Entretien

Patrice Spadoni et Thierry Renard : « Il y avait toute une mythologie qui entourait l’ORA »




Patrice Spadoni et Thierry Renard sont parmi les cofondateurs de l’Union des travailleurs communistes libertaires en 1976, de SUD-PTT en 1989, d’Alternative libertaire en 1991, d’Agir contre le chômage ! en 1994... C’est en 1971, encore lycéens, qu’ils ont fait leurs premiers pas dans le militantisme en rejoignant l’Organisation révolutionnaire anarchiste. Ils livrent un témoignage unique sur les cinq dernières années de cette organisation, avant qu’ils ne participent à la création de l’UTCL.


L’Organisation révolutionnaire anarchiste (ORA), qui a existé de 1969 à 1976, est une organisation assez méconnue, dans laquelle vous avez fait vos armes politiquement. Pourriez-vous nous en parler ?

Patrice Spadoni (2005)

Patrice Spadoni : Je suis entré à l’ORA en 1971. J’étais alors élève au lycée Claude-Bernard, à Paris 16e, un lycée assez bourgeois, mais très politisé, avec sa grève chaque printemps. Issu d’un milieu défavorisé, j’y étais un peu perdu ! Dans ce lycée, l’année précédente il y avait eu Michel Field, qui deux ans plus tard sera un des principaux animateurs du mouvement lycéen de 1973. Un garçon déjà brillant, qui venait au lycée dans la voiture que lui avait achetée ses parents – ce qui, il faut bien le dire, était assez troublant pour moi !

Pour ma part j’étais un lycéen politisé, et je cherchais à m’organiser. J’ai donc été fureter du côté de la Ligue communiste. Heureusement la découverte d’un livre sur Cronstadt m’a « décillé » par rapport au bolchevisme, que j’ai dès lors complètement rejeté.

Restaient donc les libertaires. En gros, il y avait quatre « tendances » visibles dans le mouvement anarchiste à l’époque :
– ceux qu’on appelait les « ploums », une mouvance dans laquelle je m’étais amusé un temps, mais bon politiquement c’était vite assez limité ;
– la Fédération anarchiste, qu’on voyait comme un musée assez poussiéreux ;
– une mouvance de groupes « anars » locaux, assez hétéroclite ;
– et puis il y avait l’ORA : une organisation jeune, très connue, et entourée (c’est le cas de le dire) d’une sorte d’aura.

Thierry Renard (2008)

Thierry Renard : Il y avait tout une mythologie qui entourait l’ORA. Combien sont-ils ? Qui dirige cela en réalité ? De l’extérieur, on n’imaginait pas que c’étaient seulement quelques dizaines de mecs, parce que l’ORA rassemblait d’énormes cortèges en manif, et qu’il y avait des tas de choses qui se racontaient sur son efficacité, sur la puissance de son service d’ordre… C’était des fantasmes entretenus aussi bien par la presse bourgeoise que par les militants des autres orgas.

Or, trois ans après Mai 1968, dans ce climat jugé prérévolutionnaire, les questions « militaires » étaient survalorisées. Et « militairement parlant », pour les lycéens que nous étions, fascinés dans une certaine mesure par la violence et les démonstrations de force, l’ORA était une organisation très impressionnante.

Il y avait souvent des manifs contre la guerre du Vietnam, très violentes, et très organisées. Je me souviens notamment d’une fois où, avec quelques copains, nous étions venus au rendez-vous que l’ORA nous avait fixé, dans une rue, pour une manifestation contre l’ambassade américaine. Nous arrivons au rendez-vous, et là : personne. Donc nous tournons un peu en rond, en nous demandant si nous ne nous sommes pas plantés… Et soudain, on voit des dizaines de mecs – je dis « mecs » parce qu’il y avait vraiment très peu de nanas, ce qui correspondait à ce climat militaro – descendre des immeubles alentour, avec des barres de fer, sortir des casques qui étaient planqués sous des bagnoles, et partir en manif illico, avec la Gauche prolétarienne qui arrivait en renfort au même moment ! Épatant ! Nous ne pouvions qu’être fascinés par cette efficacité.

L’ORA en manifestation
Sans lieu ni date.

Patrice Spadoni : Donc, en 1971, Olivier Sagette, un copain de lycée, m’a emmené au siège de l’ORA, qui se situait au 33, rue des Vignoles, à Paris.

Thierry Renard : Le lieu appartenait à la CNT espagnole en exil. Elle y avait accueilli l’ORA lorsque celle-ci avait fait scission de la FA en mars 1970. C’était pour la CNT une façon d’encourager un courant anarchiste révolutionnaire en rupture avec la FA, dont ils jugeaient qu’elle avait été inexistante en Mai 68. Il faut se souvenir qu’à l’époque, la CNT-F n’avait guère d’existence.

