répression

De la classe à la « race », dompter la colère des opprimé.es




Plus que simplement le bras armé de l’État bourgeois, la police entretient avec lui des rapports complexes. Institution en partie autonome, héritière de méthodes expérimentées dans les anciennes colonies, elle assure la répression de toute contestation, mais elle participe aussi à la constitution des rapports de « race ».

« Être policier, c’est vouloir protéger les Français de toutes les formes de violence » [1] c’est Cazeneuve qui le dit. Par ailleurs, « la garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique ; cette force est donc instituée pour l’avantage de tous et toutes, et non pour l’utilité particulière de ceux à qui elle est confiée », dixit la DDHC [2]. Alors, la police, ce serait ce corps spécialisé de citoyens et citoyennes à qui on confierait le monopole de l’usage de la violence pour limiter la violence, et ce au service du bien commun. En théorie, c’est une réponse parmi d’autres à la question du contrôle de la violence immanente à la société, opposée à celle qui consiste à armer tout le monde ou à sanctionner toute transgression d’une ostracisation définitive.

Évidemment, pour celles et ceux qui se font contrôler, humilier, tabasser quotidiennement dans leur quartier ou qui tâtent du revers de matraque à chaque manif, ça sonne creux. La police n’est ni neutre ni pacifiste ; elle ne peut se résumer à la protection de la population ; et les faits de violence ou de meurtres, les « bavures », sont beaucoup trop massifs pour n’être le fait que de quelques cow-boys isolés. Mais en faire simplement le bras armé du capital, la menace qui plane sur toute contestation sauvage, ce serait manquer la spécificité de la police moderne. La présenter comme une police de classe, en suivant un schéma binaire, ne suffit pas.


Une précision sémantique

Par « race » nous n’entendons pas une qualité naturelle, mais une représentation idéologique. Cette représentation a des effets bien réels car elle règle (consciemment ou non) l’action de la police et de certaines administrations de l’Etat, mais aussi une part des interactions quotidiennes.

C’est parce que des gens et des institutions agissent de manière raciste que des divisions « raciales » existent dans la société. Pour abolir les « races », il faut comprendre qui les produit.


D’abord, la police est relativement autonome vis-à-vis du pouvoir, même dans un pays comme la France où elle est très centralisée. On l’a vu récemment avec les manif de flics, aux exigences desquelles Cazeneuve et Hollande ont très vite cédé. Sans doute avaient-ils en tête la manifestation policière du 13 mars 1958, qui a échappé aux syndicats et filé vers le palais Bourbon aux cris de « Les députés au poteau ! », « Vendus, salauds ! Nous foutrons une grenade au palais Bourbon », et ainsi précipité le putsch semi-légal de de Gaulle en amplifiant la voix de la droite radicale au Parlement [3]. Ensuite, historiquement, il est vrai, la police moderne a accompagné la création du prolétariat. Avant, l’activité de police existait, mais elle n’était pas assurée par un corps de professionnels détachés – plutôt par les notables de chaque ville. Le mouvement des enclosures au XVIIIe siècle en Angleterre dépossède et jette sur les routes nombre de vagabonds et sans-abris que les institutions paroissiales ne peuvent plus absorber.

Contrôles au faciès répétés

En 1829, sir Robert Peel crée alors cette institution de police spécialisée, dont les membres, recrutés en dehors des villes pour éviter tout clientélisme, travaillent à temps plein en uniforme, selon des règles strictes et sans pouvoir judiciaire : sa mission est explicitement de contenir les marginaux et les très nombreuses émeutes qui marquent les débuts du capitalisme industriel. En plus de gérer les débordements de ces ouvriers déracinés, elle a même parfois une mission d’inculcation de l’ordre moral bourgeois, comme en Allemagne. Longtemps farouchement combattue par une partie de la bourgeoisie, jalouse de ses prérogatives en matière de maintien de l’ordre et soucieuse de voir un tiers public s’immiscer dans ses affaires, l’institution finira par s’imposer en Europe. Cependant, ce rôle premier d’encadrement de la classe ouvrière devient moins saillant à mesure qu’elle se voit intégrée à l’État-providence à travers les politiques sociales et l’affirmation des syndicats.

Une fois acquise la pacification relative des marges du prolétariat national, c’est désormais principalement dans les colonies, aux marges des empires, que la police exerce sa force, qu’elle développe des techniques élaborées de gestion des foules et qu’elle opprime au quotidien. Mais, dès les années 1970, avec la crise pétrolière, avec le démantèlement de l’État-providence sous le coup des politiques néolibérales, et avec la crise de légitimité structurelle de systèmes sociaux incapables de maintenir le niveau de vie de leur population, la donne change : le nouvel équilibre consiste à « policer la crise », pour reprendre les mots de Stuart Hall. Le capital a besoin de moins en moins de travailleurs et de travailleuses, et des pans entiers de la population, notamment les immigré.es récents, deviennent économiquement « excédentaires » [4]
. Du fait de cette tendance générale à la précarisation et à l’exclusion depuis le tournant néolibéral d’une part, et de l’héritage des empires d’autre part, les colonies se recomposent à l’intérieur même des métropoles. La police, par ce pouvoir exceptionnel qu’elle a de faire usage de la force, va jouer un rôle clef dans le tracé de ces nouvelles frontières.

