Irak : La « guerre civile » n’explique pas tout




Alors que l’on nous décrit un Irak en pleine guerre civile, où les États-Unis auraient du mal à instaurer une démocratie, la réalité est tout autre. Les États-Unis sont bel et bien impliqués dans une série ininterrompue d’agressions, de crimes de guerre, d’épurations ethniques, et d’actes de torture.

Alors que la destruction de l’Irak progresse, la partie du pays située derrière les murs de la Zone verte à Bagdad est devenue plus que dangereuse pour les journalistes. Dès le début canalisés par le programme de “journalisme embarqué” du Pentagone, les reporters occidentaux, se contentent maintenant d’un simple travail de sténographie orchestré par le bureau de presse du Centcom  [1]. Cette antichambre des grands groupes médiatiques américains donne vie dans l’esprit du public à une construction artificielle d’un Irak virtuel. Cela nourrit aussi un débat politique complètement déconnecté de la réalité de la guerre menée par le gouvernement américain et son armée et des 27 millions de vie irakienne qu’ils détruisent.
Mais qu’est ce que ce gouvernement et son armée ont-ils fait à ce pays et à son peuple ? Malgré l’échec historique du journalisme occidental, il y existe de nombreuses sources d’informations pour les personnes qui voudraient savoir.
Malgré une bizarre complicité dans les évènements qu’elle décrit, l’Organisation des nations unies (ONU) publie des rapports réguliers sur "la situation en Irak". Ses rapports sur les droits de l’Homme [2] en particulier ont documenté les conséquences tragiques de l’invasion et de l’occupation sur la population. Ils contiennent aussi une évaluation honnête de l’échec américain à rétablir un gouvernement légitime ou en état de fonctionner.
Les Roberts de Columbia University a dirigé deux équipes d’épidémiologistes pour évaluer le nombre de morts violentes en Irak depuis l’invasion. Ces rapports ont été publiés en Angleterre dans la revue médicale The Lancet. Le 26 mars 2007, la BBC publia un mémo venant de Sir Roy Anderson, le principal conseiller scientifique du ministre de la défense britannique, dans lequel il décrivait la méthodologie des épidémiologistes comme "presque ce qu’il y a de mieux" et "robuste". Cette réaction mis clairement en évidence le cynisme avec lequel les gouvernements américain et britannique avaient ignoré leurs travaux. Des articles dans des revues académiques ont aussi clairement contribué à la compréhension de cette crise.
Des bloggers en Irak comme Riverbend et Kahlid Jarrar nous donne une vue de l’intérieur de la vie sous l’occupation. A côtés les journalistes Dahr Jamail, Robert Fisk, journaliste vétéran du moyen orient, et quelques uns de leurs collègues rapportent des informations que le reste de la profession ratent ou ignorent. Et nous ne devons pas oublier qu’au moins 163 journalistes ont été tué-e-s en Irak. Cela inclut Yasser Salihee du Knight Ridder [3], qui a été tué par un sniper de l’armée américaine alors qu’il enquêtait sur la chaîne de commandement des escadrons de la mort du ministère de l’Intérieur qui avaient été lâchés dans Bagdad en 2005.

Tandis que les Américains sont abreuvés d’un flux constant de livres écrits par des anciens responsables militaires, le public anglais a accès à tout un tas de documents secrets qui ont filtré. Ces derniers révèlent énormément sur la planification et la façon dont la guerre a été vendue à la population. En voici quelques exemples…

Le changement de régime en Irak est depuis longtemps l’un des objectifs de la politique de Washington. La CIA a une longue histoire de coups d’Etat ratés dans le monde entier, ainsi que certains réussis. Mais celui prévu avec Iyad Allaoui en juin 1996 était particulièrement exceptionnel de par l’ampleur de son échec. Il a complètement détruit le réseau d’informateurs et d’agents potentiels de la CIA en Irak. A l’approche du coup, il y eut un blackout du satellite permettant la communication entre la CIA et son réseau. Très tôt lors de la préparation de cette opération, le gouvernement iraquien avait mis la main sur un des récepteurs de la CIA et en connaissait tout les détails, ainsi que l’identité de tous les Irakien-ne-s impliqué-e-s. Tout le monde fut arreté.

