Syndicalisme

Confédération paysanne : « On ne veut pas être la caution des pollueurs et du capitalisme vert »




Deuxième partie de l’entretien que nous avait accordé Fanny Metrat, porte-parole de la Conf’ de l’Ardèche (voir AL n° 341, septembre 2023) : greenwashing, compensation, solidarité internationale, conservation de la nature coloniale et nécessité de faire réentendre une voix paysanne dans la convergence des luttes écologiques et sociales.

Alternative libertaire :
Le constat d’aller droit dans le mur, on est nombreuses et nombreux à le faire, et pourtant les gouvernements communiquent beaucoup sur leurs mesures écologiques. Cette soit-disant transition écologique, on n’y est pas encore ?

Ça fait vingt ans qu’on tanne les ministères qui se succèdent pour un vrai soutien à la transition agroécologique, mais dans les faits il ne se passe rien. Là, on ne nous pond que des mesurettes de merde.

Leur nouveau truc c’est le label HVE, haute valeur environnementale. Le ministère a soutenu à fond ce label-là qui est en train de fleurir dans les campagnes. Aux yeux du ministère, il vaut l’agriculture biologique, alors qu’en fait ça ne change rien dans les pratiques. On peut quand même utiliser des pesticides hyper nocifs, toutes les pratiques sont maintenues, seulement on va planter trois arbres pour faire une haie. Ça c’est du greenwashing, on saupoudre de mesurettes soi-disant environnementales pour faire passer la pilule, mais au final, rien ne bouge.

Et on continue à essayer de nous faire croire que le gouvernement et le ministère vont dans le bon sens de la transition, alors qu’on le voit, c’est complètement faux : on en est même très loin.

Même si on n’en attend rien, le constat que tu fais est très négatif...

Oui mais on est dans une situation super, super raide. Tous les jours, on reçoit des règlements, des propositions de règlements européens ou français, mais tout va dans le mauvais sens. Par exemple là, il y a en préparation une grosse loi sur la restauration de la nature au niveau européen, avec des objectifs hyper louables de sortie des pesticides, de favoriser les insectes pollinisateurs... Mais en fait, les mécanismes pour aller là-dedans c’est la financiarisation de la nature, les logiques de marché du carbone, de marché de la biodiversité.

C’est-à-dire qu’on fait croire encore que les entreprises et leurs pratiques ultra polluantes peuvent être compensées en soutenant des projets vertueux, sans changer rien du tout au fait qu’on est en train de bousiller les nappes phréatiques, la biodiversité, les sols... Et en fait, cette logique-là on n’en peut plus. Elle est mise en œuvre à tous les niveaux, et notamment au niveau international.

Quels sont les impacts de ces logiques de marché ?

Sur les agricultures du Sud et, entre autres, les peuples autochtones, c’est une logique dévastatrice sous couvert de verdissement, mais pour nous, c’est purement du capitalisme vert. C’est juste une nouvelle manne financière pour le capitalisme…

Mais déjà localement, il faut dénoncer ces mécanismes de compensation. Ça vaut le coup de vraiment insister là-dessus pour nous. C’est un de nos combats que d’arrêter de faire croire que la compensation permettrait de rééquilibrer un quelconque déséquilibre. Vraiment, c’est une hérésie. Et là, on est vraiment en train d’essayer de se battre contre toutes ces logiques de compensation : la compensation carbone, la compensation biodiversité, la compensation foncière... Et surtout que, nous, paysannes et paysans vertueux, avec nos pratiques vertueuses, en fait, on est en train d’être les cibles de tous ces mécanismes, avec le risque d’être payées pour services écologiques rendus !

À la Conf’ ce qu’on rappelle, c’est qu’on ne veut pas rentrer dans ces mécanismes-là. On ne veut pas que notre revenu paysan, nous paysans et paysannes vertueuses, soit la caution des pollueurs et du capitalisme vert.

Et pour nous c’est un enjeu primordial, surtout qu’avec nos revenus de merde, on a peur que, du coup, les paysannes et paysans pour s’en sortir entrent dans ces logiques, chopent la manne financière promise.