Front libertaire n°4 (janvier 1971)

Patrice Spadoni : Nous avons donc rencontré les militants de l’ORA qui, rue des Vignoles, cohabitaient avec pas mal de vétérans de la CNT espagnole en exil. « L’Exil », c’était tout un univers. Tous ces messieurs très bien mis, costume-cravate, quinquagénaires ou sexagénaires, ouvriers (souvent dans le bâtiment) très dignes, rigides même – en matière de mœurs, on était très très loin de Mai 68, les femmes étaient relativement absentes de la scène politique, et reléguées aux cuisines. Certains vieux Espagnols venaient régulièrement rue des Vignoles se faire couper les cheveux, lors de sessions organisées par le Syndicat unique des coiffeurs de Barcelone !

« L’Exil » était un milieu considérable, avec une très forte identité : des milliers de personnes, qui vivaient toujours ici, et qui n’étaient habitées que par deux idées : l’Espagne, et renverser Franco. Ils n’avaient aucune activité politique en France, mais étaient capables de remplir la grande salle de la Mutualité pour des meetings antifranquistes, ou des concerts de Paco Ibañez en soutien à la cause.

Thierry Renard : Dans ces meetings, tous les vieux Espagnols faisaient la queue à la caisse pour mettre leur obole, destinée à financer la « résistance intérieure ». Bref, on imagine aisément la fascination totale que ça pouvait être pour nous, lycéens, de fréquenter des ouvriers anarchistes, qui avaient vécu la Révolution espagnole !

Patrice Spadoni : Entre ces vieux anarchistes policés, et nous, jeunes gauchistes échevelés, le décalage culturel était total. Les locaux de la rue des Vignoles étaient impeccables, et quand nous laissions du bazar – ce qui arrivait souvent – nous nous faisions copieusement engueuler !

Suite à notre rencontre avec les militants de l’ORA en 1971, nous avons décidé de créer, sur notre lycée Claude-Bernard un cercle Front libertaire, qui était la structure d’accueil, en quelque sorte, des nouveaux militants.

Les cercles Front libertaire (CFL), c’était une façon pour l’ORA de structurer une mouvance sympathisante, mais c’était complètement différent de ce que sont aujourd’hui les Amies d’Alternative libertaire par exemple, parce que les CFL étaient des cercles militants actifs. En théorie, les CFL devaient être composés de sympathisants, mais animés par des militants membres de l’ORA. Dans la réalité ce n’était pas toujours possible, loin de là. Dans certaines villes il y avait des CFL mais aucun militant ORA pour les animer. En conséquence c’était à eux de se débrouiller…

Par exemple sur notre lycée, il n’y avait aucun militant pour suivre notre CFL, que nous avions nommé Auteuil-Boulogne ou quelque chose du genre – nous avions accolé un nom de ville de banlieue qui sonnait moins bourgeois que « Auteuil »…

Cette hiérarchie ORA-cercles Front libertaire a rapidement été mal vécue par les militants des CFL. Il faut dire que la situation était assez paradoxale : nous vendions Front libertaire, nous militions, nous participions aux AG de l’ORA rue des Vignoles… mais nous étions laissés en-dehors des décisions, car officiellement non-membres de l’ORA.

Il y a donc eu un débat assez vif sur l’intégration des militants des CFL au sein de l’ORA, et le CFL de notre lycée a beaucoup poussé à la roue là-dessus. Nous avons fini par avoir gain de cause : les CFL ont été intégrés, un peu précipitamment d’ailleurs, à l’ORA.

À la même époque j’ai voulu structurer un secteur lycéen de l’ORA. On a même dû m’accoler un titre du genre « secrétaire du secteur lycéen ». En réalité tout était à construire. Je souligne que je faisais cela quasiment en franc-tireur, il n’y avait aucun suivi de la part des animateurs de l’ORA. Je faisais ce que je voulais.

Et une des choses que j’ai faites, a été de me diriger vers le lycée Michelet, à Porte-de-Vanves, où existait un groupe anarchiste assez nombreux, et je me disais qu’il y avait sûrement moyen de les amener à l’organisation.

Front libertaire n°33 (avril 1974).

Thierry Renard : Pour ma part j’étais interne dans ce lycée Michelet, où il y avait un très gros groupe anarchiste – 40 ou 50 personnes, avec des pointes à 70 par périodes. C’était un groupe très dynamique qui, sans se la raconter, « tenait » le lycée. Quand, en grève, nous occupions le lycée, quand nous disions qu’on l’autogérait, c’était réel : nous étions chez nous, nous organisions l’entretien, les contre-cours, etc.

L’un de nos principaux combats était que le très beau parc du lycée Michelet soit ouvert aux habitants des quartiers populaires alentours. Bien qu’étant ce qu’on pourrait appeler des « ploums », nous avions cette forme de conscience de classe. Par exemple, un de nos principes, auquel nous tenions beaucoup, c’est que jamais les agents d’entretien du lycée ne devaient « payer » pour nos conneries. Quand nous foutions le bordel à la cantine, nous dégueulassions tout, mais nous nettoyions après, nous-mêmes.

Michelet était un lycée de garçons, qui jouxtait un lycée de filles, ce qui est un facteur de désordre évident, parce que nous cherchions toujours à aller faire débrayer le lycée des filles, tous les prétextes étaient bons. Les Jeunesses communistes (JC) étaient assez implantées sur le lycée des filles, contrairement au nôtre. Il faut dire qu’à Michelet il y avait deux groupes politiques que nous avions interdits : les fafs et les JC. Les JC, c’était en représailles à l’hostilité du PCF, qui nous interdisait d’aller differ des tracts sur les marchés alentours.

