Janvier 1969 : Le Mai 68 japonais s’achève dans la confusion




Le 19 janvier 1969, des millions de Japonaises et de Japonais découvrent en direct à la télévision la « prise de la forteresse Yasuda ».
Plusieurs centaines d’étudiants et étudiantes se sont retranchés dans la tour Yasuda, dernier bastion de l’université Tôdai, à Tokyo, occupée depuis plusieurs mois. La police mettra trois jours à les déloger.

Le « Mai » des étudiants japonais est l’un des plus longs et certainement un des plus violents mouvements de cette année 1968-1969 qui en vit tant d’autres dans le monde.

Les étudiantes et les étudiants se sont organisés très tôt dès la fin de la guerre. La Zengakuren (abréviation pour Zen Nihon Gakusei Jichikai Sôrengô, Fédération des associations étudiantes autogérées) a été créée en 1948 et s’est rapidement faite noyauter par le Parti communiste japonais (PCJ).

Dès le début, la Zengakuren soutient le mouvement ouvrier avec des méthodes violentes comme lors du « sanglant » 1er mai de 1952 où la résidence du Premier ministre est attaquée et où des véhicules de l’armée américaine d’occupation sont incendiés. L’Oncle Sam, qui veut faire du Japon un rempart contre le communisme, mène alors des « purges rouges » (redo pâji, de l’anglais red purge) dans tous les secteurs et notamment dans les universités. Des politiciens accusés de crimes de guerre sont également libérés pour fonder un parti de droite, le Parti libéral démocrate (PLD), qui est au pouvoir de manière quasi-continue depuis sa création.

Pourtant, dès la fin des années 1950, une partie des militantes et militants de la Zengakuren critique l’emprise du PCJ sur le syndicat et fondent la Zengakuren-Bund (bundo, en référence à l’organisation révolutionnaire juive créée en Russie à la fin du XIXe siècle).

L’année 1960 sera celle d’une immense protestation contre le traité de sécurité nippo-américain et le Bund est à la pointe du mouvement. Un affrontement violent avec la police devant le Parlement, dans la nuit du 15 juin 1960, fait un mort. Le Premier ministre finira par démissionner, non sans avoir ratifié le traité.

La même année, les mineurs de la ville de Miike, dans le sud, font douze mois de grève. Plusieurs syndicalistes sont assassinés au sabre par des yakuza utilisés comme briseurs de grève par le patronat. Ce sera la dernière grande grève au Japon mais aussi l’une des dernières apparitions des anarcho-syndicalistes, ces derniers n’ayant pas survécu au régime militariste des années 1930 [1]. Les anarchistes n’ont d’ailleurs que peu de visibilité dans le mouvement étudiant.

La répression provoque l’étincelle

Après la poussée de fièvre de 1960, la deuxième phase du mouvement étudiant commence en 1965 avec les premières occupations de facs contre l’augmentation des frais de scolarité. La Zengakuren est alors divisée : d’un côté la Zengakuren pro-PCJ qui organise pique-niques et kermesses, parfois au moment même où des milliers d’étudiants se battent, comme par exemple à l’aéroport Haneda de Tokyo en octobre 1967, pour empêcher une visite du premier ministre Satô au Sud-Vietnam. De l’autre côté, il y a les internationalistes, principalement les trotskistes et les anti-autoritaires de la Zengakuren-Bund mais aussi des maoïstes, éclatés entre divers groupes.

La protestation à l’université Tôdai commence en 1968 dans la fac de médecine, quand une réforme prétend obliger les étudiants à travailler deux années gratuitement à l’hôpital. Bientôt 900 étudiants et étudiantes forment un comité de lutte (kyôtô). Le 27 janvier 1968 celui-ci vote la grève illimitée et le boycott des examens. Les autorités, qui ne veulent pas se laisser déborder, répondent par l’expulsion de 14 étudiants.

Comme à Paris, la répression crée l’étincelle : le mécontentement se propage aux autres facultés. De mars à avril, la lutte s’accentue pour l’annulation des expulsions, et les cérémonies de remise des diplômes, grande tradition de l’Université japonaise, doivent être annulées. À partir du 15 juin, l’amphithéâtre Yasuda est occupé jour et nuit par une centaine de personnes. La lutte s’étend à toute l’université et l’intervention de 1 200 policiers du Kidotai (unité anti-émeute) convainc la masse étudiante « apolitique » (nonpori) de se joindre au mouvement. Le 2 juillet, l’occupation de l’amphi recommence et un camp retranché constitué d’un village de tentes est construit afin d’accueillir tout le monde pendant l’été.

