Chronique du travail aliéné : Sébastien*, ouvrier hautement qualifié




La chronique mensuelle de Marie-Louise Michel (psychologue du travail).

<titre|titre="C'est moi qu'ils ont choisi d'éloigner">

Je suis rentré de vacances le 1er septembre, et j’ai aussitôt été convoqué chez le directeur. Il y avait tout le monde : le DRH, l’ingénieur de production, le PDG… J’ai bien compris que ce n’était pas pour me réciter des compliments. En fait, pendant mes congés, la médecin du travail m’a déclaré inapte… sans m’en parler. Du coup je n’ai jamais réintégré mon poste, elle avait marqué : « dangereux pour lui et pour les autres ». Je l’ai rencontrée le lendemain. Elle m’a dit que c’était pour mon bien, parce que je m’étais « amouraché » de mon travail et qu’il fallait m’en éloigner. Elle était gênée, je voyais bien. Ils m’ont recyclé magasinier sur un autre site. Je prépare des cartons. C’est pas si mal, mais le salaire est inférieur. Pourtant je sais que ce n’était pas moi qui étais dangereux, c’était le poste de travail ! Au cœur du process, on travaille à très haute température, en hyper vigilance, tout peut arriver, des défauts de production en série derrière, évidemment, mais aussi des accidents graves. Pour nous et pour tout le bâtiment. Alors, évidemment, ça chauffe aussi entre nous. On ne cède pas, on s’engueule.

Avec mon ancien chef c’était devenu invivable depuis qu’on l’avait promu et que j’avais pris la place qu’il occupait avant. Phrase type : « Moi, j’ai mis vingt ans pour arriver où je suis, c’est pas un trou du cul comme toi qui va dire ce qu’il faut faire ! ». Il passait derrière moi dire le contraire des consignes que je venais de donner aux ouvriers, il restait planté dans mon dos pendant plus de vingt minutes à me regarder faire et s’en allait sans rien dire. Je n’en pouvais plus. Même la nouvelle ingénieure, il la traite comme sa secrétaire, il dit que ce n’est pas sur les ordinateurs qu’on travaille des matières aussi dangereuses, c’est à l’œil. C’est sûr... mais quand même.

En tout cas c’est moi qu’ils ont choisi d’éloigner. L’infirmière me l’a dit en douce : « Vous savez, ce n’est pas vous le problème, tout le monde le sait, la médecin fait seulement ce qu’on lui demande… ». En attendant, moi, je suis allé voir un psychiatre, comme elle me l’avait demandé. Il a fait un certificat qui dit que je n’ai jamais pété les plombs et que l’ambiance violente est due aux conditions de travail. On était appelés, mon chef ou moi, dans la nuit, le dimanche, n’importe quand, même pendant les vacances. J’avais mille heures sup’ d’avance, c’est pour dire…

Mon chef en a encore plus.

• Seul le prénom est modifié, le reste est authentique.

 
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