Un changement de régime en Irak est resté le but ultime des politiques américaines et britanniques dans les années 90. Dès 1995, les inspecteurs et inspectrices de l’ONU étaient convaincu-e-s que les armes irakiennes interdites avaient été détruites en 1991 sur l’ordre de Saddam Hussein. Mais l’ONU a continué les enquêtes pour montrer aux Etats-Unis et à l’Angleterre qu’aucune arme n’avait été cachée. Tout ceci était inutile, vu que ces armes imaginées étaient d’une part, essentielles à la logique américaine et britannique permettant la poursuite des sanctions et d’autre part, elles étaient le prétexte de la CIA pour demander un changement de régime. Personne n’était prêt à laisser tomber de tels prétextes. Puis en 1998, le congrès américain élabora une loi formalisant le « changement de régime » en Irak comme politique officielle du gouvernement américain. Elle fut adoptée avec une grande majorité dans la Chambre des représentant-e-s et à l’unanimité dans le Sénat. Ainsi quand l’administration Bush arriva au pouvoir en 2001, tout était en place pour la mise en pratique de la politique demandée par les néoconservateurs depuis la première guerre du Golfe : l’invasion de l’Irak et sa destruction en tant que puissance indépendante au Moyen Orient.

Le 8 mars 2002, le gouvernement britannique commença à changer sa politique officielle sur l’Irak en réponse à une initiative de Washington. Les Etats-unis proposaient « un nouveau départ » en Irak, oubliant leur politique d’endiguement et préparant l’invasion du pays pour mettre le « changement de régime » en pratique. Quatre jours plus tard, lors d’un dîner à Washington, David Manning, le conseiller britannique en politique étrangère, dit à Condoleezza Rice que Tony Blair “ne reviendrait pas sur son aide au changement de régime”, indiquant que Bush et Blair étaient maintenant engagés dans cette politique. Cinq jours plus tard, l’ambassadeur britannique Christopher Meyer raconta à Manning qu’il avait donné le même message à Paul Wolfowitz : “Nous supportons le changement de régime, mais le plan doit être subtil et l’échec n’est pas envisageable...” D’autres documents ayant filtré de Downing Street donnent encore plus d’éléments sur cette décision, ceux-ci incluaient des avertissements des consultants en droit britanniques indiquant que “en soi, le changement de régime n’a aucune base solide dans le droit international”.

Pour créer une adhésion politique en faveur de l’invasion, ils ont fabriqué des preuves et alimenté une peur d’armes nucléaires, chimiques et biologiques qui n’ont jamais existé. En réalité, les experts avaient compris qu’aucune des armes biologiques et chimiques vendues à l’Irak dans les années 1980 ne pouvaient encore être efficaces en tant qu’armes stratégiques en 2003. Et l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA) avait démonté les accusations contre l’Irak de possessions de matériel nucléaire, et cela avant même que Bush n’en parle dans son discours sur l’état de l’Union. Rien de tout cela n’était secret à l’époque, donc on doit voir les actions des Etats-Unis à l’ONU (et ailleurs) comme un effort dans le but de manipuler l’opinion publique américaine plutôt que comme une tentative sérieuse d’obtenir un support international en faveur de l’invasion.

Le 7 mars 2003 Lord Goldsmith du parquet britannique (attorney general) a donné à Blair son rapport de 13 pages sur ses conseils juridiques vis-à-vis du plan de guerre. Il rejetait la doctrine de Bush d’une attaque préventive (preemption) : "Ce n’est pas une doctrine qui, selon moi, existe ou est reconnue dans le droit international." Il répéta le point de vue britannique qu’une action militaire ne serait pas légale sans une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU. En effet seul le Conseil se sécurité pourrait déterminer deux points essentiels : si l’Irak avait enfreint la résolution de cessez-le-feu et si ces infractions étaient suffisamment graves pour justifier l’utilisation de la force militaire. Goldsmith insista sur le fait que seul les Etats-Unis rejettent ce point de vue. Dans tous les cas, il précisa que toute action militaire justifiée par des résolutions de l’ONU doit être limitée à ce qui est nécessaire pour faire respecter le cessez-le-feu de 1991. Comme il l’avait dit à Blair plusieurs fois depuis mars 2002, "un changement de régime ne peut être l’objectif d’une action militaire". Il prévint Blair qu’il pourrait être sujet à l’accusation de crime d’agression ou de meurtre si il s’engageait dans cette voie.

