Mexique

Oaxaca : pouvoir populaire contre pouvoir d’État




La ville d’Oaxaca au Mexique, est, depuis plusieurs mois, le théâtre d’une véritable insurrection populaire, opposant les habitant-e- aux forces de répression et à l’État. Les insurgé-e-s d’Oaxaca ont résisté et battu la soldatesque gouvernementale. Ils et elles se sont donné leur propre organisation démocratique, l’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca. Dans la ville auto-gouvernée, hérissée de barricades, le climat est saturé d’électricité révolutionnaire.
Vive la Commune d’Oaxaca !

Oaxaca, Mexique, le 22 mai 2006. Les enseignant-e-s partent en grève pour les salaires et l’amélioration des conditions de travail. N’obtenant pas satisfaction, le mouvement est reconduit jusqu’à ce que, le 14 juin, le gouverneur de l’État, Ulises Ruiz, du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) déclenche une brutale répression. La police envahit alors la place centrale de la ville d’Oaxaca et expulse violemment les grévistes, faisant de nombreux blessés.

Contrairement aux espérances du gouverneur, cette agression radicalise le mouvement, dont le principal mot d’ordre devient, dès lors, la destitution du gouverneur. Cette revendication trouve très rapidement un écho favorable dans la population : non seulement la brutalité envers les enseignant-e-s a choqué, mais elle venait après bien d’autres perpétrées dans cet État contre le mouvement social, c’est-à-dire principalement contre des organisations indiennes, communautaires ou régionales.

Signalons que cet État du sud du Mexique est, avec le Chiapas voisin, un des États ayant la plus forte proportion d’indiens et d’indiennes du pays (Zapotèques, entre autres). La répression contre les enseignant-e-s a été la goutte d’eau faisant déborder le vase. L’impopularité d’Ulises Ruiz est due en outre au fait qu’il est devenu gouverneur grâce à une fraude électorale massive – le PRI a 70 ans d’expérience en la matière.

C’est ainsi que des centaines de milliers d’Oaxaquègnes ont occupé la rue et envahi plus de 30 mairies. Près de 350 organisations, communautés indiennes, syndicats et associations civiles ont alors formé l’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca (APPO), qui se présente comme la représentation légitime du peuple face au pouvoir illégitime d’Ulises Ruiz.

Ce mouvement contestataire a coïncidé avec les élections fédérales (présidentielles, législatives et sénatoriales) du 2 juillet, qui ont donné aux Oaxaquègnes l’occasion d’infliger une sévère raclée au PRI, ainsi qu’au Parti d’action nationale (PAN), au pouvoir à Mexico. Face à la situation à Oaxaca, le PAN et le PRI font d’ailleurs front commun, et le gouverneur Ruiz (PRI) recevra du président Calderón (PAN) l’appui de la Police fédérale préventive (PFP).

Depuis lors, une très large partie de la société oaxaquègne ne reconnaît plus Ulises Ruiz comme gouverneur. L’APPO refuse d’ailleurs toute discussion avec lui ou avec ses représentants. Elle a entamé avec succès une campagne de désobéissance civile pacifique. Démontrant sa puissance, l’APPO assume de fait le contrôle politique de la ville, et d’une partie au moins de l’État, commençant à former un embryon de “ pouvoir ” alternatif.

La réponse du gouvernement a été de constituer des groupes de nervis paramilitaires pour semer la terreur et justifier une intervention de la police fédérale. Spontanément, la population a alors commencé à ériger des barricades, d’abord autour du zócalo (la place centrale) où les enseignant-e-s et l’APPO avaient reconstitué leur piquet, puis partout dans la ville.

Le mardi 15 août, des “ inconnus ” ont tenté d’assassiner un responsable de l’APPO dans le village de San Bartolo Coyotepec. La foule en a attrapé deux sur trois, qui ont été identifiés comme étant des policiers ; ceux-ci ont affirmé “ n’être pas en service ”. Retenus par l’APPO, ils ont été remis le lendemain à des représentants de la Croix-Rouge. Jeudi 18 août, un enseignant a été blessé par balle lors d’un blocage de rue.

