Bonnes feuilles : "Georges Orwell, de la guerre civile espagnole à 1984"




George Orwell (1903-1950) est l’auteur mondialement connu de deux classiques de la littérature du XXe siècle, La Ferme des animaux et 1984. Pourtant, malgré la traduction française des indispensables Essais, articles, lettres (4 volumes, Ivrea/Encyclopédie des nuisances), la critique dominante se refuse toujours à considérer la valeur de l’œuvre théorique d’Orwell. Tout ouvrage y contribuant est donc le bienvenu. Celui de Louis Gill, George Orwell, de la guerre civile espagnole à 1984 (Montréal, Lux, 2005, 176 p.), dont nous publions ici un extrait, s’attache à l’expérience espagnole d’Orwell et à ses conséquences.

Au plus près de ses écrits, il met en évidence comment sa participation de combattant en Espagne et la découverte, au péril de sa vie, de la terreur stalinienne qui s’y joue sont à l’origine de ses deux plus célèbres romans écrits après la Seconde Guerre mondiale.

D’un même mouvement, Orwell rejette le totalitarisme en même temps qu’il affirme son adhésion à un socialisme ouvrier et démocratique, faisant de 1984 non un roman prophétique, mais une mise en garde contre des évolutions qui menacent l’humanité. Si leurs formes ont sans doute changé, l’avertissement reste toujours valable face à une mondialisation qui compromet l’avenir même de l’humanité.


Dès son retour en Angleterre au lendemain de sa fuite d’Espagne, encore sous le choc d’événements qui l’ont fortement ébranlé, Orwell entreprenait la rédaction de son Hommage à la Catalogne, dont il terminera la première version six mois plus tard, en décembre 1937.

Le livre sera publié le 25 avril 1938, non sans difficultés, la discrimination politique et la censure dont il avait vécu les affres en Espagne s’abattant maintenant sur lui en Angleterre. Son éditeur, Victor Gollancz, qui avait publié ses cinq premiers livres [1], avait en effet refusé de publier Hommage à la Catalogne et il avait dû se tourner vers d’autres éditeurs dont l’un, Secker and Warburg, avait finalement accepté le manuscrit.

Le motif du refus de Gollancz : ne rien publier qui puisse nuire à l’unité de la "lutte antifasciste" en Espagne. Gollancz, qui épousait ainsi entièrement le point de vue stalinien, n’était pas membre du Parti communiste de Grande-Bretagne, même s’il était, comme on peut le constater, solidement sous son influence.

Fait à souligner, après avoir publié deux autres livres d’Orwell par la suite, un roman et un livre d’essais [2], Gollancz refusa également de publier La Ferme des animaux en 1945. Il se disait cette fois incapable de publier "une attaque générale de cette nature" contre l’Union soviétique, même s’il s’affirmait "très critique de nombreux aspects de sa politique intérieure et extérieure".

Ce nouveau refus amenait Orwell à tourner le dos de manière définitive à celui qu’il désignait désormais comme "cet éditeur stalinien" [Orwell, 2003, 390].

Pour Secker and Warburg, qui était de nouveau venu à la rescousse d’Orwell en publiant La Ferme des animaux et qui publiera également en 1949 son dernier roman et le plus célèbre, 1984, cet acte de reconnaissance de la valeur politique et littéraire des écrits d’Orwell et de confiance en leur aptitude à répondre aux attentes du public lui permit, il va sans dire, de réaliser un immense succès commercial.

À la mort d’Orwell en 1950, des centaines de milliers d’exemplaires de chacun de ses deux derniers ouvrages avaient été vendus ; La Ferme des animaux avait été traduit en vingt langues et 1984 en dix langues. La première édition d’Hommage à la Catalogne quant à elle, tirée à 1.500 exemplaires, s’était écoulée au compte-gouttes, seulement 900 des 1.500 exemplaires s’étant vendus sur une période de douze ans, entre 1938 et 1950. Une traduction italienne, la seule traduction en langue étrangère du vivant d’Orwell, est parue en 1948.

La première édition réalisée aux États-Unis a été lancée en 1952 et la traduction française […] a été publiée en 1955.

À son retour d’Espagne, Orwell s’engageait aussi dans une intense activité politique, d’interventions en faveur de ses camarades emprisonnés ou disparus en Espagne, de rédaction d’articles, de recension de livres, de correspondance et de débats politiques sur la guerre civile espagnole, activité qui se poursuivra bien au-delà de cette guerre, jusqu’à sa mort en 1950.

Parmi ces interventions, soulignons d’abord celle qui a été suscitée au cours de l’été 1937 par l’invitation qui lui était faite de souscrire à l’appel "Authors Take Sides on the Spanish War" ("Des écrivains prennent position face à la guerre en Espagne"), signé par un groupe de douze écrivains parmi lesquels Louis Aragon, Wystan Hugh Auden, Ivor Montagu, Stephen Spender, Heinrich Mann et Tristan Tzara. Cet appel invitait les écrivains à prendre position "pour ou contre le gouvernement légitime et les citoyens de la République espagnole ; pour ou contre Franco et le fascisme", et à le signifier dans un court texte d’au plus six lignes.

Les déclarations des 148 écrivains qui ont répondu à l’appel ont été colligées dans un pamphlet publié par la revue britannique Left Review en décembre 1937.