Nous participions aux manifestations, où les trotskistes et maoïstes en tout genre nous gonflaient passablement. Aussi incroyable que ça puisse paraître, ils essayaient de mettre les lycéens en rang pour défiler ! Ils étaient complètement « habités » par le bolchevisme, et la conviction qu’ils allaient diriger la révolution !

Patrice Spadoni : La première fois que j’ai rencontré le groupe anarchiste du lycée Michelet dans une manifestation et que j’ai voulu leur parler, on m’a désigné quelqu’un qui s’occupait du service d’ordre, un grand type aux cheveux longs, avec des peintures de guerre indiennes (!) sur le visage : c’était Thierry. (rires)

Thierry Renard : Pour le coup des peintures de guerre, c’est vrai. J’étais assez branché par ce romantisme de la violence. À l’époque, à chaque fin de manif, il y avait toujours 500 à 1.000 personnes qui se regroupaient, sans se connaître, et qui refusaient la dispersion. Nous nous cartonnions avec les flics chargés de nous disperser ; sans objectif particulier, c’était juste comme ça, ça participait de l’ambiance de l’époque. J’étais toujours dans ces coups-là.

Aujourd’hui on appellerait ça des « totos », mais il y a eu un glissement sémantique. En 1972 on appelait plutôt ça des « ploums ». Les totos (le diminutif d’« autonome ») c’était plus tard, vers 1977-1979, et les totos étaient bien plus politisés et déterminés, avec des objectifs « militaires ». Aujourd’hui il n’y a plus de totos au sens premier en France, les jeunes qu’on appelle totos, seraient plutôt des ploums, selon les critères de l’époque.

Pour revenir au lycée Michelet, le groupe anarchiste était vraiment un gros problème pour l’administration du bahut. Ce n’était pas (que) de la rigolade : la répression était forte, et souvent les gauchistes étaient exclus des lycées. À Michelet, en terminale, notre groupe avait ainsi été disloqué. Il a fallu repartir de zéro. Nous avons fait de l’agitation à quatre, masqués, avec un mégaphone dans les couloirs du lycée !

Pour la direction il y avait un véritable enjeu, par exemple, à « tenir » l’internat. Parce que la nuit nous sortions sans arrêt, nous n’arrêtions pas d’inventer de nouvelles conneries – je me souviens d’une fois où nous étions montés sur le toit du lycée pour accrocher un drapeau noir, et nous avions croisé des mecs de la Gauche prolétarienne, armés (!), qui venaient de leur côté accrocher un drapeau du GRP, le Gouvernement révolutionnaire provisoire, du Nord-Vietnam !

Ça allait vraiment loin. Ils ont été jusqu’à recruter des vigiles pour surveiller le couloir de l’internat, et une fois ça a fini en bataille rangée entre vigiles et lycéens, avec une barricade dans le couloir ! Ils ont dû appeler les flics, et on s’est retrouvés avec des CRS, casqués, qui gardaient les portes pour nous empêcher de sortir de nos chambres ! Quel foutoir dans le quartier, avec des cars de CRS à l’entrée du lycée ! Le PCF condamnait nos agissements en disant qu’on allait « effrayer les travailleurs », à l’approche des élections !

Patrice Spadoni : C’est à l’occasion de cette lutte à Michelet que j’ai rencontré Thierry pour la deuxième fois, alors que je vendais Front libertaire au métro Convention, et qu’il était coursé par les flics qui étaient intervenus dans le lycée. On s’est enfuis tous les deux dans le métro.

Thierry Renard : En 1972 nous avons à notre tour formé un cercle Front libertaire sur le lycée Michelet. Nous avons ensuite publié un journal local, qui s’appelait La Météo libertaire.

Affiche de l’ORA (entre 1974 et 1976).

Comment fonctionnait l’ORA ? Y avait-il des bulletins internes ? des assemblées générales ? des congrès ? un secrétariat ?

Patrice Spadoni : Oui oui, bien sûr, il y avait tout ça. Les assemblées générales, pour Paris, se tenaient bien sûr rue des Vignoles. Elles me laissent le souvenir d’une grande confusion. Une grande confusion qui était due au climat de bouillonnement général de l’époque, et à l’absence de stratégie politique de l’ORA. Ça partait dans tous les sens et – c’était le fruit de la confusion – il y avait peu de vraies décisions collectives. Du coup, c’était une « direction » très réduite qui, au bout du compte, conduisait l’affaire.

Thierry Renard : Dans cette « direction » on trouvait Gérard Mélinand, Ramon Finster, Claude Beaugrand, Michel Ravelli, « Rolf », « Ludo »… Je me souviens surtout de ceux-là, qui étaient des militants assez centraux.

Patrice Spadoni : Ces militants, pour nous, étaient des « vieux », parce qu’ils avaient vécu Mai 68 et la rupture avec la FA. En réalité ils avaient 26 ou 28 ans, mais pour nous qui en avions 18, c’étaient des vieux, très expérimentés. Nous étions complètement admiratifs.

