Victor Duran-Le Peuch : « Quand on parle du spécisme, on parle d’un rapport social »

Venu animer un atelier sur le spécisme lors des Journées d’été 2025 de l’UCL, Victor Duran-Le Peuch a accepté de répondre à nos questions. L’UCL n’a pas de position arrêtée sur l’antispécisme, mais cette interview peut ouvrir quelques premières pistes de réflexion.
Alors, tu veux bien m’expliquer ta présence dans les pages antifascistes et pas dans l’écologie ?
C’est important de ne pas réduire la question animale à une annexe du projet écologiste, pour une raison simple : quand on parle du spécisme, on parle d’un rapport social, d’un système de domination qui touche tout un ensemble d’individus.
Et ça a bien sa place au sein des réflexions antifascistes : l’idéologie spéciste est vraiment imbriquée dans l’ADN de l’extrême droite et du fascisme, qui s’appuient sur une naturalisation totale des systèmes de domination. Il y a des supérieurs et il y a les autres qu’on peut écraser ; c’est l’ordre du monde, immuable et implacable. C’est transversal à plein de dominations différentes, le racisme, le validisme, les LGBTI-phobies et évidemment le patriarcat. C’est une idéologie suprémaciste, l’idée de nature, qui a notamment été analysée par les féministes matérialistes et en fait par la plupart des mouvements sociaux d’émancipation, parce que c’est les mêmes arguments : ce serait dans leur nature, dans leur essence, d’être inférieures, d’être dominées. La consommation des animaux s’inscrit tout à fait là-dedans et dans un discours de retour aux traditions, de défense de l’identité nationale. En France, il y a ce récit construit autour du fait de manger des animaux, la culture du barbecue, etc. C’est aussi récupéré par l’idéologie masculiniste présente à l’extrême droite. On voit émerger des influenceurs trop fiers de montrer leur frigo avec tout plein d’abats : c’est le symbole ultime de leur virilité et de leur supériorité. Un antifascisme qui ne met pas le doigt sur à quel point le spécisme est imbriqué dans tout cet amas idéologique d’extrême droite, manque une partie de l’analyse et peut-être aussi des moyens à mettre en œuvre pour combattre l’idéologie fasciste.
Quels sont les concepts clés pour parler de spécisme ?
La définition la plus intéressante du spécisme, selon moi, c’est de le décrire comme un système de domination où la classe humaine s’approprie la classe des animaux, comme la classe des hommes s’approprie celle des femmes et des personnes sexisées, et ça vaut pour toutes les autres dominations.
Un concept est fondamental : la sentience. La conscience subjective : ça nous fait quelque chose de vivre notre vie. On ressent des plaisirs et des souffrances et notre vie compte, on n’a pas envie qu’on nous prive de notre liberté. Les humains sont sentients, comme les autres animaux, dans leur grande majorité. À ce titre, ils ont des intérêts et c’est tout à fait illégitime, injuste et dégueulasse de les priver de leur vie, de leur imposer des souffrances, de les emprisonner.
Les plantes, elles, sont sensibles sans être sentientes. Elles réagissent de façon très riche, complexe et surprenante, mais ça ne veut pas dire qu’il y ait une conscience subjective : elles n’ont pas de cerveau, de système nerveux, elles n’ont pas les conditions minimales qu’on sait être nécessaires pour créer ce truc en plus qu’on a en commun avec les autres animaux qui est d’avoir une conscience. Un panneau photovoltaïque est sensible à la lumière. Nos téléphones portables sont sensibles aux pressions tactiles qu’on fait sur l’écran. Or, ça ne veut pas du tout dire que ces objets puissent ressentir des choses associées à ces réactions à des stimuli ou à des informations.
Pourquoi devenir antispéciste quand on est de gauche ?
J’aime beaucoup la formule de Kaoutar Harchi qui dit qu’ « être de gauche, c’est ne perdre personne ». Et normalement, si on est de gauche, on n’est pas censé ignorer toute une catégorie d’individus opprimés. La gauche se donne aussi cette ambition morale et politique de porter les intérêts des personnes les plus vulnérables dans nos sociétés. Il y a des systèmes de domination qui visent tout particulièrement et même vulnérabilisent activement, certaines catégories d’individus infériorisés. Pourtant il y a un argument qu’on entend parfois, spécifiquement à gauche et ses conséquences sont affreuses : c’est de dire que les animaux ne peuvent pas faire la révolution et que donc on s’en fiche, que cette lutte n’est pas légitime. Alors qu’au contraire, on a une responsabilité supplémentaire pour venir à leur aide, se placer en tant qu’alliées ! Imaginez si on en tirait les mêmes conclusions à propos des enfants : « ils ne mènent pas leur lutte politique, donc on peut continuer de légitimer le système qui érige les adultes en supérieurs »...