En effet, la police ne fait pas qu’appliquer la loi aux marges transgressives de la société. Dans le cadre d’une telle conception légaliste de son action, la source de l’oppression serait uniquement en amont, du côté du législateur, ou du côté du système judiciaire, lesquels sont effectivement largement biaisés en faveur d’un ordre patriarcal, blanc et bourgeois. Au contraire, la police, par ses pouvoirs exceptionnels, participe à créer la transgression, à constituer l’ennemi, ce qui justifie en retour son action et la mise en branle de l’appareil pénal. Le harcèlement policier prend notamment la forme de contrôles au faciès répétés jusqu’à l’absurde, plusieurs fois par jour, sur les mêmes personnes, que les policiers connaissent parfois depuis des années (l’État vient d’ailleurs d’être reconnu responsable pour des contrôles d’identité jugés abusifs par la Cour de cassation) ; l’infraction est guettée avidement, fût-elle insignifiante (que ce soit un phare cassé, une conduite sans casque, une boulette de shit dans la poche), voire provoquée (les interpellations qui ne reposent que sur les motifs d’outrage et rébellion sont innombrables). La politique institutionnelle du chiffre y est pour quelque chose. L’organisation de la police aussi : par exemple, les membres de la BAC, qui souvent s’engagent pour l’action en imaginant un métier héroïque de lutte contre le crime, se retrouvent à quotidiennement patrouiller sans qu’il ne se passe rien ; le conflit en vient à être recherché pour lui-même, à tel point que les habitants et habitantes des quartiers touchés préfèrent parfois ne pas appeler la police en cas de problème, certains que la situation va empirer si la BAC intervient.

Cela se fait sur un arrière-plan de racisme profond : la formation des futurs policiers, et leur situation d’isolement sur un terrain où ils n’ont jamais vécu, leur font acquérir une mentalité d’assiégés, de « nous » contre « eux », ceux-là qu’ils nomment couramment les « bâtards » dans les banlieues françaises, ou les « assholes » aux États-Unis. Le fait que pendant très longtemps, la police ait été exclusivement composée d’hommes blancs est aussi révélateur. La transition est lente, et dans certains territoires elle n’a même jamais été entamée, par exemple à Ferguson – où le meurtre de Michael Brown en 2014 a provoqué des émeutes violemment réprimées.

Ajoutons que cette oppression systématique ne serait guère possible sans la complicité de la justice en aval. C’est dans les espaces sociaux où la police est la plus susceptible de faire usage de la force que les violences policières sont le moins susceptibles d’être portées devant les tribunaux. Le système pénal accorde très peu de crédibilité à d’éventuels témoins – à charge contre la police – qui ont déjà eu affaire à la justice ; or harcèlement policier et ségrégation sociale font que de tels témoins sont plus rares précisément là où la police commet des violences. Ajoutons à cela que les policiers, lorsqu’ils sont accusés, se couvrent les uns les autres, ce qui est d’autant plus facile qu’ils ne sont jamais mis sous contrôle judiciaire (et qu’ils peuvent donc se coordonner pour arranger leur version des faits), et que porter plainte en retour contre leur victime suffit de fait à faire échouer la procédure qui les vise, même si les violences sont médicalement attestées. Seule la médiatisation des affaires semble pouvoir porter les coupables devant la justice [5]
(pour des sanctions très faibles en général).

Tout cela aboutit, à un niveau plus général, à la constitution de figures « ennemies », cibles de la police et menaces pour la République : par exemple le « délinquant », popularisé par la présidentielle de 1964 aux États-Unis, qui apparaît un peu plus tard en France, ou plus récemment le « terroriste/islamiste intégriste » sous surveillance, qui sont l’incarnation vivante de l’insécurité sociale généralisée. La panique morale que ces marges génèrent dans toute la société permet l’unification du corps social, tout entier tourné vers cet ennemi désigné. Si la « race » est bien un rapport social, alors le rapport à la police – et aux figures fantasmées que l’action de cette dernière projette – en est un des éléments constitutifs.

Colonies intérieures

C’est en ce sens que la police de classe est devenue aussi en partie une police de « race » au sein même des métropoles, au moment de la bascule dans la crise et sa gestion néolibérale ; la production de colonies intérieures et la gestion quasi militaire de la contestation sociale sont les deux faces d’une même pièce, les deux dimensions de la société où la police s’exerce et révèle son rôle. La répression particulièrement violente du mouvement social contre la loi travail en France a d’ailleurs donné aux manifestants et manifestantes l’aperçu du sort quotidien des populations racisées, laissant ainsi entrevoir, le temps d’un printemps social, la possibilité d’un dialogue.

Marco (AL 92)


Pour aller plus loin :

  • Stuart Hall, Policing
    the Crisis : Mugging, the State, and Law and Order
    (partout sur Internet).
  • Didier Fassin, La Force de l’ordre : une anthropologie de la police
    des quartiers,
    Points, 10 euros.
  • Fabien Jobard et Jacques
    de Maillard, Sociologie
    de la police. Politiques, organisations, réformes,
    Armand Colin, 29 euros.
  • Mathieu Rigouste,
    La Domination policière. Une violence industrielle,
    La Fabrique,
    15 euros.

[1Lettre du ministre de l’Intérieur aux policiers, en octobre 2016.…

[2Déclaration
des droits
de l’homme
et du citoyen,
article 12.

[3Fabien Jobard, « Colères policières », Esprit, vol. mars/avril 2016.

[4Marx décrit ces dynamiques, terriblement actuelles, d’inclusion et d’exclusion au chapitre 23-3
du premier livre du Capital.

[5Cédric Moreau de Bellaing, 2009, « Violences illégitimes
et publicité
de l’action policière », dans la revue Politix.

 
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