Grégory Chambat : « Les questionnements pédagogiques irriguent à nouveau les luttes sociales »




Au cours d’un premier entretien, Grégory Chambat a dévoilé la nature contre-révolutionnaire du projet de Jules Ferry pour l’école. Dans un second entretien, il a évoqué les velléités du mouvement ouvrier d’enrayer de subvertir l’école de Ferry de l’intérieur par une « action directe en pédagogie ».

Hélas, la révolution tarde à se réaliser... Alors, quand certains doutent et renoncent, d’autres cherchent à renouveler les perspectives... Dernier volet de l’entretien avec Gregory Chambat, auteur de Pédagogie et Révolution.

Grégory Chambat : Aux espérances du début du XXe siècle succèdent les déceptions. Le Front populaire marque un tournant dans la contestation syndicale et pédagogique de l’école et en révèle les ambigüités. Tandis qu’en Espagne, la révolution expérimente à grande échelle les principes d’une pédagogie libertaire, le gouvernement français est incapable de mener à bien une transformation radicale de l’école.

Freinet s’en désole, lui qui avait appelé à la constitution d’un « Front de l’enfance » [1].

A l’offensive réactionnaire de Vichy pour transformer le système scolaire en instrument de rééducation, répond à la Libération le plan Langevin-Wallon, qui malgré ses ambitions, témoigne des impasses d’une réforme éducative « par le haut ».

Au triomphe de l’État éducateur s’ajoute l’intégration d’un mouvement syndical enseignant. En 1947, celui rompt avec le syndicalisme confédéré pour former la Fédération de l’Éducation nationale (Fen), désormais autonome du monde ouvrier.

La période voit l’école de Ferry s’effacer – non dans l’imaginaire collectif mais dans les faits – avec la fin du certificat d’étude et l’avènement du collège unique, massification plus que réelle démocratisation de l’école, comme le montrera Bourdieu. Entre nostalgie élitiste et fuite en avant libérale, l’école se cherche un nouveau modèle...

Pédagogie et Révolution
Libertalia, 2011, 216 pages, 14 euros.

Justement, comment les défenseurs d’une éducation émancipatrice vont-ils combattre ces nouvelles conditions ?

Grégory Chambat : Depuis la Libération, le courant pédagogique se heurte aux nouvelles conditions sociales : c’est en région parisienne, à l’ombre des bidonvilles et des tours HLM, dans les « écoles casernes », que la rupture s’établit entre le mouvement Freinet et la pédagogie institutionnelle pourtant issue de ses rangs, qui lui reproche de ne pas mettre assez fondamentalement en question l’institution.

S’appuyant sur les acquis de la psychanalyse ou de l’autogestion politique, elle veut renouer avec le projet émancipateur d’une pédagogie socialement engagée. Conseil de coopération, journal de pratiques, organisation autogérée de la classe... visent à une remise en cause globale de la société et de son fonctionnement, préfigurant et accompagnant l’explosion de Mai 68.

Mais son reflux, l’influence d’un marxisme grossier renvoyant les questions pédagogiques aux calendes révolutionnaires, les micro-expérimentations d’inspiration communautaire, ne permettent pas d’ébranler les bases de l’édifice scolaire.

D’une certaine manière, c’est la réactualisation du débat syndical des débuts du XXe siècle. D’où contester le plus efficacement : dans ou
en-dehors de l’institution ?

Grégory Chambat : Le débat est récurrent, et ne peut pas se résoudre de manière définitive. Éducateur « prolétarien », Freinet ne s’imaginait pas enseigner hors de l’école publique, là où sont « formatés » les dominés.

Inversement, au Chiapas ou en Kanaky, c’est pour rompre avec une école déconnectée de son milieu, de ses contradictions et des conflits sociaux qui la traverse que les insurgés se sont dotés de structures éducatives autonomes. C’est parce que ces expériences alternatives se sont appuyées sur le social, sur un mouvement populaire en lutte pour son émancipation, qu’elles ont pu s’enraciner et imaginer d’autres voies.

