Entretien

Décembre 95 : « La grève, nous l’avions construite d’en bas »




Agir dans le mouvement, ou le commenter de l’extérieur ? Déborder les bureaucraties syndicales ou se contenter de les dénoncer ? Deux camarades témoignent de la pratique syndicaliste révolutionnaire développée par les militantes et les militants d’AL. Elle montre surtout que changer les pratiques, changer le syndicalisme, ce sont des choses qui se construisent sur le long terme, pas à coups de slogans gauchistes, et qui peuvent être longtemps souterraines avant d’éclater au grand jour comme ce fut le cas en Décembre 95.

Cette interview s’intègre dans un dossier spécial d’Alternative libertaire de décembre 2005 :


AL : Sotteville-lès-Rouen, dans la banlieue industrielle de la capitale normande, a été un des épicentres des grèves de novembre-décembre 95. Intéressons-nous aux prémisses. Le 10 octobre 1995 : la fonction publique et le secteur public étaient en grève pour vingt-quatre heures – la première grève unitaire depuis 1990. Le plan Juppé ne devait être rendu public qu’un mois plus tard. Quel était votre état d’esprit à ce moment-là ? Est-ce que vous vous prépariez à l’affrontement comme on s’est préparé pendant plusieurs mois à l’affrontement de mai-juin 2003 ?

Pascal Devernay,
43 ans à l’époque, était agent du transbordement nuit au centre de tri postal de Sotteville-lès-Rouen et militant de SUD-PTT.

Pascal : Si la grève a été bien suivie à la Poste, elle n’a pas suscité un enthousiasme délirant et ne nous a pas vraiment préparé à la suite.

En fait, pour mieux comprendre le déroulement de la grève de novembre-décembre 95 au centre de tri de Sotteville, il faut revenir deux ans en arrière, en janvier 1993, lors que les employés ont mené une grève de trois semaines pour obtenir le départ du cadre responsable du service nuit. Il avait été nommé pour « rétablir l’ordre » dans un service assez remuant. Et il fait preuve d’un tel zèle qu’il avait fait l’unanimité contre lui.

Durant cette grève, toutes les décisions se prenaient en Assemblée Générale et les formes d’action étaient assez radicales : occupation du centre, blocage du centre de tri parallèle mis en place par la direction pour casser la grève, convocations de grévistes au tribunal, réunion de cadres envahie par les grévistes, etc. Au bout de 21 jours, la direction de la poste avait cédé, le cadre était parti, et les travailleurs en contrat à durée déterminée (CDD) avaient même obtenu des contrats à durée indéterminée (CDI). Cette victoire arrachée après un conflit mené dans l’unité du personnel et des sections syndicales SUD et CGT a donné une confiance en soi au personnel qui n’avait pas faibli deux ans après.

Jean-Michel Dauvel,
46 ans à l’époque, était agent de conduite au dépôt de Sotteville-lès-Rouen, et secrétaire de la CFDT-Cheminots Haute-Normandie. Il a ensuite été militant de SUD-Rail.

Jean-Michel : Après le 10 octobre, 3e journée d’action interpro de l’année, nous étions peu nombreux à sentir que le ras l’bol dans la population s’était transmué en colère, peu nombreux à penser l’explosion sociale possible, malgré la division syndicale très forte… Une explosion sociale qui pouvait déboucher sur une crise politique majeure… ou une défaite durable.

Néanmoins, cela nous a permis de mettre notre outil syndical, à l’époque la CFDT, en alerte. « Le mécontentement peut éclater à tout moment », écrivions-nous. De plus, alors que les fédérations syndicales de cheminots s’appliquaient à réduire le combat des cheminots au seul avenir de la SNCF, nous globalisions sur le démantèlement des services publics, de la protection sociale, des acquis sociaux. Ce qui nous a permis d’inscrire d’emblée le combat des cheminots dans le combat de tous les salariés, et au-delà.

AL :On oublie souvent que Décembre 95 a été précédé par un vaste mouvement étudiant, dont l’épicentre, depuis début octobre, était justement la fac de Rouen. Cela créait-il un climat particulier ? L’agitation étudiante peut-elle être vue comme un prélude au mouvement des salarié-e-s ?

Pascal : Le mouvement étudiant d’octobre participait certes à un climat de combativité mais il n’y eu malheureusement aucune convergence entre les étudiants et les salariés au moment de leur lutte, et l’université est resté singulièrement à l’écart en novembre décembre 95.