Douze jours plus tard, les États-Unis et la Grande-Bretagne envahirent l’Irak avec l’aide symbolique de l’Australie, du Danemark et de la Pologne. Trois magistrats britanniques démissionnèrent de leur fonction, y compris Elisabeth Wilmshurst, la conseillère juridique du Ministère de l’Extérieur. La BBC pu accéder à sa lettre de démission grâce au Freedom of information act britannique et la publia le 24 mars 2005. Wilmshurst y décrit l’invasion comme un « crime d’agression », et ce point de vue est partagé par la plupart des diplomates internationaux et des experts juridiques. Dans une interview à la BBC le 16 septembre 2004, Kofi Annan, Secrétaire général de l’ONU à l’époque, déclarait l’invasion " illégale". Benjamin Ferencz, ancien procureur général des tribunaux de Nuremberg, parle quant à lui de « crime d’agression », c’est-à-dire un des crimes pour lesquels les dirigeants allemands nazis furent condamnés, et certains pendus.

Pendant la première phase de la guerre, les Etats-Unis et l’Angleterre ont bombardé l’Irak avec environ 29 000 bombes et missiles. Mais une campagne de propagande autour de l’utilisation d’armes de précision avait prévenu la possibilité d’une investigation de leurs performances et de leurs effets par les médias. Rob Hewson, éditeur de Jane’s air launched weapons, estimait que 75 à 80 % de ces armes frappent dans les 12 mètres de leur cible. Cela veut dire qu’au moins 5000 bombes et missiles ont frappé autre chose. Quand elles sont précises, même la plus petite de ces armes, une bombe de 250 kilos appelée le Mark 82, détruit tout dans un rayon de 12 à 120 mètres selon la solidité de la construction, de quoi faire de leur explosion en zone urbaine un véritable cauchemar. Mais il y a encore plus infernal : les regroupement de troupes irakiennes ont été incinérés à coup de Mark 77 au napalm, une version moderne de celui utilisé au Vietnam. Le 8 août 2003, le Sydney morning herald, après avoir démonté la rhétorique des démentis américains, a confirmé l’utilisation américaine de napalm. Il a ajouté que l’arsenal de Rock Island dans l’Illinois avait reçu, très rapidement après l’invasion, une commande provenant du corps des Marines pour 500 nouvelles bombes au napalm afin de remplir les stocks. Les Roberts et son équipe d’épidémiologistes confirment les dires du ministère de la Santé irakien selon qui, lors de diverses périodes pendant les 2 premières années de la guerre, 60 à 80 % des morts violentes de civils étaient le fait des forces de la « coalition » et pas celui des « insurgés » et que la plupart d’entre elles résultaient des frappes aériennes.

La brutalité de l’occupation est bien connue, mais pas la mauvaise formation des troupes américaines qui la détermine. Le personnel militaire américain reçoit une formation négligeable sur le Droit lors d’un conflits armées : en général une heure de cours de base et une heure de briefing lors du déploiement sur une zone de conflit. Les troupes en Irak ne sont pas formées à la responsabilité des troupes occupantes selon la 4e Convention de Genève, alors que l’article 144 de cette Convention requiert des membres de toute force occupante "de posséder le texte de la Convention et d’être spécialement instruit de son contenu." En lieu de ça, les troupes américaines ont été formatées pour adopter une attitude hostile envers la population, grâce, notamment, aux rumeurs de preuves secrètes liant l’Irak aux attaques du 11 septembre. "Les gradés savent des choses qu’ils ne peuvent pas nous dire" comme le dit un jeune officier à Air America. Les résultats de cette manipulation du droit militaire parlent d’eux-mêmes. Le 14 juillet 2007 un Marine américain a dit à une court martiale en Californie que "les Marines considèrent tous les hommes irakiens comme faisant partie des insurgés", un point de vue partagée par 17 % des troupes américaines en Irak selon une étude récente du Pentagone. Le même témoin (de la défense) a justifié le meurtre d’Irakiens blessés parce que "si quelqu’un vaut le coup qu’on lui tire dessus une fois, il vaut le coup qu’on lui tire dessus deux fois." Une étude sur le trouble de stress post traumatique, publiée dans le New England journal of medicine le 1 juillet 2004, montrait que 14 % des soldats de la 3e division d’infanterie et 28 % des Marines de la 1re force Marine expéditionnaire étaient « responsables de la mort d’un civil » en Irak. Dès le 15 décembre 2003, Seymour Hersh rapporte dans le New Yorker, que les forces spéciales américaines, entraînées par les assassins israéliens en Israël et en Caroline du Nord, patrouillaient dans les rues irakiennes la nuit lors de « chasse à l’homme » (selon les mots de Rumsfeld) pour assassiner les personnes suspectées d’aider la résistance.