Gérard Mélinand, par exemple, était quelqu’un de très impressionnant, avec un bagout extraordinaire. Quelqu’un qui était intégralement politique, de la tête aux pieds. Il était capable d’arriver dans une assemblée générale et, quel que soit le sujet, de la retourner. Il écoutait une ou deux interventions, captait l’ambiance, puis prenait la parole, et faisait des propositions inattendues qui désorientaient les maos, étourdissaient les liguards, et recueillaient l’adhésion d’une majorité de l’assistance. C’était assez impressionnant à voir. Par contre, derrière, il ne faisait aucun suivi parce que ça l’emmerdait : la révolution était imminente donc aucune stratégie de long terme n’était envisagée.

Thierry Renard : Sur les débats à l’ORA, dans mon souvenir, il y avait peu de débats vraiment politiques, d’analyses de la situation. Nous étions le nez dans le guidon des luttes. En revanche, il y avait énormément de débats sur le fonctionnement interne de l’organisation. Alors ça oui, il y en avait, ça n’arrêtait pas ! Peu de vraie politique, mais beaucoup de bavardage sur le fonctionnement interne.

Patrice Spadoni : C’est un travers assez classique chez les anars.

Thierry Renard : Un des débats importants, un moment, a été l’abandon du drapeau noir, et le choix du drapeau rouge et noir en remplacement. Ça n’a l’air de rien parce que c’est de la symbolique, mais derrière la symbolique il y a parfois des choix politiques de fond. En l’occurrence, il s’agissait d’une clarification pour l’ORA, qui rompait peu à peu avec l’anarchisme traditionnel et se positionnait clairement pour le communisme libertaire.

Patrice Spadoni : Plus tard, en 1979, lorsque l’UTCL fusionnera avec l’Organisation combat anarchiste (OCA), il y aura tout un débat analogue pour leur faire abandonner le A cerclé auquel ils tenaient beaucoup ! Quand on y repense maintenant, ça semble bien dérisoire mais bon, la politique, ça passe aussi par ce genre de choses…

Thierry Renard : Il y avait également un certain nombre de débats non assumées, ou occultés. Il y a eu cette fameuse affaire de l’exclusion d’un groupe de militants pour « trotskisme » fin 1972. Le trotskisme n’avait pourtant rien à voir là-dedans ! En réalité, l’animateur de ce petit groupe exclu avait été démasqué comme étant un agent franquiste infiltré. Mais la direction de l’ORA avait choisi de travestir les causes réelles de l’exclusion.

La conséquence a été que, par la suite, ce groupe a rejoint la Ligue communiste, qui a stupidement claironné dans Rouge que « 25% de l’ORA était passé à la LC ». Prenant ses responsabilités, un des dirigeants de l’ORA, Claude Beaugrand, a pris contact avec les dirigeants de la LC pour les prévenir qu’en réalité, le type en question n’avait pas été exclu pour trotskisme, mais parce que c’était très vraisemblablement un agent provocateur.

Patrice Spadoni : Ils ne l’ont pas écouté. Quelques mois plus tard, c’est m’a-t-on dit le même type louche qui a stocké au local de la LC des armes à feu qui, découvertes lors d’une perquisition fort opportune, serviront de prétexte à la dissolution de la Ligue par le ministère de l’Intérieur.

Thierry Renard : Pour revenir sur la confusion idéologique qui caractérise l’ORA, il faut comprendre qu’elle est beaucoup due à l’époque. Pour les anarchistes révolutionnaires de 1971-1972, la révolution est pour demain, au pire pour après-demain. La recherche, la théorisation, tout cela semble superflu. Tout était suractivisme, tout était mis au service du mouvementisme.

Il faut ajouter à cela que, du fait du climat de l’époque, faire une organisation révolutionnaire, c’était relativement « facile ». Ça pouvait à la limite consister à rester le cul assis sur sa chaise dans son local, et attendre que des jeunes viennent frapper à la porte. Tu diffais un tract, il y avait cinq personnes qui adhéraient chez toi ! Ça entretenait l’illusion que tout allait bien, que le milieu était intarissable. À quoi bon élaborer une stratégie politique dans ces conditions ?

Patrice Spadoni : Une chose importante pour expliquer aussi toute cette confusion idéologique, c’est l’absence de formation interne à l’ORA. Il n’y avait rien de suivi. Chaque individu était renvoyé à sa propre débrouillardise. Et il fallait s’accrocher ! A fortiori quand tu étais dans un cercle Front libertaire et que tu n’avais pas accès aux textes internes de l’ORA. Il fallait littéralement harceler les militants pour savoir et apprendre. Quelqu’un comme Gérard Mélinand par exemple, il fallait le travailler pour qu’il vous lâche quelque chose ! Les « vieux » qui dirigeaient l’ORA ne manifestaient aucun désir de transmettre leur expérience. Toi, lycéen, tu pouvais te pointer rue des Vignoles, et personne ne s’intéressait à toi ! Quand tu demandais un peu de contenu, un peu de formation, on te répondait qu’il fallait « lire » et on te désignait une immense bibliothèque au fond du local… Évidemment, tu ne savais absolument pas par où commencer, et tu étais complètement désorienté.