AL : Le 15 novembre 1995, le Premier ministre gaulliste, Alain Juppé, présente devant l’Assemblée nationale son « plan de réforme de la Sécurité sociale ». La direction confédérale de la CFDT annonce le soir même son soutien au plan Juppé. Dans les jours suivants, plusieurs fédérations de la CFDT s’opposent à la secrétaire générale, Nicole Notat, et appellent à la grève le 24 novembre. Pour votre part, vous souvenez-vous de l’enchaînement des événements à la Poste et à la SNCF ?

Jean-Michel : À la SNCF, dans la foulée de la manif du 24 novembre, l’assemblée générale du dépôt des agents de conduites (ADC) est hésitante. L’accord est unanime contre les grèves de 24 heures à répétition. Mais faut-il déborder les fédérations syndicales tout de suite ou attendre le lundi suivant ?

L’esprit du comité de grève et de la coordination ADC de la grande grève de 1986 est encore bien vivant. Nous opterons donc pour la 1re solution. Nous serons, il me semble, le premier dépôt en grève. Conscients de la nécessaire extension du mouvement à tout le public et le privé, sur le coin d’une table, nous rédigeons un texte d’appel à l’ensemble des travailleurs, usagers, jeunes, chômeurs. Il sera signé « AG du dépôt ». Par la suite ce tract légèrement modifié sera signé « AG unitaire des cheminots » et diffusé dans l’agglo de Rouen et au-delà à plus de 50.000 exemplaires.

Le lundi, à 4 heures du matin, nous occupons le point « kilomètre 135 », dit c« ote 135 ». Ce lieu symbolique des grèves de 1983 et 1986 offre l’avantage d’être à proximité du boulevard industriel, l’un des grands accès de Rouen.

Les copains des ateliers de Quatre-Mare, après leur AG (qui se tient dans un atelier renommé « carrefour des libertés ») partent en manif vers le dépôt distant de 3 ou 4 km. Au passage ils s’arrêtent au centre de tri postal, puis arrêt au dépôt, direction la cote 135, de là ils s’engagent sur le boulevard industriel jusqu’à la CRAM où des discussions s’engagent avec les salariés. Un à un, les différents services votent la grève et convergent vers le dépôt.

Et là, oh surprise, les mécanos s’activent à remettre toutes les machines en service. Auraient-ils cessé la grève ? Pas du tout : à midi pile, tous les sifflets des machines sont actionnés, et au bout de deux minutes, chronomètre en main, ils se taisent tous au même moment. Cette « douce musique » qui submerge la ville et les alentours jusqu’à 15 km, puis le silence soudain, en laisse plus d’un hébété, avec la chair de poule : unis, organisés, nous sommes puissants ! Cet appel symbolique à la grève de tous et toutes résonnera désormais chaque jour à midi pile.

La foule des cheminots présents (de mémoire, plus de 1.000) est trop importante pour être accueillie dans les locaux ADC. Nous réquisitionnons alors l’atelier du dépôt sédentaire où se trouve « la Fosse » : une immense fosse bétonnée (le pont transbordeur) de 80 m de long qui peut nous accueillir tous.

Grève au CTC de Sotteville-lès-Rouen
Au centre : Pascal Devernay

Pascal : Géographiquement, le centre de tri postal de Sotteville était situé à quelques centaines de mètres du dépôt SNCF. Déjà en 1986, durant leur conflit, les cheminots étaient venus expliquer y leur lutte.

Assez naturellement, dès le premier jour de reconduction de la grève, les cheminots sont venus au centre. Mais le lundi matin l’effectif est très réduit en jour. On leur a proposé de revenir à 20h, à la prise de service de l’équipe de nuit. Là, on a tenu une assemblée générale – illégale – où la délégation des cheminots a pu expliquer le sens de leur mouvement et appeler à l’extension.

Comme souvent dans ces cas là, ce ne sont pas les « leaders syndicaux » qui ont proposé la grève en premier, mais des copains et copines qui nous ont interpellés. Le vote pour le départ en grève avec occupation a été ultramajoritaire. On a donc rédigé un appel en direction des autres centres de tri et des fédérations syndicales pour étendre la grève dans toute l’entreprise, et le débrayage a été effectif à partir de minuit. Le service jour a voté la grève le mardi matin à 6h, à la prise de service, et ainsi de suite jusqu’à ce que le centre soit en grève totale.

Durant plusieurs jours nous sommes restés assez isolés dans la Poste, ce qui nous a valu les honneurs de la presse nationale, puis le mouvement a brusquement pris son essor.

