Venezuela : Les deux visages du chavisme




Le président Chavez est la nouvelle coqueluche de la gauche radicale européenne. Mais le mérite-t-il davantage que, en leur temps, Nasser ou Kadhafi ? Face à la duplicité de sa politique (néolibérale au plan macroéconomique, sociale au plan microéconomique), il est crucial de construire des mouvements sociaux indépendants du pouvoir.

Le 3 décembre dernier, Hugo Chavez était réélu président du Venezuela dès le premier tour avec plus de 62 % de voix. Le soir même, il prononçait un grand discours au balcon du palais de Miraflores à Caracas, pour proclamer la « victoire de la révolution », avant de lancer : « Le règne du socialisme est le règne du futur du Venezuela ! »

Ainsi parle le président Chavez, ancien colonel putschiste, caudillo au charisme exceptionnel et nationaliste de gauche qui a de toute évidence « une certaine idée du Venezuela ». Le personnage est certes plus sympathique qu’un pantin sanguinaire et corrompu téléguidé depuis Washington… Ça n’en fait pas nécessairement le nouveau porte-drapeau planétaire de la révolution socialiste, contrairement à ce qu’on pourrait croire en entendant les dithyrambes de celles et ceux qui, à l’étranger, ont fait de Chavez – après Lula – leur nouvelle idole.

Sa popularité incontestable ne tombe pas du ciel et ne repose pas sur un quelconque « populisme » comme peut l’écrire paresseusement Libération, mais sur des programmes sociaux tangibles, financés par la manne pétrolière, qui ont réellement changé la vie des classes populaires. La pauvreté a reculé ; un système de santé qui jusqu’alors n’existait pas est en train de voir le jour, et 1,5 million de personnes ont été alphabétisées en deux ans.

Pour autant, si les mots et les faits ont un sens, il n’est évidemment pas question au Venezuela de « transition vers le socialisme ». Il ne faut pas voir d’anticapitalisme dans les tonitruantes déclarations anti-impérialistes d’un Chavez qui, pour défier Bush, n’hésite pas à s’acoquiner avec d’éminents bienfaiteurs du mouvement ouvrier tels que le Russe Poutine, le Biélorusse Loukachenko ou l’Iranien Ahmadinejad…

Pour un capitalisme national

La « révolution bolivarienne » [1] n’est pas socialiste, mais elle correspond à une volonté de reprise en main par l’État des ressources naturelles jusqu’ici livrées au pillage des multinationales occidentales. Ce projet n’a rien d’une sinécure puisqu’il a valu à Chavez plusieurs tentatives de déstabilisation dont un coup d’État en 2002, fomentées par la bourgeoisie compradore [2] appuyée par Washington et les grands médias privés. C’est le soulèvement du peuple qui à chaque fois lui sauva la mise.

Le chavisme n’est pas un phénomène inédit dans l’histoire. Il se situe dans la lignée des nationalistes de gauche comme l’Iranien Mossadegh en 1952, l’Égyptien Nasser en 1956 ou le Libyen Kadhafi en 1977. Chaque fois l’ambition, derrière la rhétorique « socialiste », est de façonner un véritable capitalisme national, associé à un État fort et « maître chez lui ».

Ainsi en est-il du secteur pétrolier – l’alpha et l’oméga de l’économie vénézuélienne. Plutôt que de prendre le risque d’une nationalisation, l’État s’est engagé dans une politique d’alliances capitalistiques avec les multinationales occidentales. Depuis avril 2006, toutes les compagnies étrangères opérant au Venezuela ont dû former des joint-ventures dont l’entreprise d’État PDVSA est propriétaire à hauteur d’au moins 60%.

Ainsi en est-il également de l’inscription du Venezuela dans le projet Intégration de l’infrastructure régionale d’Amérique du Sud (IIRSA), lancé en 2000 à Brasilia par les douze gouvernements sud-américains. L’IIRSA est un vaste projet néolibéral d’adaptation du sous-continent à la mondialisation capitaliste, qui accentuera les inégalités régionales et sociales… mais permettra peut-être aux classes possédantes latino-américaines de se hisser au niveau de leurs homologues du Nord [3]

Ainsi en est-il encore du projet pharaonique caressé par Caracas, Buenos Aires et Brasilia d’un “Super Gazoduc” qui irait de la mer des Caraïbes au Rio de la Plata à travers l’Amazonie, sur un parcours de 7.000 à 9.300 kilomètres. Projet aberrant du point de vue social, environnemental et même technologique, et dénoncé par les associations écologistes.

Ainsi en est-il enfin de l’annonce en 2003 du triplement de la production de charbon dans la région de Zulia, en partenariat avec des multinationales nord-américaines, hollandaises et brésiliennes. Une décision qui a entraîné une forte résistance des populations locales voyant leur cadre de vie promis à la destruction.

« D’amples secteurs de la population vénézuélienne ignorent les enjeux de cette stratégie énergétique de l’IIRSA, explique Lusbi Portillo, anthropologue à l’université de Zulia et pourfendeur du projet minier. Le gouvernement n’a pas convoqué, devant une décision aussi transcendantale pour la vie du pays, de débat sur le sujet, même pas à l’Assemblée nationale ni dans les universités, pour ne parler que des espaces traditionnels de discussions. » [4]

Tel est le double visage du chavisme. Si l’État encourage la participation populaire au plan microéconomique (reprises d’entreprises en cogestion, microcrédit, médias communautaires, comités citoyens, etc.), il en va tout autrement au plan macroéconomique. Tout ce qui concerne l’intérêt supérieur du capitalisme national est intouchable.