Les enseignant-e-s devant leurs responsabilités

En septembre, non seulement les enseignant-e-s n’ont pas repris le travail, mais les travailleur-se-s de la santé les ont rejoints dans la grève. Plus que jamais, l’APPO a maintenu son exigence de destitution d’Ulises Ruiz. Il faut dire que la section d’Oaxaca (22e section) du Syndicat national des travailleurs de l’éducation (SNTE, lié au PRI) est contrôlée par une tendance d’opposition (liée au PRD), la Coordination nationale des travailleurs de l’éducation (CNTE). Si la direction du SNTE fait pression pour que cesse la grève, la 22e section est, elle, engagée jusqu’au cou dans la lutte.

C’est pour déjouer ces manœuvres que l’APPO a organisé fin septembre la “ Marche pour la dignité des peuples d’Oaxaca ”. Plusieurs milliers de marcheur-se-s ont parcouru les 750 km qui séparent Oaxaca de la capitale Mexico. Là ils ont installé un piquet et réclamé le départ d’Ulises Ruiz et l’intervention du Sénat. Mais tandis que le PAN tergiversait et que l’État fédéral faisait durer les négociations avec l’APPO, la direction nationale du SNTE négociait la fin de grève des enseignant-e-s. Le 26 octobre par 31 000 voix contre 20 000, les membres de la 22e section du SNTE se prononçaient pour la reprise des cours après cinq mois de grève.

Pour l’APPO c’était un coup dur, mais la reprise du travail par les enseignant-e-s était toutefois assortie de conditions. La reprise ne se ferait que si le ministère de l’Intérieur, avec lequel avaient eu lieu les négociations précédentes, garantissait la sécurité physique, administrative et professionnelle des enseignant-e-s, le paiement des arriérés de salaire, la libération des prisonniers politiques et l’annulation des mandats d’arrêt contre les militants oaxaquègnes. De plus, la 22e section du SNTE faisait savoir que si Ulises Ruiz n’avait pas démissionné le 30 novembre, elle “ saboterait” la prise de fonction officielle de Calderón à la présidence de la république. Les enseignant-e-s déclaraient en outre qu’une délégation sur les barricades et piquets tenus par l’APPO serait maintenue.

De la contestation à l’insurrection

Le 27 octobre, Ruiz lançait une grossière et brutale provocation, lâchant ses tueurs, parmi lesquels de nombreux militants du PRI, contre les plantones (piquets) du mouvement. Au moins 23 personnes ont été blessées et trois tuées, dont un reporter états-unien d’Indymedia, les journalistes étant clairement parmi les cibles des pistoleros du gouverneur. Le désordre créé n’avait pour but que de légitimer l’intervention de la Police fédérale préventive (PFP).

Le dimanche 29 octobre à 14h, un corps expéditionnaire de 4 000 PFP, soutenu par des véhicules blindés anti-émeutes, appuyés par des hélicoptères de l’armée, a donc pénétré en plusieurs points dans Oaxaca. L’APPO avait donné consigne de ne pas affronter la PFP, mais seulement de retarder sa marche, et ce n’est qu’à 23 heures que le zócalo a été définitivement repris par la troupe.

L’opération a néanmoins fait au moins quatre morts et d’innombrables blessés – dont heureusement quelques policiers –, et 60 arrestations. Les résistants sont quand même parvenus à détruire deux véhicules blindés. Quand on sait que Carlos Abascal, ministre de l’Intérieur, avait “ juré devant Dieu ” qu’il n’y aurait, de son fait, aucune violence à Oaxaca, et que le dialogue était sa seule option… C’est pourtant lui qui l’a rompu unilatéralement. La PFP a utilisé massivement des gaz lacrymogènes, des gaz au poivre, et des canons à eau propulsant un liquide orange également irritant. Les armes à feu ont également été utilisées.

Jusque là, la tactique de l’APPO, ne pas aller à l’affrontement, mais résister pacifiquement, a été payante. Elle n’a pas donné aux forces de répression le prétexte à un bain de sang, et a permis de maintenir un haut niveau de mobilisation populaire. Les piquets et barricades ont été reconstitués après le passage de la PFP, ou trois rues plus loin pour le plantón principal, puisque la PFP occupait le zócalo. Après un sabotage momentané de Radio Universidad par “ l’armée d’occupation ”, comme l’appellent les Oaxaquègnes, les technicien-ne-s populaires ont réussi à remettre en marche ce précieux outil de coordination de la lutte.
La PFP, venue pour “ rétablir l’ordre ”, a aussi montré par son attitude quelle sorte d’ordre elle restaurait : elle a pillé les kiosques des petites marchand-e-s du zócalo, alors qu’il n’y avait pas eu un vol en cinq mois de pouvoir populaire.