Thierry Renard : Là encore, l’idée de l’imminence de la révolution rend le temps court. On n’est pas dans un temps long, de construction d’une organisation, on est en permanence le nez dans le guidon. Donc la formation passe totalement à l’as !

Y avait-il un travail international de l’ORA ? Il y avait une ORA en Italie, une en Grande-Bretagne…

Thierry Renard : Oui oui, il y avait un travail international. C’était Rolf qui s’en occupait, mais je dois avouer qu’on ne comprenait pas exactement ce qu’il faisait. Les Relations internationales de l’ORA, c’était quelque chose d’assez obscur.

Patrice Spadoni : Je me souviens d’une rencontre nationale de l’ORA, en 1974 je crois, du côté de l’Odéon, où nous avions eu l’intervention d’un garde rouge qui s’était enfui de Chine, et qui venait témoigner.

Thierry Renard : Au niveau international, nous étions très polarisés par la question vietnamienne, mais surtout par la question espagnole, du fait de notre cohabitation avec la CNT en exil.

Front libertaire n°32 (mars 1974)

Je me souviendrai toujours de la nuit où nous attendions la sentence pour Puig Antich, un militant anarchiste du Mouvement ibérique de libération (MIL) qui s’était fait arrêter par la police franquiste. Il risquait le garrot. Les vieux de la CNT nous avaient copieusement expliqué en quoi consistait le supplice du garrot.

Il y avait une veillée rue des Vignoles, pour attendre le verdict du procès. Et lorsque la condamnation à mort a été prononcée – je m’en souviendrai toujours – tous ces vieux Espagnols étaient debout, raides, silencieux, avec les larmes qui coulaient. L’atmosphère était électrique. À ce moment-là, un des cénétistes a sorti de la réserve une vieille machine à écrire et nous a dit : « Celle-là camarades, elle n’a jamais été numérotée. » On pouvait y taper un communiqué de presse sans traçabilité.

Tout était dit. Dans les jours qui ont suivi, en représailles à l’exécution de Puig Antich, l’ORA a organisé des attentats contre les intérêts espagnols en France – on peut le dire à présent, car il y a prescription. Et donc, la même nuit, cinq banques espagnoles ont flambé à Paris. L’opération avait été bien montée, et l’ORA n’a jamais été inquiétée.

Patrice Spadoni : En parallèle l’ORA a voulu organiser une manifestation en direction du consulat d’Espagne, et a pris des contacts avec les autres orgas d’extrême gauche pour cela.

Thierry Renard : Et là ça ne s’est pas bien passé du tout. Au dernier moment, la Ligue communiste nous a lâchés, et a placé ses militants aux sorties de métro alentour pour dire aux gens qui venaient que la LC n’appelait plus à la manif ! Et nous nous sommes retrouvés à 400. Ce jour-là, les trotskistes… on leur en a vraiment vraiment beaucoup voulu.

Affiche ORA de soutien aux comités de soldats
Décembre 1975.

Venons-en à votre « établissement » au centre de tri postal de Paris-Brune. Comment cela est-il arrivé ?

Thierry Renard : Le cercle Front libertaire du lycée Michelet avait invité des « camarades travailleurs » de l’ORA à intervenir auprès du CFL. On voulait impressionner un peu les copains anarchistes en leur montrant des « vrais ouvriers ». C’étaient des salariés de Dassault, à Gennevilliers.

Et je dois dire qu’ils ont parfaitement joué le rôle qu’on attendait d’eux. Pour commencer, ils sont arrivés en bleu de travail ! Et grosso modo ils nous ont expliqué que durant l’été nous devrions aller bosser à l’usine pour voir comment ça marchait.

Pas loin de là, il y avait le centre de tri postal de Paris-Brune. C’était par excellence le bastion ouvrier des PTT. Avec 2.000 salariés, c’était l’équivalent de ce qu’était Billancourt pour la métallurgie. Et l’été, durant les vacances scolaires, le centre de tri embauchait des jeunes. Du coup nous y sommes allés. Et nous nous y sommes retrouvés une trentaine de lycéens anarchistes de Michelet.

Patrice Spadoni : Pour ma part je suis arrivé à Paris-Brune un an après Thierry, après un détour par la SNCF. Nous étions tous les deux en brigades de nuit. Mais je ne parlerais pas d’un « établissement » : il y a avait aussi la nécessité de gagner sa vie, tout simplement !

Thierry Renard : Pour comprendre un peu l’ambiance à Paris-Brune, il faut là encore se resituer dans l’époque. C’était un milieu très politisé. Le PCF y était hégémonique, mais on trouvait aussi à peu près toutes les organisations d’extrême gauche de la Création. Le PS était également bien implanté et contrôlait certaines sections syndicales à la CFDT, la CGT ou FO. Et puis désormais il y avait nous. Mais nous, nous étions quoi ? Que dalle. Des grandes gueules du mouvement lycéen, débarquées en milieu ouvrier !