Seulement cinq écrivains s’étaient prononcés en faveur des franquistes, dont Thomas Stearns Eliot ; quinze s’étaient abstenus, dont Ezra Pound et Herbert George Wells ; les autres avaient déclaré leur appui aux républicains, parmi lesquels Samuel Beckett, Cyril Connolly, Arthur Koestler et Aldous Huxley.

Orwell pour sa part a catégoriquement exprimé son refus de s’associer à cette initiative dans une lettre sans équivoque d’août 1937 adressée à l’écrivaine Nancy Cunard, coordonnatrice de l’appel et fille du richissime armateur dont l’entreprise de transport maritime, Cunard Steamship Lines, porte toujours le nom : "De grâce, ne m’envoyez plus cette cochonnerie de merde [bloody rubbish]. C’est déjà la deuxième ou la troisième fois que je la reçois. J’ai passé six mois en Espagne, à me battre pour la majeure partie du temps ; j’ai un trou de balle dans la peau et je n’ai pas envie d’écrire des bêtises pour la défense de la “démocratie” […]. D’autant plus que je sais ce qui se passe et ce qui s’est passé dans le camp républicain au cours des derniers mois. Je sais qu’on y impose le fascisme aux travailleurs espagnols sous prétexte de mener la lutte contre le fascisme ; que depuis mai, on y a imposé un régime de terreur et que les prisons et tout autre lieu qui peut être transformé en prison se remplissent de détenus qui vont y croupir sans avoir été jugés, à moins qu’ils n’y meurent de faim, et qui y sont injuriés et roués de coups […]. Selon toute vraisemblance, vous avez de l’argent et êtes bien informée, de sorte qu’il n’y a pas de doute que vous savez quelque chose de l’histoire interne de la guerre et que vous vous êtes délibérément associée à la défense de l’escroquerie (du “racket”) de la “démocratie”, c’est-à-dire du capitalisme, pour contribuer à écraser la classe ouvrière espagnole et défendre indirectement les sales bénéfices que vous en retirez. J’ai plus de six lignes d’écrites. Mais si je résumais en six lignes ce que je sais et pense de la guerre civile espagnole, vous ne les publieriez pas. Vous n’en auriez pas le courage."

Sans mettre en doute les intentions sincères de bon nombre des signataires de l’appel, on comprend d’autant mieux la réponse incisive d’Orwell qu’il vient à peine de quitter l’Espagne en catastrophe pour échapper à la prison et vraisemblablement à la mort, accusé de fascisme et de haute trahison après avoir risqué sa vie au front ; que ses camarades de combat des milices du POUM sont l’objet d’une chasse à l’hérétique qui les a menés à la prison, sinon déjà au peloton d’exécution ; que son ami Georges Kopp, détenu sans accusation à la prison de Barcelone, vient d’annoncer qu’il entreprend une grève de la faim ; qu’on est sans nouvelles d’Andrés Nin qui a été enlevé et qui a sans doute déjà été assassiné, avec la complicité tacite du gouvernement républicain que l’initiative des écrivains appelle à soutenir ; et que, dans l’Angleterre libérale, le périodique New Statesman vient de refuser de publier sa recension de l’ouvrage de Franz Borkenau intitulé The Spanish Cockpit, ouvrage très critique de l’action des staliniens en Espagne qu’il caractérise comme le meilleur ouvrage écrit jusqu’à ce jour sur la guerre d’Espagne.

Très sévère aussi est sa critique des "écrivains antifascistes" qui, en congrès à Madrid en juillet 1937, "passaient d’un festin à l’autre alors que la ville mourait de faim". Le congrès auquel Orwell fait allusion est le 2e Congrès international des écrivains pour la défense de la culture dont les assises avaient eu lieu successivement, du 4 au 17 juillet 1937, à Valence, Madrid, Barcelone et Paris. Un imposant groupe d’écrivains, de scientifiques et d’artistes célèbres, parmi lesquels Romain Rolland, Albert Einstein, André Malraux, John dos Passos, Pablo Neruda et Ernest Hemingway [3], avait participé à ce congrès qui était essentiellement une opération de publicité destinée à camoufler et à justifier aux yeux du monde entier les exactions du gouvernement républicain espagnol noyauté par le Parti communiste et entièrement passé sous la coupe de l’Union soviétique.

Il va sans dire, comme l’écrit Victor Alba, que personne, à ce congrès d’écrivains, "ne voulut se souvenir qu’Andrés Nin était un écrivain".

Louis Gill

[1Down and out in Paris and London, 1933 (« Dans la dèche à Paris et à Londres »), Burmese Days, 1934 (« Une histoire birmane »), A Clergyman’s Daughter, 1935, Keep the Aspidistra Flying, 1936 ("Et vive l’aspidistra  ) et The Road to Wigan Pier, 1937 ( »Le Quai de Wigan").

[2Coming Up for Air, 1939 (Un peu d’air frais) et Inside the Whale and Other Essays, 1940 (« Dans le ventre de la baleine »).

[3Venu en Espagne en mars 1937 en tant que correspondant d’un groupe de journaux des États-Unis, Hemingway a fait de la guerre civile espagnole le sujet de nombreux écrits, dont le texte d’un film documentaire La Terre espagnole, une pièce de théâtre jugée médiocre, La Cinquième colonne, et surtout son célèbre roman Pour qui sonne le glas, publié en 1940. Rentré aux États-Unis au printemps 1938, il revint en Espagne à l’été de la même année et couvrit en particulier, en tant que correspondant de guerre, la bataille de l’Èbre qui a duré du 25 juillet au 16 novembre et fait de 60 à 70 000 morts et blessés.

 
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