Comme les occupations militaires au travers de l’Histoire, l’occupation anglo-américaine de l’Irak plonge chaque membre de la population irakienne dans une terrible situation : le choix de vie ou de mort entre la résistance et la collaboration. Il n’y a pas de position modérée possible pour les civils, parce que la communauté internationale n’a pas su répondre à l’invasion illégale de l’Irak et l’a traitée comme un fait accompli dans plusieurs résolutions du Conseil de Sécurité de l’ONU. Après quatre ans d’occupation, ceux et celles qui voulaient d’abord faire confiance à leurs envahisseurs (malgré leurs précédents historiques) n’ont vu aucun retour de la légitimité ou de souveraineté. Le prétendu Gouvernement irakien de la Zone verte ne peut ni défier les intérêts de ses maîtres américains ni assurer les services de base à la population. Le taux de chômage de 60% provoqué par la guerre a donné à ce gouvernement la possibilité de recruter des jeunes hommes dans ses forces armées. Mais il n’inspire aucune loyauté de la part des irakien-ne-s, et beaucoup sont aussi actifs dans la résistance. Deux millions d’Irakiens et d’Irakiennes ont été expulsé-e-s de leur pays pour vivre dans les limbes sociales, politiques et économiques en Syrie et en Jordanie.

Invasion donc torture

En février 2004, Le Comité international de la Croix-Rouge a rendu un rapport décrivant les violations croissantes et systématiques au droit humanitaire international lors du traitement des personnes détenues par les forces américaines et anglaises en Irak. Pendant que les images d’Abou Grahib causaient un scandale public restreint, le gouvernement américain torturait et maltraitait des prisonniers et des prisonnières au travers de son réseau de prisons en Irak, en Afghanistan et à Cuba, de même dans les prisons gérées par la CIA en Roumanie, en Mauritanie, à Diego Garcia... Des groupes de défense des droits de l’homme ont amassé des preuves irréfutables de tortures systématiques, autorisées aux plus hauts niveaux, comprenant des peines de mort, des exécutions simulées, des quasi-noyades, le maintien forcé dans des positions physiquement stressantes, des hypothermies, des privations de sommeil, des électrocutions, diverses formes de sodomie, et des passages à tabac sans fin. Sans parler des formes de tortures psychologiques comme les humiliations sexuelles et la torture de parents. En février 2006, Human right first publia « La Responsabilité du Commandement », un rapport sur 98 décès dans les prisons américaines en Irak et en Afghanistan, confirmé par deux généraux à la retraite et un amiral. Les morts comprenaient 8 cas de torture à mort, 37 cas de morts suspectes ou des homicides prouvés ; et un manque d’information révélateur à propos de 48 autres cas morts de causes « indéterminées » ou « non révélées ».

Falloudja ville martyre

L’assaut américain sur Falloudja était un crime de guerre aux proportions historiques. Les civils étaient encouragés à quitter la ville avant l’attaque mais on empêchait les hommes âgés de 15 à 55 ans de partir et ils étaient refoulés aux barrages routiers. À partir de la nuit du 5 novembre 2004, une grande partie de la ville a été pilonnée, malgré la présence, selon une estimation de l’ONU, de 50 000 civils. Notamment des malades, des personnes âgées et des soignants. L’une des premières cibles a été le service des urgences de l’hôpital Nazzal, qui a été rasé par les bombardements dès le matin du premier jour, tuant les médecins, le personnel et les patients. La ville fut déclarée Weapon free : toute personne en vie pouvait être traitée en tant qu’ennemie et tuée à vue. Les survivants décrivent des personnes âgées se faisant tirer dessus dans la rue et des personnes blessées essayant d’atteindre l’hôpital principal et se faisant tuer par des snipers américains placés sur le toit. Le photographe d’une agence de presse, Bilal Hussein, a vu une famille de cinq personnes mitraillée alors qu’ils essayaient de traverser la rivière en nageant pour être plus en sécurité (il a été arrêté par les forces américaine le 12 avril et est toujours détenu sans chef d’accusation, apparemment pour empêcher ce genre de journalisme). Après les démentis initiaux, les autorités américaines ont admis avoir utilisé du napalm, ainsi que du phosphore blanc, qui est interdit par la Convention sur les armes chimiques (CWC). Quand elles ont été forcées d’admettre avoir utilisé du « Willy Pete », elles ont prétendu que la CWC n’avait pas cours puisqu’il avait été utilisé comme arme incendiaire et non chimique. Bien sûr, la CWC ne fait pas une telle distinction. Dans cette ancienne ville de 300 000 habitants, 65 % des bâtiments ont été endommagés sans espoir de réparation. Le nombre de corps enterrés sous les décombres est encore inconnu.