Des mouvements sociaux subjugués

Qui s’oppose à cela ? Certainement pas la droite et la bourgeoisie affairiste puisque, sur ce point, elle sont en accord avec Chavez. Les mouvements sociaux ? C’est bien l’élément le plus problématique dans la situation actuelle…

Observateur engagé, le journaliste uruguayen Raúl Zibechi estime qu’ « il n’y a pas au Venezuela de mouvements organisés ressemblant à la Confédération de nationalités indigènes d’Equateur (CONAIE équatorienne), ni aux comités de quartier (juntas vecinales) ou aux cocaleros boliviens ou encore aux piqueteros argentins, pour ne pas mentionner les cas les mieux structurés tels que le Mouvement des sans-terre brésilien ou les zapatistes au Chiapas. Autrement dit, il n’y a pas au Venezuela de mouvements larges avec des structures leur garantissant une visibilité, des stratégies ou des tactiques, des dirigeants connus et toutes ces caractéristiques propres aux mouvements organisés et structurés. » [5]. L’auteur a notamment publié, en français, Généalogie de la révolte, aux Éditions CNT-RP, sur le soulèvement argentin.]]. Certes, le processus « bolivarien » a encouragé la naissance d’une foultitude de comités et d’associations impliquant la population dans la mise en œuvre des programmes sociaux, d’éducation et de santé. Mais elles ne jouent pas un rôle de contre-pouvoir. Attendant tout de l’État, les mouvements sociaux n’ont pas de stratégie propre. Du moins pour l’instant.

Idem au plan syndical. Pour concurrencer la Confederación de Trabajadores de Venezuela (CTV), la vieille centrale bureaucratique inféodée au patronat, l’État a financé le lancement d’une nouvelle confédération : la Unión Nacional de Trabajadores (UNT), qui en quelques mois a dépassé en effectifs la CTV. Des syndicalistes libertaires, trotskistes, ou tout simplement indépendants, s’efforcent de faire vivre un courant critique dans cette UNT, contre les chavistes qui voudraient en faire une simple courroie de transmission du gouvernement.

Les organisations populaires nourrissent en fait des sentiments ambivalents. Certaines voient en Chavez le messie et lui sont d’une fidélité aveugle. D’autres se consolent de leurs frustrations en expliquant que le président ne veut que le bonheur du peuple, mais qu’il est « mal entouré » [6].

Les plus critiques pensent qu’il est nécessaire de développer un mouvement social indépendant du pouvoir, mais que cela ne peut pas se faire en-dehors du « processus bolivarien » ou contre lui, sous peine de se couper des masses. Rares sont celles et ceux qui osent porter un discours frontalement anti-Chavez, d’autant que le régime ne supporte aucune critique sur sa gauche.

Il arrive pourtant que le conflit d’intérêts entre l’État et les populations locales éclate au grand jour. Lors du Forum social mondial de Caracas en janvier 2006, la politique minière dans la région de Zulia a été dénoncée par une manifestation rassemblant des organisations paysannes, des groupes écologistes, des associations de mal-logés et des médias communautaires ; le tout – et c’est crucial – indépendamment de leur sensibilité pro ou anti-Chavez [7]. Les groupes libertaires l’ont bien compris en soutenant et en participant à cette manifestation.

Quelle voix révolutionnaire ?

À l’extrême gauche, il existe des appréciations différentes de la posture à adopter. Une partie estime qu’il est crucial de lutter contre le chavisme – c’est par exemple le cas du Comité de relations anarchistes (CRA), qui publie le périodique El Libertario. Une autre partie pense au contraire qu’il faut, tactiquement, s’inscrire dans le mouvement “bolivarien” pour avoir un minimum d’audience dans la population – c’est le cas d’un groupe libertaire apparu cette année, le Front d’actions libertaires (FAL).
Malgré leurs divergences, ces groupes s’accordent sur la nécessité de renforcer les secteurs critiques des mouvements sociaux. L’une des tentatives les plus intéressantes pour faire vivre cette orientation a été le Forum social alternatif (FSA), monté en parallèle au Forum social mondial qui s’est tenu en janvier 2006 à Caracas – et où le président Chavez a bien sûr été omniprésent. Le FSA expliquait dans sa profession de foi qu’il souhaitait « débattre du sens de la révolution » et indiquait prudemment qu’il était critique aussi bien de l’opposition que « des contradictions qui existent dans le gouvernement bolivarien ».

Si les contradictions du “ bolivarisme ” deviennent trop fortes, un espace se libèrera sur sa gauche pour les courants anticapitalistes. Ils ne seront audibles que si, d’ores et déjà, des mouvements sociaux indépendants du pouvoir peuvent voir le jour.

Guillaume Davranche (AL Montrouge)

[1Le « bolivarisme », doctrine fourre-tout brandie par Chavez, se réfère au général Simon Bolivar (1783-1830) qui combattit contre la couronne d’Espagne pour l’indépendance de l’Amérique du Sud.

[2C’est-à-dire une bourgeoisie dépendante des desiderata de capitalistes étrangers.

[3Lire à ce sujet Raúl Zibechi, « IIRSA : l’intégration sur mesure pour les marchés », sur Risal.info.

[4Cité par Alain Cassani, « La pétro-révolution d’Hugo Chávez suscite des résistances », sur Lecourrier.ch.

[6C’est le discours de certaines et certains habitants de Zulia : « Si Chavez savait, jamais il n’autoriserait les projets miniers ! »

[7Les dignitaires chavistes ont vomi leur bile contre ces empêcheurs de tourner en rond, qualifiés d’arriérés, de « contre-révolutionnaires » voire d’agents de la CIA…

 
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