Pensant prendre définitivement le dessus, la PFP a tenté un nouveau coup de poker le 2 novembre en essayant de s’emparer du “ sanctuaire ” de l’APPO : l’université autonome Benito Juárez, siège de Radio Universidad. N’osant pas violer ouvertement la “ franchise ” universitaire interdisant l’entrée de la police sur le campus, elle a tâté le terrain en commençant, vers 11 heures du matin, à retirer les barricades qui se trouvaient à proximité, juste “ pour rétablir la libre circulation ”.

La réaction ne s’est pas faite attendre. L’APPO a alors décidé de passer de la résistance passive à la résistance active. Après sept heures de combat, les étudiant-e-s appuyé-e-s par l’APPO et la population, ont mis en fuite la police. “ En ce jour, le peuple héroïque d’Oaxaca a donné une leçon de civisme et de dignité au monde entier, a déclaré l’APPO au terme des combats. La PFP a du reculer devant la poussée de plus de 50 000 guerilleros qui avec du bois, des pierres et des fusils à calibre lourd se sont confrontés à des blindés, des hélicoptères et des fusils d’assaut. Ce furent des heures de lutte intense, des dizaines de compañeros furent blessés, beaucoup d’entre eux grièvement, des dizaines de détenus-disparus (dont des enfants), cependant le peuple d’Oaxaca a gagné cette première bataille. ”

Double pouvoir

Un million selon l’APPO, 6 900 selon la police ! Ce sont les chiffres donnés pour la megamarcha du dimanche 5 novembre, à Oaxaca. Une véritable marée humaine. Les 10, 11, 12 novembre se tenait le véritable congrès fondateur de l’APPO, en plein cœur d’Oaxaca.

À l’issue de ce congrès, l’APPO a changé de nature. Alors qu’elle avait été jusque là un vaste cartels d’organisations et d’associations, les congressistes ont décidé d’en faire une “ assemblée d’État ” réunissant des délégué-e-s des quartiers, des secteurs populaires (étudiant-e-s, enseignant-e-s, commerçant-e-s, travailleur-se-s, chômeur-se-s, etc...), des communautés indigènes, des barricades, des partis politiques, des syndicats... L’APPO a décidé également d’ériger d’autres barricades, et proposé de nouvelles actions pour se débarrasser du gouverneur Ulises Ruiz. L’université a entrouvert ses portes et quelques cours ont repris, mais la commission étudiante craint des attaques des paramilitaires, notamment contre Radio Universidad. La protection a donc été renforcée. Enfin les autorités traditionnelles des communautés indigènes de la Sierra Nord ont choisi de rejoindre l’APPO, l’Assemblée d’État leur paraissant de nature à respecter leur autonomie.

On évolue donc vers une situation de “ double pouvoir ”, opposant le pouvoir populaire incarné par l’APPO, au pouvoir d’État représenté par le gouverneur Ruiz.

Solidarité internationale

Des prises de position et actions en faveur de la lutte des peuples oaxaquègnes ont déjà eu lieu dans tout le Mexique et dans de nombreux autres pays. Parmi les principales, citons celle de l’Armée zapatiste de libération nationale(EZLN) qui depuis la Otra Campaña a exprimé régulièrement son soutien total à l’APPO, et a déjà réalisé plusieurs actions, notamment des barrages routiers. Même chose pour le Front Populaire Pancho Villa, dans l’État de Puebla, qui a coupé pendant plusieurs heures l’autoroute Mexico-Puebla, principal axe routier du pays.