Quelle guerre civile ?

Dans cette guerre de propagande, la plus grande bataille est sans doute celle menée pour maquiller les violences permanentes en un conflit « intercommunautaire » ou en une guerre civile entre Irakiens sunnites et chiites, dans laquelle les forces d’occupation étrangères ne joueraient qu’un rôle de maintien de l’ordre ou d’arbitre. On a fait croire à la population américaine que leurs troupes avaient été entraînées dans une vendetta millénaire. Mais rien n’est plus faux : il n’y a aucun précédent de violences intercommunautaires de cette ampleur en Irak. En réalité, l’opposition à la monarchie soutenue par l’Angleterre constituait une identité politique nationaliste et laïque forte, qui perdurait dans les gouvernements irakiens successifs depuis 1958. L’aspect intercommunautaire de la crise actuelle est le résultat direct de la politique des Etats-Unis. Ils se sont échinés à détruire cette tradition nationaliste laïque pour mettre en place un gouvernement d’occupation conciliant, en exploitant les différences ethniques et religieuses. Le journalisme occidental rapportant des "violences intercommunautaires" et spéculant sur les perspectives d’une "guerre civile", n’était qu’un préalable à la parodie d’élections organisées par les forces d’occupation en janvier 2005. Le même mois, une analyse des violences signalées entre Irakiens a révélé de tout autres motifs pour pratiquement chaque incident violent : 43 % étaient des attaques contre les forces de sécurités soutenues par les États-Unis ; 36 % étaient directement liés aux élections bidons ; 11 % avaient pour cible des officiels du gouvernement irakien "par intérim" ; 5 % des victimes travaillaient pour les Etats-Unis ; et les 5 % restants n’étaient pas assez détaillés pour que l’on puisse identifier quelque cause que ce soit. Pas un seul incident n’était imputable à une simple haine intercommunautaire.

Après l’installation du régime "de transition" en février 2005, certaines forces de résistances sunnites en sont venues à considérer les parties chiites et kurdes de la population comme des collaborateurs qui avaient participé à ce processus politique corrompu. Les attaques contre les civils par la résistance ont fait le jeu des relations publiques du Centcom et sont devenues l’épicentre de nombreux reportages occidentaux. Peu d’Américains et d’Américaines savent que 85 à 90 % de toutes les opérations de résistance ont été menées contre des cibles militaires et au moins 70 % contre des forces d’occupation étrangères [4]. Comme le souligne le dernier rapport de l’ONU sur les droits de l’homme, "la distinction entre les actes de violence motivés par des raisons religieuses, politiques ou économiques est souvent rendue floue quand une multitude de groupes armés et criminels revendique les nombreux actes de terrorisme". Dans ce contexte, le Centcom a facilement fait passer, dans les médias, les cas de violence pour des actes soit de violences intercommunautaires soit reliés à Al-Qaida et ce malgré les preuves d’une violence plus grande et plus systématique commise contre les civils par les forces américaines et les forces irakiennes (recrutées, entraînées et dirigées par les Etats-Unis).