AL : Quelle a été votre réaction lors de la trahison de la confédération CFDT ?

Jean-Michel : La trahison de la CFDT était dans la logique de cette confédération. Comme d’autres nous avons réagi en interne en demandant la démission de Nicole Notat, mais surtout nous avons affirmé publiquement notre désaccord (communiqué commun avec les syndicats dit « oppositionnels » de la CFDT et affichage sur les panneaux syndicaux), renvoyant les débats sur l’avenir syndical à l’après-mouvement. Ainsi fut préservé l’unité sur le terrain et les bonnes relations avec les copains de la CGT. Il n’y a pas eu de polémique durant la lutte.

Pascal : La trahison de la CFDT ne nous a pas surpris. En 1990, 70% des adhérents de la CFDT-PTT de Seine-Maritime s’étaient désaffiliés et avaient créé SUD-PTT. Sur le centre de tri, toute la section avait adhéré à SUD et aux élections professionnelles de 1994, SUD-PTT venait en tête avec plus de 55% des voix. Pour nous, la CFDT avait trahi en 1989 en excluant les copains parisiens et en acceptant la réforme Quilès qui était le premier pas vers la privatisation. On n’en attendait donc plus rien.

AL : Quelles ont été les formes d’organisation de la lutte en 1995 ?

Pascal : Nous avons évidemment retrouvé le fonctionnement de la grève de 1993, AG à chaque prise de service, AG plénière du centre en jour quand la nécessité se faisait sentir. La participation de tous était impressionnante et cela jusqu’à la fin de la grève. Quand l’AG n’arrivait pas à trouver un consensus, elle se séparait en groupe, où la prise de parole est plus aisée, avant de reprendre.

Pour tenter de dépasser la politique des « temps forts » des confédérations, nous avons voulu organiser au centre de tri une AG de grévistes de la Poste après une des manifs. La CGT-PTT n’a accepté qu’à contrecœur. Nous y avons proposé une plate-forme de revendications intégrant des revendications professionnelles et interprofessionnelles mais nous n’avons pas eu les moyens de la faire reprendre au-delà de cette AG.

Jean-Michel : À la SNCF, l’organisation se fera de façon quasi naturelle tant, en vingt ans, un véritable courant d’opinion, que j’appellerais « unitaire », ajouté à l’expérience de 1986, avait maturé le milieu cheminot de Rouen.

Donc, tous les services ou lieux géographiques pour les petites localités tenaient leur AG le matin. Seule l’AG était souveraine, elle seule votait les différentes décisions, actions à mener, etc. Chaque AG élisait des représentants (en tout, une quarantaine), qui participaient au comité d’organisation unitaire (COU), où siégeait de droit un représentant de chaque organisation syndicale. Le COU préparait, entre autres, l’AG inter-services à la Fosse, qui rassemblait tous les cheminots à 15h. Après la prise de parole de chaque structure, tout un chacun pouvait s’y exprimer. L’ambiance y était souvent survoltée. « C’est la fosse aux lions » dira un métallo de je ne sais plus quelle boîte. Le nom restera.

Enfin le dernier haut lieu de la lutte était la « cote 135 ». Elle était tenue par les plus « basistes » d’entre nous. Ils se méfiaient de tous les « chefs », y compris ceux du COU. Ouverte 24 h sur 24, avec son bar, son resto, sa musique, elle accueillait aussi les délégations des autres boîtes, surtout les noctambules, comme cette nuit où vint toute l’équipe de nuit de Renault Cléon, 300 personnes écoutant les paroles qui s’entrecroisaient, ou Bella Ciao repris en chœur aux lueurs mouvantes des braseros. Un SDF de passage y fut adopté et devint un des fidèles de la « cote 135 ».

Pascal : Vu la proximité, les allers-retours durant la nuit entre les grévistes du centre de tri et la « cote 135 » étaient fréquents et cela aussi participait à tisser des liens.

Une nuit, nous avions décidé de tenir un vrai piquet de grève à l’entrée du centre de tri, car si nous occupions les locaux, les accès restaient ouverts, par exemple pour garer les camions de livraison du courrier trié au centre parallèle. On a donc fait un feu d’enfer juste à l’entrée du centre, avec des palettes, des traverses et des poutres.