Affrontements entre gauchistes

Le 21 octobre 1968, l’insurrection étudiante passe à un niveau supérieur avec l’« assaut de Tokyo ». Le mouvement ouvrier des comités contre la guerre (hansen) et le mouvement étudiant occupent et mettent à sac la gare de Shinjuku pour bloquer les trains alimentant les bases américaines en carburant (voir la vidéo ci-dessous). Le Parlement, l’ambassade américaine et le siège de la police sont également attaqués pendant trois jours.

Mais très rapidement, les choses tournent mal. À Tôdai, la Zengakuren-Bund se balkanise. Chaque faction rivale se retranche dans « son » bâtiment et affronte les autres. Chaque militant est d’ailleurs muni d’un casque portant le nom de sa faction. Les deux principales sont la Chûkaku (« noyau central ») et la Kakumaru (« marxiste révolutionnaire »), toutes deux liées à la même organisation trotskiste. Quant à la Zengakuren pro-PCJ, elle collabore activement avec la direction de l’université pour mettre fin à la « destruction de la fac par les gauchistes ».

Mais Tôdai, qui forme les élites politiques et administratives, est cas exceptionnel. On peut tirer un bilan beaucoup plus positif du reste du mouvement, qui touche l’ensemble des campus. Les facs sont transformées en « bases rouges » d’où partent les manifestations, les attaques contre des bases US, etc.

Nichidai, le mammouth insurgé

Une autre université mérite cependant d’être mise en exergue, c’est celle de Nichidai, où la lutte sera authentiquement populaire. Avec ses 100 000 étudiants, on la surnomme l’« université mammouth ». C’est l’archétype de la nouvelle université destinée à former les sararimen, le prolétariat en col blanc. Les libertés syndicale et d’expression y sont entravées par une milice fascisante implantée dans la fac de sport.

La révolte commence quand un étudiant, Akita Meidai, découvre que les dirigeants de l’université, ceux-là même qui avaient augmenté les frais d’inscription, ont détourné deux milliards de yens du budget ! La mobilisation, partie de la fac de sciences économiques se propage aux facs de lettres et de physique. Bientôt se développe dans cette université une riche expérience autogestionnaire, avec la mise en place du Zenkyôtô Nichidai (Association des comités de luttes de Nichidai, lire encadré).

En avril 1968, le Zenkyôtô exige des autorités de Nichidai qu’elles reconnaissent l’autogestion étudiante. En mai et juin 1968, les manifestations se multiplient sur le campus de Kanda, le « quartier latin » japonais, émaillées par des affrontements très violents avec les étudiantes et étudiants de la fac de sport (200 blessés le 11 juin 1968). Les étudiantes et les étudiants se retranchent alors dans la fac de sciences économiques qu’ils vont occuper pendant plusieurs mois, organisant une contre-université.

La principale revendication du Zenkyôtô Nichidai est alors l’ouverture de négociations collectives avec le président de l’université, M. Furuta Jujiro, proche de l’extrême droite et des organisations patronales. Tassés dans un auditorium servant habituellement aux matchs de sumo, 35 000 étudiantes et étudiants « négocient » pendant douze heures avec lui et obtiennent la reconnaissance de la corruption, ses excuses et la promesse de sa démission. Les étudiants obtiennent également une complète liberté d’expression et d’organisation. Mais dès le lendemain, le Premier ministre Sato Eisaku fait savoir qu’il annule les « accords de Nichidai » qu’il assimile à une « violence de masse ». Quatre jours plus tard, la police obtient un mandat d’arrêt contre Akita Meidai et sept autres figures du Zenkyôtô. Cette volonté de décapiter le mouvement n’aura que peu d’effet, précisément parce que ces « leaders » médiatiques n’ont pas de réels pouvoirs au sein du Zenkyôtô.

L’agitation se poursuit donc.

Normalisation et marginalisation

À Tôdai, la police anti-émeutes intervient également. Le 19 janvier 1969, le Japon entier suit, en direct à la télévision, la « prise de la forteresse Yasuda » (voir la vidéo ci-dessous). Plusieurs centaines d’étudiants et étudiantes se sont barricadées dans la tour Yasuda, symbole de l’université. Aux 8000 policiers qui tentent de les déloger, les étudiants répondent par des chants révolutionnaires, des jets de cocktails Molotov et de bouteilles d’acide. Il faudra trois jours de combats pour mettre fin à cette occupation.