La violence exercée par les forces auxiliaires, entraînées par les États-Unis, a pris un tour nouveau et très préoccupant depuis qu’elles ont recruté et entraîné les unités spéciales de commando de police pour le ministère de l’Intérieur irakien en 2004 et 2005. L’entraînement de ces forces a été supervisé par le colonel à la retraire James Steele. Ce dernier a été envoyé en Irak comme conseiller des forces de sécurité irakiennes auprès de l’ambassadeur John Negroponte. Steele est un ancien commandant des conseillers militaires américains au Salvador. Il fut aussi l’un des hommes-clefs de l’opération Iran-Contra, puisqu’il a supervisé les livraisons d’armes aux Contras du Nicaragua à partir de la base aérienne d’Ilopango au Salvador. Son rôle dans cette affaire est devenu publique quand, après un passage au détecteur de mensonges, il s’est confessé au FBI. Mais le rôle qu’il a joué dans la guerre du Salvador est encore plus inquiétant lorsque l’on constate les nombreuses similitudes dans les atrocités commises par ses disciples en Irak comme au Salvador. Negroponte est une figure de l’ombre, resté à l’arrière plan dans les deux cas, mais son rôle mérite d’être étudié de manière approfondie. [5]

Le nouveau régime "de transition" du CSRII (Conseil suprême de la Révolution islamique en Irak) a englobé ses brigades Badr dans les forces du ministère de l’Intérieur sous l’autorité du ministre Bayan al-Jabr, un vieux commandant de ces brigades. Son conseiller est Steven Casteel, un ancien chef d’un service des renseignements américains (la DEA, Drug Enforcement Administration) et un vétéran de la guerre contre la drogue en Amérique Latine. Ces forces ont été lâchées sur Bagdad en avril-mai 2005 et ont entamé une campagne d’emprisonnements, de tortures et d’exécutions extrajudiciaires qui ont fait des dizaines de milliers de victimes. Les reportages de Yasser Salihee pour le Knight Ridder, un rapport de l’ONU sur les droits de l’homme en septembre 2005 et un raid US sur un centre de torture du ministère de l’Intérieur ont révélé la nature et l’ampleur cette campagne. Celle-ci, couverte par Casteel et les autres officiels américains qui continuent de nier leur responsabilité, n’a pas pour autant cessé. Comme cette campagne n’avait pas réussi à suffisamment terroriser la population sunnite de Bagdad pour la soumettre, les forces américaines ont apporté de plus en plus de soutien (aérien et au sol) direct aux escadrons de la mort du ministère de l’Intérieur, reprenant finalement leur rôle principal dans les attaques sur différents endroits de Bagdad pendant les opérations "Together forward" en 2006 et "The surge" en 2007.

Alors que la "reconstruction" s’est avérée être le plus souvent de la pure propagande, les Etats-Unis ont dépensé des dizaines de millions de dollars en construction pour leurs propres bases militaires en Irak et surtout pour le quartier général d’occupation, d’une taille d’une quarantaine d’hectares, qu’ils construisent dans la Zone verte. C’est officiellement une ambassade américaine mais elle fait dix fois la taille de la plus grande ambassade au monde, l’ambassade américaine à Pékin, et elle n’est clairement pas destinée à mener une mission diplomatique dans un pays souverain. Alors que le reste du pays est démoli chaque jour un peu plus par les raids aériens et les tirs d’artillerie, les travaux du poste de commandement se sont poursuivis 24/24H, 7/7j. Les ouvriers venus d’Inde, du Pakistan et des Philippines se plaignent d’être battus quand ils ne travaillent pas assez et disent être "traités comme des animaux". Après quatre ans de guerre, Bush a finalement reconnu que les États-Unis prévoient d’installer des bases à long terme en Irak, avec une présence militaire comparable à celle qu’ils ont en Corée du Sud.

Notre pétrole sous leur sable

Mais il y a un élément encore plus révélateur des visées américaines en Irak : les plans pour l’avenir du pétrole irakien. Ibrahim Bahr al Uloum est le ministre du pétrole dans l’actuel gouvernement fantoche. C’est un ancien exilé qui était, avant l’invasion, membre du groupe de travail sur le pétrole et l’énergie du département d’État américain. Ce groupe de travail sur le pétrole et l’énergie du Département d’État américain avait conclu que l’Irak « devrait être ouvert aux compagnies pétrolières internationales aussi vite que possible après la guerre » et encourageait « les accords de partage de la production » avec les compagnies pétrolières occidentales. La Société nationale des pétroles de l’Irak (Iraq National Oil Company) ne garderait que 17 des 80 champs de pétrole connus en Irak et les compagnies occidentales n’auraient aucune obligation de réinvestir leurs profits dans le pays, ni d’employer du personnel irakien ou de mettre en place des partenariats avec des sociétés irakiennes. Les profits potentiels revenant aux compagnies pétrolières occidentales en Irak promettent donc d’excéder la somme de tous leurs autres profits réalisés dans le monde entier [6].