Ceux qui – par choix ou nécessité – restent dans le cadre de l’école capitaliste, sont-ils pour autant démunis ? L’institution a-t-elle étouffé toute possibilité d’alternative ?

Grégory Chambat : Freinet nous invitait à nous méfier autant de l’illusion que de la « désillusion pédagogique » : « L’institution, écrit Edwy Plenel, est en elle-même un champ de luttes, parce que des demandes contradictoires s’y affrontent et, surtout, parce que l’école n’est pas dans un rapport d’instrumentalisation directe par la classe dominante » [2]. On peut supposer que l’école a autant transformé les dominés que ceux-ci l’ont transformée...

Il y a une continuité des principes pédagogiques révolutionnaires depuis Robin et son enseignement « intégral » (Ire Internationale). Si certains sont devenus des évidences (mixité, refus des châtiments corporels), il en est de plus « subversifs » (refus des classements, examens ou notes, autogestion de la classe, enseignement polytechnique). Tous veulent rendre les enfants « auteurs », « producteurs » de leur savoir et non seulement « spectateurs » (pédagogie traditionnelle) ou « acteurs ». C’est la finalité de la pédagogie sociale [3], qui propose d’éduquer dans, à travers et pour le milieu, afin de mieux le connaître, mais aussi pour le changer : « On ne comprend le monde, affirmait Paulo Freire, qu’en le transformant. »

C’est là, probablement, que se réactualise aujourd’hui le souffle de pratiques et de réflexions venues « d’ailleurs » : Illich et son rêve de « déscolariser la société » [4], Freire, et sa « pédagogie des opprimés »... Si toute expérimentation au sein du système demeure limitée, elle n’en reste pas moins nécessaire et déterminante !

Qu’en est-il des perspectives actuelles ?

Grégory Chambat : A partir du début des années 1980, le débat s’enferme dans la stérile querelle réacpublicains vs pédagogues. Dans les deux camps, c’est le même déni du social, l’abandon de toute perspective de transformation politique : « S’il est un terrain d’entente entre sociaux-libéraux et élitistes républicains, c’est bien l’évacuation du social par le détour d’idéalisations jumelles » (Plenel).

D’une certaine manière, les débats sur la marchandisation de l’école ont connu le même travers, l’antilibéralisme jouant le rôle tenu par la laïcité autrefois : masquer les contradictions et les tensions sociales du système public au nom d’une « union sacrée » autour de l’école d’État.

Au début des années 2000, les questionnements pédagogiques irriguent à nouveau les luttes sociales. Encore un peu marginales, des expériences comme la revue N’Autre école [5], la pédagogie sociale, le mouvement des Désobéisseurs contre les évaluations nationales, renouvellent dynamiques et convergences.

Il conviendrait aujourd’hui de réactualiser les acquis de décennies d’expérimentation et de pratiques pédagogiques émancipatrices, dans et hors de l’institution : le conseil coopératif, les alternatives à la notation, l’ambition d’une éducation qui ne se contente pas de transmettre le savoir mais vise à rendre chacun producteur de savoir. C’est dans cette perspective que s’inscrit Pédagogie et Révolution, à travers une relecture de ces pratiques ou de ces « moments » révolutionnaires — naissance du syndicalisme en France, l’Espagne de 36 …

Propos recueillis par Cuervo (AL banlieue Nord-Ouest)

[1Pendant le Front Populaire, Freinet propose un « Front de l’Enfance » que préside Romain Rolland, et s’adresse aux parents pour promouvoir l’éducation populaire.

[2Edwy Plenel, La République inachevée, Payot, 1985 et Charlotte Nordmann, « Peut-on défendre l’école publique sans la critiquer ? », La Revue des livres n°3, janvier-février 2012.

[3Voir N’Autre école n° 31, mai 2012.

[4Le titre original Deschooling Society fut traduit en français par Une société sans école.

[5Revue « syndicale et pédagogique », N’Autre école a été lancée en 2002 par la Fédération des travailleur.se.s de l’éducation-CNT.

 
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