On se met aussi des bâtons dans les roues pour mener un projet de gauche si on ne se concentre que sur certains systèmes de dominations. Ils sont robustes et se sont tellement coproduits qu’ils s’appuient sur une idéologie commune, sur le même type d’argument. La construction de l’animalité comme une catégorie inférieure légitime l’oppression de toutes les catégories d’humains qu’on animalise, notamment les femmes et les personnes racisées. Comme l’écrit Axelle Playoust-Braure « animaliser, c’est rendre tuable », exploitable, dominable. Si on ne lutte pas aussi contre le spécisme, on laisse le flanc découvert aux pires violences et dominations y compris contre les humains ; ça fait totalement sens d’abattre le spécisme aussi pour ces raisons-là.
Que recommandes-tu à quelqu’un qui veut devenir antispéciste ?
Déjà de s’informer un peu, pour comprendre et avoir des arguments à opposer aux personnes qui légitiment la suprématie humaine et pour connecter l’antispécisme aux autres luttes sociales de la façon la plus intéressante et politisée possible. Et aussi pour ne pas laisser la lutte animaliste être récupérée, comme peuvent l’être la plupart des luttes : on en prend une version très superficielle et dépolitisée pour venir servir d’autres systèmes de domination. Par exemple, l’extrême droite nous sort toujours les questions d’abattage rituel pour venir relégitimer les pires préjugés racistes. Mais alors sur la corrida, là on dit rien. Il y a plein de tropes racistes comme ça. On a bien assez à faire avec le spécisme là où on est et en particulier dans les pays occidentaux, pour ne pas avoir à aller regarder dans d’autres pays où il y a des antispécistes qui font déjà le travail.
Une fois qu’on se sent suffisamment informée, passer à l’action. Je recommande de rejoindre des collectifs ou d’en créer, de ne pas agir toute ou tout seule. Souvent, on ne va parler que du véganisme et en avoir une conception très individuelle comme une simple question de consommation. Or, il faut qu’on puisse penser les conditions matérielles, c’est-à-dire collectives, sociales, politiques, d’accès à un monde qui a des moyens d’action qui permettent la fin du spécisme et l’avènement d’une société antispéciste.
L’antispécisme va même bien au-delà de la seule question du véganisme. Nous, on est pour un projet d’égalité avec les autres animaux, donc la moindre des choses, c’est d’avoir pour objectif d’arrêter de s’approprier, individuellement et collectivement, leur corps pour nos intérêts secondaires totalement dispensables. Et ensuite continuer simplement de faire tout ce qu’on fait déjà pour lutter pour un projet d’émancipation globale.
Enfin : ne pas être frileux ou frileuse... On passe notre temps à entendre des euphémismes, « cruauté envers les animaux », ou à l’inverse « respect », « compassion », « protection animale » : jamais pouvoir, domination et en réponse égalité. Il faut pouvoir lutter en ayant mis les bons diagnostics, les bons mots.
C’est important aussi de parler de l’imbrication entre capitalisme et spécisme, parce qu’évidemment les formes d’appropriation des corps des animaux sont industrialisées : elles ont été tellement transformées et imbriquées avec le développement des systèmes industriels capitalistes que c’est notre priorité militante d’abattre aussi le capitalisme pour ces raisons-là. Les animaux – humains et non humains – sont broyés dedans, littéralement… Il faut pouvoir penser ces questions-là, sans simplifier ou réduire la place des animaux dans ce système. En fait ça fait partie du problème : ils et elles sont réduites, objectifiées, englouties dans les systèmes de production en tant que marchandises, et transformées en produits de consommation.
Il ne faut pas non plus laisser libre cours à des discours qui viennent relégitimer d’autres formes de spécisme sous couvert d’anticapitalisme en disant « oui, mais les petits élevages c’est le premier rempart contre le capitalisme ! » et donc ce serait vertueux de lutter pour des petits élevages où il y aurait du « respect » envers les animaux, alors que non, ça reste des violences, même à petite échelle.
Un argument qu’on me pose souvent c’est « manger vegan, c’est cher ».
On peut très bien s’en sortir sans produits transformés : on peut manger des pâtes, des céréales, des légumineuses, des légumes, des fruits... Il y a énormément de produits très sains, très bons et pas chers. Et une des raisons du coût très élevé des substituts à la viande ou aux produits laitiers, c’est qu’ils ne sont pas subventionnés, alors qu’il y a des subventions gigantesques qui vont à l’élevage, à la pêche et rendent les prix des produits issus de l’exploitation animale artificiellement bas. Intrinsèquement, c’est moins cher de simplement cultiver des plantes, plutôt que de les cultiver puis de nourrir des animaux avec, pour ensuite obtenir un peu moins de protéines ! L’élevage est fondamentalement du gaspillage. La politique agricole commune (mise en place à l’échelle de l’Union européenne) maintient sous perfusion certaines industries qui autrement ne s’en sortiraient pas. On pourrait rediriger tout ça vers une transition végétale ambitieuse et collective, organiser un système économique plus juste, qui soutienne des industries qui ne reposent pas sur l’appropriation des corps d’autres individus.
Propos recueillis par Nasham (UCL Montreuil)