Génocide ?

D’après les études parues dans le Lancet, entre 500 000 et un million d’Irakiens et Irakiennes sont morts à cause de la guerre. Ramadi, la capitale de la province d’Ansbar, a été détruite dans une version au ralenti de l’assaut de Falloudja. Durant le siège des villes au centre et au Nord de l’Irak, les forces américaines ont effectué des représailles collectives violant le droit international de façon flagrante. Elles isolaient les villes avec des clôtures en fils barbelés ; les privaient d’électricité, de nourriture, d’eau, de médicaments et d’autres ressources essentielles ; puis conduisaient des raids terrestres et aériens sur les « insurgés présumés ». Ce modèle est en cours d’adaptation à des parties de Bagdad qui résistent à la nouvelle offensive américaine, passant outre les protestations des marionnettes du gouvernement. La politique américaine de purification ethnique envers les Arabes sunnites a déjà tué entre 5 et 15 % des 5 à 6 millions d’individus que comptait le pays avant la guerre. Elle en a transformé entre 15 et 25 % en réfugiés dans leur propre pays et en a conduit entre 30 et 40 % à émigrer. Cette année, l’intensification de la guerre est un effort désespéré pour tuer, terroriser et expulser plus de Sunnites avant que la balance, à la fois en Irak et aux Etats-Unis, ne penche de manière décisive contre l’occupation. D’après les normes appliquées à d’autres conflits depuis les années 1990, cela caractérise clairement un génocide.

En août 2004 les forces américaines attaquaient Nadjaf, enclave shiite et ville sacrée, qui était sous le contrôle des fidèles du chef religieux Moqtada al Sadr. Depuis, al Sadr a évité l’extension de la confrontation armée avec les forces d’occupation, et, à la place, a étendu sa base de soutien à travers la moitié Sud du pays et la population shiite de Bagdad. La stratégie américaine de traiter d’abord avec les Sunnites puis de s’inquiéter à propos de al Sadr s’est retournée contre les occupants. Après quatre années, la résistance sunnite est plus active que jamais, menant environ 150 opérations par jour l’an passé, pendant qu’al Sadr est devenu le principal chef de la population shiite. Sa coopération limitée avec le régime pro-américain dans la Zone verte et généralement son opposition pacifique à l’occupation a été un talentueux numéro d’équilibriste qui a sauvé une grande partie de la population d’un bain de sang plus important et a renforcé sa propre position. Il s’est aussi ouvert aux Sunnites dans un esprit d’unité musulmane et irakienne pour essayer et reconstruire un front politique nationaliste unifié qui pourrait, au final, gouverner le pays.

Le dernier rapport sur les droits de l’Homme des Nations Unies remarque que 54 % des Irakiens vivent maintenant avec moins d’1 dollar par jour, parmi eux 15 % avec moins de 50 cents par jour ; 68% n’ont pas accès à l’eau potable ; et 2000 médecins ont été tués et 12 000 ont fui le pays, ce qui réduit de 42% le nombre de docteurs dans le pays. L’offensive américaine dans Bagdad a fait croître la population carcérale de 31 000 à 38 000, dont la plupart des nouveaux prisonniers sous détention américaine ou du ministère de l’Intérieur. Cela fait partie des inquiétudes de l’ONU parce que les prisonniers et prisonnières risquent d’être torturé-e-s ou tué-e-s dans les prisons du ministère de l’Intérieur, alors que ceux dans les geôles américaines se voient accordés encore moins de droit que les autres, et sont souvent détenus indéfiniment sans raison, ni procès. L’ONU s’inquiète aussi pour les prisonniers et prisonnières du gouvernement régional Kurde – à Irbil, il y a eut des manifestations organisées par les proches de personnes disparues sans laisser de trace après avoir été arrêtées par les autorités kurdes. La Cour criminelle centrale créée à Bagdad par l’Autorité de coalition provisoire a condamné à mort 256 personnes et déjà fait exécuter 85 d’entre elles. De nouveaux règlements ont étendu la peine de mort sur des atteintes aux biens telles que le vol ou la destruction de propriété. La plupart des procès, ceux impliquant la peine capitale inclus, ne durent qu’entre un quart d’heure et une demie heure, et les délibérations des juges sur la culpabilité et la peine sont encore plus rapides. Le rapport de l’ONU a constaté qu’en Irak, les cours pénales "ne garantissent pas les normes minimale d’un procès équitable", citant une longue liste d’irrégularités et notant que "de tels procès débouchent de plus en plus sur l’abus de la peine de mort".