La normalisation à Tôdai et à Nichidai porte un rude coup au mouvement contestataire. Pourtant, celui-ci continue à progresser durant l’année 1969. Même si le soutien populaire s’effrite, il se propage dans une centaine d’universités. On critique les professeurs « réfugiés dans leur tour d’ivoire ». On dénonce les universités privées, leurs liens étroits avec les entreprises et leur enseignement au rabais, « le “savoir” [qui] se vendait comme de la lessive, à un taux de profit à faire pâlir les usuriers » [2].

Vient ensuite la décrue du mouvement et l’heure des bilans.

Les divers groupes marxistes ou réformistes présents sur les campus ont eu tendance à stériliser la lutte étudiante, chacun cherchant à s’approprier et à dominer idéologiquement chaque université. Les affrontements internes à la gauche radicale en ont donné une piètre image à la population qui s’est peu à peu détournée du mouvement.

Quelques années plus tard, une centaine d’étudiantes et d’étudiants issus du Bund, exaspérés par le reflux des luttes, passeront à la lutte armée clandestine comme, en Allemagne, la Fraction armée rouge, ou en Italie les Brigades rouges. Leur groupe, l’Armée rouge japonaise, achèvera de détourner l’archipel non seulement du mouvement étudiant, mais surtout de la gauche radicale pour plusieurs décennies.

Mathieu (AL Paris-Sud)

Une faction de la Zengakuren-Bund en octobre 1968, lors de l’« assaut de Tokyo ».
Une faction de la Zengakuren-Bund en octobre 1968, lors de l’« assaut de Tokyo ».

LES PRATIQUES AUTOGESTIONNAIRES DU ZENKYÔTÔ

Les libertaires ont eu peu de visibilité dans le mouvement étudiant. Pourtant, de la contestation à Tôdai et à Nichidai va naître une forme d’organisation inédite : le comité de lutte (kyôtô kaigi) qui fonctionne indépendamment des organisations étudiantes classiques. Fédérés, les comités de lutte forment un Zenkyôtô, antithèse de la très autoritaire Zengakuren. À Nichidai ce système obtient l’adhésion de la majorité des étudiantes et des étudiants.

Le Zenkyôtô a une double structure, corporative et disciplinaire. D’un côté il y a donc le comité de lutte des étudiants, celui des chercheurs et des étudiants en doctorat, enfin celui des maîtres-assistants. De l’autre, il y a un comité de lutte pour chaque département (comité de lutte de Sociologie, comité de lutte de Littérature française, etc.). Ces derniers se chargent de l’occupation des bâtiments ou des laboratoires. De telles divisions ont pu faire croire à un éparpillement des forces, mais cela a surtout permis un brassage fécond entre les étudiants de différentes facultés, de différentes sections.

C’est sur le plan démocratique que le comité de lutte est le plus novateur. En rupture avec le Zengakuren, où les comités prétendument autogérés sont dirigés par des représentants, les comités de lutte sont décentralisés et les initiatives partent de la base, sont discutées librement avant d’être choisies ou rejetées par un vote à main levée. Toutes et tous les participants sont considérés sur une base égalitaire et, même quand des « leaders » se distinguent, leur pouvoir reste symbolique car ils ne peuvent accaparer un mandat délégatif.

Bien sûr, dans la pratique, tout n’a pas été idyllique dans le Zenkyôtô. Mais il est à noter que, malgré l’éclipse de l’anarchisme après-guerre, concurrencé par le marxisme et en proie à une dégénérescence individualiste, une pratique de l’autogestion est restée prégnante.

Le fait que le socialisme ait été introduit au Japon par des anarchistes et qu’ils aient dominé la scène syndicale dans les années 1920 n’est sans doute pas étranger à une tradition libertaire dans le mouvement ouvrier. Le communiste libertaire Kotoku Shusui, traducteur du Capital de Marx en japonais, est toujours considéré comme une des figures les plus importantes du socialisme nippon.

Occupation de l’université Tôdai à l’été 1968.

LA GENÈSE DU FÉMINISME NIPPON

Comme en France et ailleurs,
la participation des femmes
au mouvement
est frustrante.
Quand quelques années plus
tard se formera
le Women’s Lib japonais,
ses militantes rapelleront qu’en 1968-69, lorsque les hommes partaient en manif, on disait aux femmes de rester dans l’université pour préparer
à manger !


[1Le syndicat anarchiste aurait rassemblé jusqu’à 15 000 membres, soit plus que les communistes, à son plus haut niveau en 1927. Lire à ce sujet le roman historique très bien documenté de Takami Jun, Haut-le-cœur, 2006.

[2Bernard Béraud, La Gauche révolutionnaire au Japon, Le Seuil, 1970, p. 73.

 
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