Pour nous, c’est une grosse menace ce qui est en train d’arriver. Et surtout, on se bouge au sein de la Conf’ pour que les paysannes et les paysans le comprennent. Mais en même temps, quand on n’a pas de revenus, c’est compliqué de dire « bah non, on ne va pas choper les sous, parce que c’est du capitalisme vert  » ! Et le ministère est en train de surfer là-dessus, à mort  ; c’est leur nouveau truc.

La compensation s’achète, mais elle n’est pas nécessairement locale, ni sur le même territoire. De ce fait, quel est le poids de l’engagement international dans le syndicalisme de la Confédération paysanne ?

Concernant l’international, sur cette histoire de compensation justement, on est en train de faire du lien avec Survival, une ONG qui met en avant le côté colonial de cette vision de la conservation de la nature. C’est une vision hyper occidentale, blanche, dominante, d’une certaine forme de conservation de la nature, qui est prônée à tout va.

Et oui, pour revenir sur l’international, la Conf’ fait partie des organisations qui ont été à l’origine de la création du réseau Via Campesina au début des années quatre-vingt-dix (1993). Via Campesina c’est un énorme réseau qui réunit plein de mouvements paysans, de mouvements de travailleurs et travailleuses de la terre, des peuples autochtones, de petits pêcheurs. Ça représente deux cents millions de personnes à travers le monde !

C’est la plus grosse organisation de la société civile, c’est énorme. Le poids de Via Campesina, on ne le mesure peut-être pas d’ici mais c’est une organisation, et c’est l’une des rares, à avoir une porte d’entrée à l’ONU et à pouvoir siéger à la FAO (Food and Agriculture Organization of the United Nations, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture).

La Via Campesina a un siège tournant : le bureau tourne de continent en continent. Dernièrement c’était au Zimbabwe, avant c’était à Jakarta en Indonésie, et là, pour la première fois, c’est en Europe, et c’est la Confédération paysanne qui accueille le siège de la Via Campesina. Du coup la secrétaire générale de la Via Campesina est paysanne à la Conf’  ; c’est Morgan Ody, qui est maraîchère dans le Morbihan. Forcément, le fait d’accueillir la Via, ça a permis de remettre l’internationalisme au cœur de nos préoccupations. Même si on a toujours eu une approche très internationaliste, maintenant c’est presque un devoir de faire systématiquement le lien avec les questions européennes et internationales.

Pensons global, agissons local...

Carrément  ! Et du coup avec la Via Campesina, on essaye, au-delà d’avoir des revendications unitaires assez claires – sur le modèle agroécologique paysan, contre les logiques de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), contre les accords de libre-échange ou la libéralisation du marché des semences – de faire le lien entre tous nos combats pour la terre, l’eau et les semences, et contre les logiques d’accaparement qui ont fleuri dans les années 2000. À la suite des émeutes de la faim en 2007, 2008 et 2009, ça a été hyper tendu et il y a eu une ruée sur les terres  ; maintenant, on voit la ruée sur l’eau des grands accapareurs mondiaux.

Aussi, ces mises en commun de tous nos combats se font en tissant des solidarités. On voit un peu partout que les défenseurs de l’agriculture paysanne sont quand même des cibles hyper faciles pour plein de gouvernements très répressifs. On a quand même régulièrement des camarades qui sont assassinées du fait de leurs engagements, de leurs combats.

C’est quelque chose qu’on connaît sans doute peu ici mais les disparitions, les morts violentes sont légions dans certains pays contre les militantes écologistes ou paysannes victimes des polices, des milices d’État
ou des grands propriétaires capitalistes… C’est assez violent cette répression.

Oui, dernièrement c’était au Honduras, avant c’était au Mali, on voit ça aux quatre coins du monde. Et ici aussi ça devient violent, on a vu la répression contre les Soulèvements de la Terre. À chaque fois qu’il y a des gardes à vue de camarades paysannes, il y a une chaîne de solidarité entre les unes et les autres.

Et je pense aussi que la grosse différence avec plein d’autres organisations, c’est que la Via Campesina est une organisation hyper horizontale, il n’y en a pas qui savent pour les autres : c’est vraiment collégial. Dans ce milieu de la solidarité internationale, on sent bien qu’il y a une vraie différence avec certaines ONG qui sont restées sur un modèle, une vision très paternaliste de la solidarité.

