter des années 1976-1977, le personnel politique de premier plan ne prend même plus ce type de précautions. Jacques Chirac déclare au journal télévisé d’Antenne 2 en 1976 qu’un « pays dans lequel il y a 900.000 chômeurs mais où il y a deux millions d’immigrés n’est pas un pays dans lequel le problème de l’emploi est insoluble ». Mieux encore. A compter de 1977, le gouvernement tente véritablement à travers les projets de loi Bonnet-Stoléru, de renvoyer de force 400.000 Algériens en refusant de reconduire des cartes de séjour de dix ans.
La mémoire militante a peut-être oublié un peu cela du fait des succès électoraux ultérieurs du FN. Mais si on la raconte en commençant dans les années 1960, l’histoire est encore plus déprimante. Car le programme d’un Le Pen des années 1980 qui souhaitait renvoyer « les immigrés dans leur pays » est ce que l’État proposait ouvertement de faire sept ans plus tôt !

Peut-on dire que la politique de la France en matière de traitement des immigrés après 1962 marque une continuité avec la période coloniale ?

Sylvain Laurens : Difficile de répondre d’un seul trait. J’aurais envie de retourner la question est de demander quel « gain politique » peut-on trouver aujourd’hui à qualifier une pratique de « coloniale » ? De ce que je crois comprendre, cela permettrait de disqualifier politiquement une pratique en la rapportant à une situation historique ignoble. Certes. Mais tout dépend des niveaux administratifs considérés.

On pourrait par exemple considérer rapidement que les foyers Sonacotra – dont 80 % des gérants sont des anciens sous-officiers de la guerre d’Indochine ou d’Algérie – sont le lieu de reconduction de pratiques issues de la colonisation. Mais quand on y regarde de plus près, y compris dans ces lieux où le transfert de personnel administratif colonial vers la métropole est avéré, ce n’est pas totalement la même histoire qui se rejoue après les indépendances. Les immigrés en foyer Sonacotra le montrent eux-mêmes à travers les grèves des loyers des années 1970. Ils sont tout à fait capables de dénoncer dans leurs tracts une gestion « coloniale » et paternaliste des gérants de foyers. Il ne faudrait pas, « au nom » de la redécouverte du passé colonial d’aujourd’hui, occulter la capacité de réponse politique des militants passés.

On peut tout à fait décrire la réalité matérielle parfois terrible des migrants des années 1970 sans avoir à procéder sans cesse à des analogies avec la situation coloniale. Les transferts de personnel et de pratique existent mais ils n’expliquent pas tout.

En quoi ce retour sur les années 1960-1970 est-il intéressant pour comprendre ce qui se joue aujourd’hui ?

Sylvain Laurens : Beaucoup de choses se mettent en place à cette époque : une politique restrictive qui entretient dans l’illégalité une masse importante de travailleurs migrants, une utilisation du vocabulaire de l’antiracisme pour faire le contre-point d’un droit au séjour toujours plus retors... Je pense par ailleurs que cette période est intéressante ne serait-ce que pour comprendre à quel point bien des argumentaires que l’on retrouve dans les discours des hommes politiques en matière d’immigration proviennent bien souvent directement de notes rédigées par des hauts fonctionnaires.

Je reste persuadé que même en cas d’alternance politique cette vision gestionnaire et technocrate de l’immigration restera en l’état. Cela permet de poser politiquement la question des racines, tout autant étatiques que politiciennes, des discours actuels sur l’immigration.

Propos recueillis par Étienne Pénissat


Chronologie

1966 Création d’une Direction de la population et des migrations au sein du ministère du Travail.

1972 Grèves de la faim de travailleurs migrants s’opposant aux circulaires Marcellin-Fontanet.

1974 Nomination dans le gouvernement Chirac d’un secrétaire d’Etat aux immigrés qui déclare aussitôt la suspension de l’immigration au « nom de la crise ».

1977 Dispositif des lois du retour Bonnet-Stoléru.


  • Sylvain Laurens, Une politisation feutrée. Les hauts fonctionnaires et l’immigration en France, Belin, 2009, 24 euros. Cet ouvrage est tiré d’une thèse dirigée par l’historien de l’immigration Gérard Noiriel.
 
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