Vers le milieu de la nuit, un copain voit passer le directeur du centre avec des mecs à tronche d’huissiers. Mais nous avions prévu cette possibilité, très probable puisque la boîte l’avait fait en 1993, alors nous avons téléphoné aux cheminots qui occupaient la cote 135, pour qu’ils viennent en renfort. Et quand le directeur est arrivé, accompagné effectivement du responsable juridique de la Poste et d’un huissier, ils n’ont trouvé que des têtes inconnues, et ont dû battre en retraite, sous les huées et sans pouvoir coincer personne.

Jean-Michel : Et j’allais oublier la CRS 76 (Compagnie des retraités solidaires) qui s’occupèrent remarquablement de la restauration et de la gestion des dons en nature – parfois conséquents lorsque par exemple ils venaient de la Confédération paysanne. À noter que toutes les réunions étaient ouvertes aux cheminots, comme aux non-cheminots, et sans que jamais cela ne pose de problèmes.

AL : Avez vous cherché à étendre le mouvement ?

Jean-Michel : C’était évidemment notre objectif. Nous avons décidé l’opération « tous aux portes des entreprises », chacun se devant d’être un propagandiste de la grève générale. Pour cela une commission ad hoc recensa les boîtes privées, leurs effectifs, leur type de production, les contacts éventuels, les syndicats présents, etc. Et ainsi, à plusieurs reprises, des groupes importants de cheminots partirent munies d’une brochure avec tous les renseignements et des tracts à distribuer. Parfois des dizaines de cheminots entraient dans la boîte et entamaient la discussion. La gueule des patrons !

Pascal : Des copains grévistes du centre de tri ont participé à certaines des « expéditions » comme celle à Renault-Cléon. Mais nous avions surtout à tenter de convaincre les postiers des bureaux de poste de rejoindre la grève reconductible ; Des équipes partaient donc après avoir occupé le centre durant la nuit pour rencontrer les facteurs des bureaux, parfois à plus de 60 km de Rouen. Mais bien souvent, les facteurs gardaient « la tête dans le casier » pendant nos interventions, et finalement nous avons arrêté ces visites qui démoralisaient plus les grévistes qu’elles n’arrivaient à convaincre nos collègues.

Jean-Michel : Nos efforts furent en partie récompensés. Puisque les confédérations organisaient l’inaction, il nous fallait associer l’ensemble des travailleurs à nos actions. Et surtout il fallait un lieu central des luttes, nous pensions évidemment à la Fosse, puisque nous étions les seuls à appeler à la grève reconductible.

Suite à nos visites dans les ANPE, AC ! et la CGT-Chômeurs s’établirent au dépôt où nous leur avons donné un coup de main pour confectionner leurs banderoles. Le DAL également nous sollicita pour se réapproprier un immeuble et y reloger une famille. Des « délégations de boîte » venaient chaque jour plus nombreuses, le bleu de chauffe côtoyant le costume, le gréviste le non-gréviste (des petites boîtes).
A partir du 5 décembre, les délégations purent prendre la parole à la Fosse après les cheminots.

Petit à petit le COU se transformait en coordination interpro. Il prendra d’ailleurs le nom de Comité Interpro (ce qui n’allait pas sans poser des problèmes : quel mandatement, présence ou absence de certains secteurs en grève…). La 1re initiative du Comité Interpro fut l’écriture d’un nouveau tract visant à réaliser l’unité public/privé avec des revendications unitaires sur les retraites. La 2e initiative fut l’opération « blocage de Rouen ».

Pascal : Alors que la grève commençait à s’enliser, et que les confédérations refusaient d’appeler à la grève générale reconductible, sur une proposition faite à la Fosse, nous avons fait le seul réel débordement dans la rue des directions syndicales en décidant de bloquer les entrées de Rouen à l’aube. À 4 heures du matin, nous nous sommes donc retrouvés plus d’un millier de grévistes répartis aux quatre entrées principales de Rouen. Pour les cheminots et les postiers, l’objectif était de bloquer un pont qui enjambe la Seine et relie une voie rapide au boulevard industriel. C’est ce que nous avons fait, en laissant malgré tout un passage au goutte-à-goutte pour éviter un clash avec certains automobilistes.