Un des arguments habituels des pro-guerre est que l’illégalité de l’invasion américaine n’a aucun rapport avec les problèmes que connaît en ce moment l’Irak. Un membre du bureau du sénateur Bill Nelson m’a récemment dit : "C’est du passé. La question est que faire maintenant ". Au contraire, l’illégitimité de la position américaine en Irak est vraiment au coeur de la crise actuelle. Le gouvernement américain a envahi un autre pays pour des raisons stratégiques et commerciales, en violation avec la plupart de ses engagements solennels envers la Charte des Nations Unies. Mais il a échoué à imposer sa volonté par la force. Chaque jour où il continue à intensifier la guerre et à tuer des Sunnites ou à les forcer à quitter le pays aggrave le crime international qu’il a commis. La résolution 1546 et celles ultérieures du Conseil de Sécurité de l’ONU ont tenté faiblement de tracé une feuille de route pour restaurer une réelle souveraineté et indépendance irakienne. Mais cela a été mené à l’échec par le refus du gouvernement américain à abandonner les buts originels de l’invasion ou à arrêter le rôle meurtrier et illégitime qu’il joue dans les affaires irakienne afin d’atteindre ses objectifs.

Nicolas J.S. Davies, article de la revue américaine Z (septembre 2007),
traduit par Emilie (Paris), Sophie (AL Nantes) et Rémi (AL Paris Montrouge)

• Nicolas J.S. Davies est étudiant en histoire et en politique étrangère américaine et militant pacifiste en Floride.

<titre|titre=1,2 million de morts depuis 2003>

• Selon des études parues dans le Lancet en 2004 et 2006, entre 500 000 et un million de personnes sont mortes à cause de la guerre. Selon l’Opinion Research Business, ce chiffre serait maintenant (septembre 2007) de 1,2 million. Ces études épidémiologiques, bien que méthodologiquement solides, sont systématiquement discréditées par les gouvernements et les médias.

• Pendant les deux premières années de la guerre, 60 à 80 % des morts violentes de civils étaient le fait des forces de la « coalition », et notamment de leurs frappes aériennes.

• Pendant la première phase de la guerre, 29 000 bombes (pouvant tout détruire dans un rayon allant jusqu’à 120 mètres) ont été utilisées. Au moins 5000 ont atteint autre chose que leur cible.

• En janvier 2005, une analyse des faits de violences signalés comme des violences inter-Irakiens révélait que 43 % de ces faits étaient des attaques contre les forces pro-américaines et que 36 % étaient directement liés aux élections ; 11 % avaient pour cible des officiels du gouvernement irakien. Pas un seul incident n’était imputable à une simple haine intercommunautaire.

• Le dernier rapport sur les droits de l’homme des Nations unies remarque que 54 % des Irakiens vivent maintenant avec moins d’un dollar par jour, que 68 % n’ont pas accès à l’eau potable et que 2 000 médecins ont été tués alors que 12 000 ont fui le pays (soit une baisse de 42 % du nombre de docteurs).

[1Commandement central des forces américaines fondé en 1983 et responsable des régions d’Asie centrale, d’Afrique de l’Est et du Moyen-Orient. ndt

[2Voir www.uniraq.org/aboutus/HR.asp. Le Global Policy Forum qui surveille les politiques mises en place par l’ONU est une autre source de qualité.

[3Knight Ridder est un groupe de presse américain spécialisé dans les journaux et les publications Internet. ndt

[4Facts needed before Iraq attack, CNN, 17 juillet 2002

[5Voir Final Report of the Independent Counsel for Iran/Contra Matters – Rapport final du Conseil indépendant sur l’affaire Iran-Contra et la lettre de Dennis Kucinich à Donald Rumsfeld dans le Congressional Record du 4 mai 2006.

[6Chiffres basés sur l’Iraq index, une compilation de statistiques réalisées par la Brookings institution.

 
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