Culture

Lire Jean Jacques Lecercle : Lénine et l’arme du langage et Jacques Baynac : La terreur sous Lénine




Courant janvier, le centenaire de la mort de Lénine fut riche du point de vue éditorial. Plusieurs ouvrages, nouveautés ou rééditions, permettent, sinon d’éclairer sous un jour nouveau la vie et l’œuvre du leader bolchévique, de se positionner pour sa réhabilitation ou son enterrement définitif.

Les éditions La Fabrique ont, pour leur part, choisi la réhabilitation : « lire Lénine en philosophe du langage, c’est renouer avec une pratique du langage comme arme qui a fait de Lénine un redoutable polémiste et le penseur de la conjoncture ». Rien de moins ! L’ouvrage pourrait avoir pour sous-titre «  La maîtrise du langage au service du léninisme ». La thèse défendue par son auteur, le linguiste Jean-Jacques Lecercle, est de démontrer l’utilité de s’abreuver des textes de Vladimir Ilitch Oulianov, faisant de ce ­dernier un « philosophe du ­langage ».

Sans aller sur le terrain de la linguistique, il est tout de même à noter deux fortes contradictions dans cet ouvrage. En premier lieu, si on ne peut que partager avec l’auteur le fait que le langage est une arme et qu’il est sous-tendu par des rapports de classe qui sont également des rapports de domination, l’ouvrage reproduit exactement ce qu’il prétend dénoncer : un langage technicien et ardu. Seconde contradiction, si ce livre compte nous apprendre que le « Vrai » n’est pas la même chose que le « Juste », ce dernier étant le vrai ajusté à la conjoncture, il n’égarera pas les esprits un tant soit peu curieux et informés de l’histoire de la Révolution russe. Tous les pouvoirs ont prétendu, et prétendent encore, être l’expression de la Vérité. Thiers prétendait à l’Ordre et désignait le désordre, son antonyme. Lénine fit la même chose. Un petit plaisir quand même, la citation de ce passage de Que faire sur la conscience de classe qui ne peut être apportée à l’ouvrier (et à l’ouvrière) que de l’extérieur : cela constitue un aveu définitif de la démarche léniniste.

En définitive, pourquoi lire Lénine, puisque telle était l’interrogation introductive de ce livre  ? La conclusion de l’auteur interpelle : « on le lira, donc pour continuer à penser la révolution, grâce à lui et parfois malgré lui ».

Les éditions l’Échappée ont elles choisi de célébrer ce centenaire en rééditant La Terreur sous Lénine, initialement publié en 1975, dirigé par l’historien Jacques Baynac, dans une version revue et augmentée par Charles Jacquier. Cette fois, le « Vrai » interpelle le « Juste » dans toute sa plénitude, l’ouvrage développant un argumentaire autour de la terreur léniniste. Rapide balayage de son contenu : traductions de décrets, ­articles et documents officiels, par Alexandre Skirda qui plonge dans l’expression légale du phénomène, une autre réalité langagière, avant d’étudier, plus loin, la contre-terreur révolutionnaire ; la répression sous le régime bolchévique, abordée par la Tchéka, avec des commentaires recueillis par le bureau du Parti socialiste-révolutionnaire russe  ; évocation de la terreur au niveau de toute la Russie dans la période 1918-1924, par l’historien S. P. Melgounov ; la répression de l’anarchisme en Russie soviétique par le Groupe des anarchistes russes exilés en Allemagne ; le procès des socialistes révolutionnaires par W. Woïtinsky, cet ancien bolchevique, membre du Comité exécutif central, rallié aux mencheviques ; un écrit de Martov, membre du Bund, intitulé À bas la peine de mort  ! ; une enquête sur le bagne russe de Solovki, par Raymond Duguet ; l’aspect éthique de la révolution par le commissaire du peuple à la Justice en 1917-1918, Isaac Z. Steinberg ; contribution à la compréhension de Lénine et la Vetchéka, par Michel Heller, historien français d’origine russe, interné dans un camp de travail en 1950.

Comme l’aurait énoncé Lénine, « un bon communiste est aussi un bon tchékiste ». Approcher cet univers, en donner des éléments divers était l’objectif de cette narration du phénomène qui se développa dès décembre 1917 par la police politique, la Tchéka, devenue plus tard Guépéou puis NKVD en 1934. Ces noms tristement célèbres seront les maux de la fin. Une autre réalité du langage léniniste  !

Dominique Sureau (UCL Angers)

  1. Jean-Jacques Lecercle, Lénine et l’arme du langage, La Fabrique éditions, 2024, 200 pages, 15 euros.
  1. Jacques Baynac, La terreur sous Lénine, Édition L’échappée, 2024, 300 pages, 14 euros.
 
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