Jean Michel : Cette « opération », malgré la gêne occasionnée, a été plutôt bien accueillie et nous a montré la popularité de notre mouvement. Tout en distribuant nos tracts, nous engagions la discussion avec les conducteurs…

Pascal : …et beaucoup regrettaient de ne pas pouvoir rejoindre le mouvement. Au passage, on peut noter que la police est restée remarquablement discrète durant tout le blocage, comme d’ailleurs durant toute la grève…

Jean-Michel : Bien d’autres initiatives ont vu le jour. Je cite pêle-mêle, sans plus savoir si elles étaient interpro ou cheminot : le blocage du péage de l’autoroute, l’ouverture de crèches où on se relayait par demi-journée, l’installation d’un morceau de voie ferré place de la cathédrale, l’occupation temporaire du Crédit lyonnais pour dénoncer le scandale de la prépondérance du financier sur le social, le bal « sans alcool »…

Pascal : Une manif à Notre-Dame-de-Bondeville, dans la banlieue de Rouen, réunit plus de 500 personnes et nous avons envahi le centre de tri parallèle mis en route par la direction.

Pascal : Et on ne peut pas évoquer Décembre 95 sans parler de ces manifestations de plus en plus énormes, 40.000, 60.000, 80.000 et plus à Rouen ! Les cheminots prenaient la tête du cortège et les autres professions défilaient derrière. Nous avions trouvé une énorme sono et la partie du cortège animée par SUD-PTT, où se retrouvaient postiers et employés de France Télécom, était l’une des plus dynamiques et festives.

AL : En 2003 comme en 1995, comment avez-vous essayé de contrer la confiscation des luttes par les bureaucraties syndicales confédérales ?

Pascal : En 1995, SUD-PTT était très isolé et évidemment totalement ignoré des confédérations traditionnelles (CGT, FO, CFDT…). En fait les seuls endroits où nous pesions c’était dans les centres de la Poste. Et si ce n’était pas forcément le cas de la majorité des grévistes, les militants voyaient bien que l’engagement des grandes centrales était timide, pour ne pas dire plus. Comme en 1936, en 1953, en 1968… celles-ci se sont employées à désamorcer le mouvement social naissant. Elles n’organisaient que les cortèges les jours de « temps fort ».

Dès le 12 décembre les rumeurs de négociations circulaient. Enfin le 16, alors que la manif était gigantesque, 80.000, peut-être 100.000, avec des délégations du privé très nombreuses, la CGT a appelé à « l’action sous d’autres formes ». Là le rideau tombe, la trahison est consommée. La grève, nous l’avions construite d’en bas, la reprise a été organisée d’en haut.

Pascal : Il y avait comme on l’a entendu dire « dualité de contre-pouvoir » entre les UD et la Fosse. Mais ce qu’on pouvait réussir localement n’empêchait pas les confédérations, au niveau national, d’appeler à des journées d’action au lieu de d’appeler à la grève reconductible.

Jean-Michel : Il y avait une exemplarité de l’organisation « par en bas » de la lutte de Rouen qui n’a pas été reprise ni même comprise par les réseaux militants qu’ils soient syndicaux ou d’extrême gauche.

AL : Comment s’est déroulée la fin de la grève ?

Pascal : À la fin du conflit, lorsque les cheminots ont voté la reprise du travail, la grève s’est cassée la figure assez vite à la Poste. Au centre de tri, on refusait de s’arrêter sans une négociation locale sur les problèmes locaux et le paiement des jours de grève. Pour nous, c’était le gouvernement qui nous avait attaqués, et il n’y avait aucune raison de payer. Pendant une semaine encore, nous avons poursuivi l’action, avec en plus occupation de la direction départementale durant toute une nuit.

Finalement Le directeur départemental a décidé d’organiser une consultation à bulletin secret pour ou contre la reprise, où il espérait bien isoler le noyau dur. Nous avons tenu une AG de tout le centre où plusieurs propositions s’affrontaient : boycotter le vote (mais c’était l’abandonner aux non-grévistes), organiser nous même un vote (mais la direction refuserait de le reconnaître), retourner le vote contre la direction. Ce fut cette dernière option qui l’emporta. Et on a convaincu les hésitants, ceux qui étaient prêts à cesser la grève, et même des non-grévistes, qu’il fallait un vote massif pour la grève pour obliger la boîte à négocier.

Le jour du vote, à la direction départementale, les cadres et l’huissier chargés de la vérification du scrutin ont vu débarquer en manif tous les grévistes hurlant : « On veut voter ! » Le soir, nous étions tous là pour le dépouillement, la Poste avait convoqué la télévision régionale, et à chaque bulletin lu à haute voix par l’huissier, les applaudissements éclataient : plus de 91% en faveur de la poursuite de la grève ! Imaginez la tronche de nos directeurs ! Le soir même, un excellent accord local mettait fin à la grève.