Cette vision colonialiste, blanche de ce que serait la nature avec une injonction à la défense de la diversité
et d’une nature sauvegardée dans le Sud, par compensation, pendant qu’ici on pourrait être
dans la monoculture intensive. C’est ça ?

C’est même pas que ça. Par exemple, un des grands combats au Kenya, pour le coup ce sont les Maasaï, qui sont des peuples éleveurs depuis toujours, qui sont expulsées de leurs terres pour faire de la conservation de la nature, pour laisser la place aux grands animaux. En l’occurrence, c’est un groupe financier anglais qui est en train d’expulser des Maasaï ou de leur expliquer comment faire pour protéger la nature.

Pour avoir des images de safari à offrir aux occidentaux...

Oui c’est ça. Et des projets comme ça il y en a plein. Chez nous aussi dans nos zones de montagne « sauvages » (entre guillemets, parce que pour nous, le sauvage et le domestique sont intimement liés et mêlés et il n’y pas de dichotomie aussi claire que ce que l’on peut imaginer vu des grandes villes). Il y a eu dans la Drôme des achats de terres pour faire des réserves intégrales, avec, du coup, l’idée d’expulser de ces territoires les éleveurs qui y faisaient pâturer leurs bêtes. Il y a un peu cette logique où le sauvage serait le truc à défendre mordicus pour compenser une agriculture déviante, hyper industrielle.

C’est une vision rewilding, romantisée et fantasmée de la nature.

Oui et nous notre boulot c’est aussi de rappeler que ce qu’on vit dans nos territoires, c’est pas hors de la nature : l’humain n’est pas hors de la nature. On a entre nous, nos troupeaux et le territoire qui nous fait vivre, des liens complexes qui ne peuvent pas rentrer dans des cases aussi manichéennes que celles dans lesquelles certains voudraient nous faire entrer.

Ça rappelle un peu ce que nous dit l’anthropologue Philippe Descola sur la nature qui en fait une vision très occidentale et pas du tout partagée par une majorité de peuples de par le monde. Une vision totalement autocentrée et qui, en plus, peut avoir un pouvoir mortifère.

Et tu vois, ça, avec la Via Campesina, avec des peuples qui ont une vision holistique des choses, on se retrouve pleinement. Par contre en France c’est plus délicat, et notamment avec des alliées habituelles avec qui on partage plein de combats, mais qui ont une certaine vision environnementaliste. Il y a un gros bug entre nous, elles et eux.

Comme avec le mouvement végan. On ne se comprend pas du tout. On ne peut pas mettre l’élevage paysan et l’élevage industriel dans la même catégorie. Ce n’est pas possible. En fait, nous ce qu’on vit, la communauté qu’on forme avec nos troupeaux et le lieu qui nous fait vivre. C’est pas possible, vous ne pouvez pas ne pas faire la différenciation, la distinction entre les deux.

C’est dû à quoi à ton avis ? Est-ce que c’est le signe d’une déconnexion de plus en plus grande de sociétés comme les nôtres, où les gens vivent de plus en plus en ville et de moins en moins en lien avec les milieux paysans ?

Oui c’est une vision complètement déconnectée des réalités de ce qui se passe sur le terrain, une vision où l’humain, le domestique, le sauvage sont complètement déconnectés. Moi je vis dans une vallée en cul-de-sac, isolée au milieu de la montagne. Le lien au sauvage et au domestique est partout : les terrasses des anciens qui ont été faites il y a des calades partout, la trace de l’humain, elle est partout et en même temps, les broussailles ont pris le dessus, la forêt a repris le dessus. Et c’est un lien complexe qu’on vit entre maintenir certains espaces ouverts, utiliser les forêts l’été, les étés secs, pour faire pâturer nos bêtes. Tout est lié. Il y a un couple d’aigles royaux qui vit juste au-dessus de chez nous. Tout ça c’est complexe.

Il est nécessaire et vital qu’on bosse à fond, justement, dans ces convergences avec les alliées qu’on a l’habitude d’avoir dans plein de luttes, celles et ceux qui ont une vraie sensibilité à se demander : comment on se nourrit, comment sont répartis les espaces, comment on répartit les communs ? Il faut qu’on fasse réentendre une parole paysanne qui a été trop longtemps tue.

Propos recueillis par David (UCL Savoies)

 
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