Front libertaire n°29 (juillet 1973)

Dès la première semaine où nous sommes arrivés, il y a eu une assemblée générale pour discuter de Lip : 200 à 300 personnes. Moi, pas froid aux yeux, je prends la parole pour donner mon point de vue. Et là le délégué CFDT me descend en flamme, avec un savoir-faire et une mauvaise foi sidérantes : « Ce que tu dis, c’est ce qui est écrit dans la presse bourgeoise, c’est ce qu’on peut lire dans Minute  [1] », etc.! Là j’en suis resté coi. Il faut préciser qu’à l’époque, accuser des adversaires politiques d’être des « flics » ou des fachos était monnaie courante.

Pour l’AG suivante, toujours sur le même thème, j’avais pris mes précautions. J’avais dégotté le bulletin régional Île-de-France de la CFDT, et vérifié la conformité de ce que je voulais dire avec ce qui était écrit par la CFDT. Donc arrivés à l’AG, je refais une intervention, et là le cédétiste me refait la même : « Ce que tu dis, c’est ce qu’on lit dans la presse bourgeoise ! » Et moi, lui sortant le bulletin syndical : « Ah non camarade, ça c’est de la CFDT ! » La tronche du mec ! Ni une ni deux, le jour même, juste après l’AG, il vient me voir : « Bon, tu prends ta carte ? » (rires)

Patrice Spadoni : Ce centre de tri de Paris-Brune, c’était vraiment toute une ambiance, en particulier dans les brigades de nuit. C’était des milieux un peu interlopes, avec des types parfois un peu louches, qui avaient des histoires ou un passé intrigants…

Thierry Renard : Il y a un roman qui a été écrit là-dessus, Paris-Brune. Il a été pas mal critiqué sur des détails, mais globalement il restitue bien l’atmosphère. L’auteur, un ancien postier, a utilisé des faits et des personnages authentiques. J’apparais dedans sous le nom de Thierry Leberther, syndiqué FO  [2]

L’été passé, beaucoup de vos camarades sont repartis au lycée. Pourquoi êtes-vous restés ?

Thierry Renard : Eh bien en débarquant à 30, nous avions acquis assez vite un certain poids. Mais les mecs du PCF nous glissaient : « Alors, vous vous amusez bien, là. Vous vous en foutez de la suite. Vous êtes des petits-bourgeois. De toute façon, en septembre, vous vous tirez. Nous on reste. » Ça, ça me titillait un peu. Je me disais que c’était dommage de perdre le bénéfice de ce que nous avions fait. Et puis j’avais apprécié l’ambiance politique dans ce milieu ouvrier, ça avait tout de même de la gueule. Donc finalement, je suis resté, et j’ai renoncé à passer le bac.

C’était ce qu’on a appelé de l’« établissement » : la révolution étant proche, il fallait rentrer dans le monde ouvrier et préparer le futur soviet de Paris-Brune ! Contrairement à ce qu’on a pu raconter là-dessus, l’établissement pour une durée indéterminée était très marginal à l’époque. La plupart des gauchistes passaient au plus un an en usine. C’est le fait de rester qui nous a donné beaucoup de crédibilité par rapport aux autres groupes.

Vous avez donc stabilisé un noyau de militants ORA sur Paris-Brune. Fin 1973, vous avez commencé la publication du Postier affranchi, le bulletin ORA des PTT.

Le Postier affranchi n°2 (juin 1974 ?)
Journal de l’ORA aux PTT.

Thierry Renard : Il y a eu plusieurs bulletins d’entreprise : La Pause à Paris-Brune et Le Postier affranchi, bulletin du secteur PTT de l’ORA. Qu’est qu’on a pris notre pied à le faire, celui-là. Nous étions capables de passer des nuits délirantes à le composer, ce bulletin de boîte ! Il avait de la gueule. C’était la première fois qu’on introduisait, dans des bulletins d’entreprises, l’utilisation de la bande dessinée pour dire des choses.

Patrice Spadoni : Nous sommes restés un noyau de 4 ou 5 militants, très réactifs. Comme Thierry et moi étions dans des brigades de nuit différentes, nous arrivions parfois à réaliser de jolis coups. Par exemple, plusieurs fois, il y a eu un problème particulier dans la brigade de Thierry, tandis que moi j’étais de repos. Il me passait un coup de fil chez moi, je préparais aussitôt un tract, je le ronéotais durant la nuit, et je filais à la sortie de sa brigade, au petit matin, où je retrouvais quelques camarades pour qu’on le distribue. À peine un problème avait-il surgi, qu’à la sortie, il y avait déjà un tract de l’ORA là-dessus ! Là les stals, ils étaient sciés. Il leur fallait, à eux, au moins trois ou quatre jours pour aboutir un tract.

Syndicalement, nous avons adhéré à la CFDT, parce que ça nous semblait le cadre le plus approprié pour développer nos idées. Je dois préciser qu’avant de travailler, j’étais antisyndicaliste. Je considérais que les syndicats étaient par nature contre-révolutionnaires… Mais bon, quand tu es confronté à la situation concrète, tu comprends un peu mieux que c’est plus compliqué que ça, que le syndicalisme, en réalité, est en tension permanente entre la cogestion et la rupture… Tout dépend de la situation sur le terrain et des militants qui animent la structure.