AL : Décembre 95 a été plus qu’une grève de masse. En recevant le soutien majoritaire de la population, le mouvement s’est retrouvé porteur de l’idée qu’il fallait en finir avec le libéralisme – ce qui constituait une rupture idéologique avec les quinze années précédentes. Avez-vous ressenti ce climat chez les grévistes, et plus largement ?

Pascal : L’idée de remettre en cause le libéralisme me paraît plus comme une réflexion qui a fait son chemin après Décembre 95 qu’à ce moment. Si ma mémoire ne me trompe pas, on ressentait surtout l’envie de claquer la droite revenue au pouvoir, une droite personnifiée par Juppé, arrogant et méprisant envers les salariés et les fonctionnaires. Malgré tout ce qu’on y avait mis comme espoir, Décembre 95 n’est cependant pas resté comme une victoire pour les postiers, mais comme un échec, et ce n’est pas l’arrivée au pouvoir de la Gauche plurielle en 1997, pourtant une conséquence directe du mouvement de 1995, qui a pu changer ce sentiment, vu la politique libérale de ce gouvernement.

AL : Comment le groupe AL de Rouen est-il intervenu en direction du mouvement ?

Pascal : Je ne connaissais pas encore AL en 1995. Après avoir été longtemps militant à la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), je me considérais davantage comme syndicaliste radical que comme militant politique.

Jean-Michel : Dans l’action ce qui nous liait était si fort qu’un mot par ci par là, un signe de tête nous suffisait pour constater/vivifier notre accord. Notre contradiction : excellents (!) animateurs de lutte, syndicalistes pertinents (!!), mais peu porteurs de notre organisation. Ceci dit nous étions des militants connus et reconnus. Malgré sa petite taille et sa faible médiatisation, Alternative libertaire est ressortie de Décembre 95 comme une organisation incontournable sur Rouen, ne serait-ce que par son audience dans le monde cheminot. Ainsi, par la suite, nous avons coorganisé une Fête des travailleurs révolutionnaires avec la LCR et Voix des travailleurs (VDT, une scission de LO) avec qui nous entretenions de bons rapports.

AL : Au niveau de la SNCF, Sotteville-lès-Rouen été un des bastions du mouvement. Comment s’est passée la rupture avec la CFDT et le lancement d’un syndicat SUD ?

Jean-Michel : Personnellement je ne croyais plus possible le redressement de la CFDT depuis 1976. Alors tu penses, après 95 !! Bref, nous avions promis en novembre que le débat sur notre avenir syndical se ferait après la grève. Et nous avions fixé notre congrès en février 1996. Seul le syndicat Rouen-Sotteville (en gros toute la Haute-Normandie sauf Le Havre) était concerné. Mais dès avant le congrès nous savions que nous perdrions la section du dépôt en entier et de nombreux militants ailleurs, si nous restions à la CFDT. L’option de rejoindre la CGT était quasi absente ou rejetée.

À plus de 70% le congrès de février décida la désaffiliation de la CFDT et la création de SUD-Cheminots Normandie, deux ou trois jours après Paris-Sud-Est. Les militants de la LCR, comme ceux de LO s’opposèrent à la sortie de la CFDT. D’ailleurs, c’est un membre de LO qui hérita du siège de secrétaire du syndicat CFDT après notre départ.

Pascal : Quand les copains cheminots sont venus nous rencontrer à SUD-PTT, nous leur avons offert une partie de notre local et nos moyens de diffusions. Jusqu’à leur reconnaissance par la SNCF, nous avons cohabité, et c’était plutôt pas mal !

AL : Un dernier mot pour caser quelque chose qui vous tient à cœur sur Décembre 95 ?

Jean-Michel : Pour (ne pas) en finir avec Décembre 95, il me semble que nous n’en avons pas tiré tous les enseignements, ni posé toutes les questions… à propos de l’exercice de la démocratie directe, des limites du syndicalisme, de la construction de double pouvoir… A titre d’exemple, la tenue d’AG est aujourd’hui considérée comme le summum de la démocratie. Or, bien souvent, elles ne servent, volontairement ou pas, qu’à faire avaliser des décisions prises au préalable. Les animateurs des luttes sont souvent des leaders (syndicaux) qui mettent les formes. La démocratie directe c’est quand les travailleurs définissent par eux-mêmes le sens de leur engagement.

Propos recueillis le 11 novembre 2005
par Guillaume Davranche (AL Paris-Sud)


 
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