Dans l’État voisin du Michoacán, est apparue récemment une Assemblée populaire des peuples du Michoacán (APPM), réplique de l’APPO. Celle-ci, avec la CNTE, fait les choses en grand : la 18e section du SNTE-CNTE annonce une grève illimitée dans plus de 10 000 écoles de l’État et le départ pour Oaxaca de trois mille enseignant-e-s en renfort pour l’APPO. Au plan national, la même CNTE prépare aussi la grève illimitée, qui pourrait concerner 30 000 écoles et 400 000 enseignants, tant que Ruiz sera toujours gouverneur et que la PFP occupera Oaxaca. Signalons encore la solidarité sans faille du Syndicat des électricien-ne-s, toujours aux côtés des mouvements populaires depuis plus d’une décennie.

À Mexico même, plusieurs manifestationss ont déjà eu lieu. On notera que le Parti révolutionnaire démocratique (PRD) a manœuvré pour apparaître comme la “ direction ” de la protestation, mais le piquet permanent envoyé par l’APPO dans la capitale ne s’est pas laissé faire : il a démarré la manifestation avant l’arrivée d’Andrés Manuel López Obrador (candidat malheureux du PRD aux dernières présidentielles et autoproclamé vainqueur suite aux fraudes massives dont le PAN est soupçonné), qui se faisait un peu trop attendre…

Cependant le mouvement de soutien à l’APPO n’a pour l’instant pas l’ampleur de la déferlante de solidarité qui avait su arrêter l’intervention militaire au Chiapas en 1994. Mais un peu comme la Otra Campaña des zapatistes, c’est un mouvement qui vient d’en bas, non des grands appareils politiques et syndicaux liés au pouvoir. Et si tous ces grains de sable parviennent à s’agglomérer, cela peut finir par faire un bien gros caillou dans les rouages du capitalisme mexicain…

Pascal (AL Rouen)


QUI EST QUI ?

Parti d’action nationale (PAN) : parti de droite vainqueur à l’élection présidentielle en 2000 avec Vicente Fox, le maire de Mexico, et à celle de 2006 avec Felipe Calderón. Ultralibéral, pro-Washington, anti-avortement, homophobe et passé maître dans l’organisation de fraudes.

Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) : Parti unique fondé en 1929 pour stabiliser le régime issu de la révolution mexicaine (1910-1926), d’où son nom atypique. Aujourd’hui néolibéral, semi-mafieux et adhérent à l’Internationale socialiste (IS), il a néanmoins toujours des relais importants dans les directions syndicales et dans la société civile. Il a perdu le pouvoir au profit du PAN en 2000, après 70 ans de pouvoir, mais dirige encore 17 États sur 52.

Parti de la révolution démocratique (PRD) : Scission de gauche du PRI en 1989, également adhérent à l’IS. Représenté par Andrés Manuel López Obrador à l’élection présidentielle de 2006. Parti social-démocrate qui s’efforce de récupérer à son profit la commune d’Oaxaca.

Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) : Mouvement politique armé de l’État du Chiapas, associant des revendications indigènes et révolutionnaires. A organisé le soulèvement de 1994. Son porte-parole est le célébrissime “ sous-commandant Marcos ”.

La Otra Campaña : Campagne non électorale organisée par l’EZLN pendant l’élection présidentielle, de janvier à juin 2006, pour fédérer des organisations populaires, féministes, paysannes, ouvrières.

Comité indigène populaire d’Oaxaca-Ricardo Florès Magón (CIPO-RFM) : Communauté indigène se revendiquant du révolutionnaire mexicain Ricardo Florès Magón (1873-1922) et du communisme libertaire. Adhérent au réseau Solidarité internationale libertaire.

Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca (APPO) : Coordination réunissant plus de 360 organisations civiles, syndicales, politiques et indigènes parmi lesquelles le CIPO-RFM. Fonctionnement assembléiste et autogestionnaire. Deux tendances s’en dégagent : l’aile “ modérée ”, pour le “ retour au calme ”, avec des syndicats proches du PRD ; l’aile “ radicale ” qui veut continuer jusqu’au départ du gouverneur Ruiz.

Coordination nationale des travailleurs de l’Éducation (CNTE) : Tendance syndicale dont la direction est proche du PRD, oppositionnelle au sein du Syndicat national des travailleurs de l’Éducation (SNTE, dont la bureaucratie est proche du PRI). Agit de façon quasi autonome dans une grande partie du pays, et dirige par exemple la section 22 (Oaxaca) du SNTE.

 
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