Notre équipe ORA avait un impact non négligeable. Par exemple nous étions les seuls, avec le PCF, à differ des tracts pendant les temps de pause, voire même pendant les heures de travail. Les autres organisations d’extrême gauche étaient beaucoup plus clandos.

Thierry Renard : La LC était très peu implantée sur le centre de tri par exemple. C’étaient des militants extérieurs qui venaient differ à la sortie. Lutte ouvrière, idem. Il y avait Le Postier marxiste-léniniste aussi, le bulletin des maos du PCR-ML. Mais c’est surtout le PCF qui était hégémonique, et qui tenait le centre de tri. Ses militants étaient extrêmement violents contre les « gauchistes ».

Patrice Spadoni : Il y en avait un en particulier, qui se vantait d’avoir cassé le bras à un militant de la LC qui diffait un tract à la sortie du centre de tri. Un type gigantesque, avec des mains énormes, chacun de ses doigts était gros comme une saucisse de Francfort. Une fois je diffais à la sortie du centre de tri. Il m’avait gentiment montré « là où j’avais le droit » : sur le trottoir, deux mètres plus loin. Mais pas dans l’entrée du centre de tri ! J’avais obtempéré sans discuter et fait un pas de côté illico !

Thierry Renard : C’est vrai qu’il y avait un fossé culturel total ! Pour nous, les stals, c’étaient des costauds qui tournaient au rouge. Nous, nous avions les cheveux longs et nous fumions des pétards ! Je jouais avec quelques uns d’entre eux au hand-ball à la Fédération sportive et gymnique du travail, la FSGT  [3]. Pendant un temps mort, les voilà qui ramènent un seau (!) de vin rosé. On devait boire au seau ! Au moment de retourner sur le terrain, j’étais complètement sonné, au milieu de tous les stals rigolards : « Alors le gaucho, on tient plus sur ses quilles ? » (rires)

Il y avait donc une forme de camaraderie, de la part des militants du PCF envers les « jeunes » de l’ORA ?

Thierry Renard : Il y avait une forme de respect, parce que nous étions malgré tout des travailleurs, comme eux. Et ils ne nous attaquaient pas trop non plus parce qu’on était assez différents des autres groupes gauchistes. Que ce soient les maos, les gens de la Ligue ou de LO, ils avaient des pratiques qui faisaient vraiment groupuscules. Ils ne se montraient jamais eux-mêmes. C’était des militants extérieurs qui venaient differ à la sortie. La façon de faire des gens de LO par exemple, c’était de mettre la main sur un benêt, et de lui faire porter leur parole dans les AG. Comme en général c’était pour réclamer la désignation d’un « comité de grève » – antienne archiclassique de Lutte ouvrière – tout le monde savait que derrière lui, c’était LO qui parlait. Bref, tout ça faisait un peu comploteur. Ils cherchaient juste à surenchérir sur le PCF, ça se voyait et ça ne plaisait pas trop. Et, évidemment, le résultat est qu’ils n’obtenaient jamais la désignation d’aucun « comité de grève »…

Patrice Spadoni : En cherchant surtout à construire leur boutique, les orgas gauchistes étaient dans la pratique du 1+1 : gagner un militant par ici, grignoter un militant par là… C’étaient en fait des minoritaires qui avaient intégré le fait d’être minoritaires. Nous à l’ORA, nous étions… disons des mythomanes mégalos, qui étions minoritaires mais pensions pouvoir être majoritaires !!!

Nous faisions les choses au grand jour : diffusions de tracts dans l’enceinte du centre de tri, interventions dans les AG. Et plus d’une fois nous avons été majoritaires sur nos positions dans les AG de grévistes. En particulier lors des grandes grèves de 1974.

Thierry Renard : Mais on bossait, hein ! Plusieurs fois, nous avons enregistré discrètement nos interventions en AG. Et après le boulot, nous écoutions la bande et nous pointions nos erreurs. Nous travaillions et retravaillions notre façon de prendre la parole.

En 1974, c’est la grande grève des PTT, à laquelle vous participez. Quel a alors été le rôle et l’influence de l’ORA ?

Front libertaire n°37 (décembre 1974)
A l’époque de la grande grève des PTT.

Thierry Renard : Pendant la grève de 1974, les militants ORA de Paris-Brune ont participé au « Comité d’action culturelle », le CAC. Notre idée était de trouver le moyen de peser à un niveau de masse sans accompagner les réformistes dont nous savions qu’ils finiraient par trahir, ni proclamer avant que cela n’arrive, que les réformistes trahiraient. Il nous a semblé qu’il y avait une petite marge sur la conception active et festive de la grève. C’est dans ce sens que le CAC est né, pas contre les appareils, ni entre leurs mains. En fait tout le monde l’a accepté, et le comité a regroupé des militants politiques et syndicaux d’horizons divers. Cela a été assez grandiose, avec des soirées, des humoristes, des concerts de tous types de musique, dont un avec François Béranger, et un autre avec distribution des instruments aux grévistes à la fin... Il y avait aussi des débats, par exemple avec les femmes des chèques postaux, sur le féminisme. C’était une façon de montrer que la grève est un moment vraiment particulier où les individus se révèlent dans le collectif.

Après la grève, dans la foulée de ce CAC, nous avons organisé un groupe ouvrier autonome sur le centre de tri. C’était toujours dans la logique de l’ORA de rassembler la « gauche ouvrière », sans que ça soit en opposition aux organisations syndicales, pour peser dans les luttes. Ce groupe, qui n’avait pas de nom, ni de lien organique avec Le Postier affranchi était en quelque sorte la « mouvance » de l’ORA – plus tard de l’UTCL – dans le centre de tri.

Ce groupe autonome a rassemblé entre 60 et 80 personnes, et nous a permis de peser davantage. Je donne un exemple, lié à la grève du Parisien libéré : de mars 1975 à août 1976, c’est la grève historique des ouvriers du Parisien libéré  [4]. C’est un conflit historique parce que l’un de ses enjeux était de casser la toute-puissance de la fédération du Livre CGT, qui encadrait fortement le secteur.

Pour briser la grève, Amaury, le patron, a fait imprimer le journal en Belgique. Aux PTT, la CGT et la CFDT ont appelé les postiers à refuser de traiter les arrivages du Parisien libéré, en se prévalant d’une vieille loi interdisant de distribuer en France des journaux imprimés hors du territoire national.

À Paris-Brune, nous avions des liens avec les grévistes du Parisien libéré par l’intermédiaire du syndicat CGT des Correcteurs, de tendance anarcho-syndicaliste [5]. Nous étions ainsi parfois davantage au parfum de ce qu’ils préparaient que la CGT-PTT elle-même.

C’est comme ça que nous avons donné quelques coups de main supplémentaires. Nous avons appuyé le Livre CGT lorsqu’il faisait des opérations commando au centre de tri. Ils arrivaient à quelques uns – des grands costauds –, s’emparaient chacun de deux grands sacs de journaux imprimés en Belgique, et repartaient à la course. Des piles entières de Parisien libéré étaient jetées à la Seine par les grévistes. Les postiers couvraient l’affaire.

Par la suite, le centre de tri est parti en grève avec occupation, par solidarité avec les ouvriers du Parisien libéré, et refus de nuire à leur lutte.

Mais tout le monde n’était pas très chaud. Certains faisaient passer les calculs politiciens avant la solidarité ouvrière ! Au sein de la CFDT, les gens du PSU faisaient la fine bouche, du genre : « Oui mais… Ils n’ont qu’à redémarrer Le Parisien libéré en autogestion… », ceci cela... Plus cyniques, les trotskistes lambertistes espéraient qu’une défaite du Livre CGT affaiblirait le PCF : ils ont donc refusé de faire grève…

Le groupe autonome influencé par Le Postier affranchi a joué un rôle à ce moment-là ; c’est lui qui s’est opposé physiquement aux flics lorsqu’ils ont attaqué le centre de tri.

Comment cela ?

Thierry Renard : Nous avions cadenassé les portes et séquestré le directeur. Le centre était cerné par les CRS, et à un moment donné, ils ont réussi à forcer l’entrée – par ma faute d’ailleurs, parce que je me suis fait rouler dans la farine par le commissaire divisionnaire.

Il est venu en émissaire et a demandé à entrer seul pour s’entretenir avec le directeur séquestré, tout en promettant que la police ne donnerait pas l’assaut. Nous avons écarté les portes pour le laisser entrer, et il a illico appelé ses hommes. Nous avons voulu refermer, mais il a bloqué les portes avec ses épaules – c’était une montagne de viande, le mec – et les CRS se sont faufilés à l’intérieur.

Les secrétaires des sections CGT et CFDT ont appelé alors à battre en retraite sur les locaux syndicaux. Avec les 80 types du groupe autonome, nous nous sommes mis à crier : « Trahison ! Trahison ! » – ça résonnait dans le centre, c’était impressionnant ! J’ai alors suggéré qu’on aille chercher les barres de fer planquées dans les vestiaires. Patrice m’a soufflé : « Bon, on va la jouer soft, plutôt. »

Alors à 80, nous avons chargé les CRS. Des stals, des Antillais, des libertaires. C’était une curieuse alliance ! Mais pour nous il y avait une question de solidarité de classe qui passait avant tout.

À partir de 1974 apparaît au sein de l’ORA la tendance UTCL. On peut dire que l’équipe du Postier affranchi en a été le noyau dur ?

Patrice Spadoni : Oui. C’est une tendance qui est apparue progressivement après les grèves de 1974 aux PTT, dans le rail et dans les banques. À ce moment-là, les « vieux » – Gérard Mélinand, Ramon Finster, etc. – qui nous fascinaient quand nous étions lycéens, ne nous fascinaient plus du tout. Le militantisme en entreprise, les grèves, les AG de travailleurs, etc. tout cela nous avait ouvert les yeux sur les limites du « gauchisme » de l’ORA. La contradiction entre l’analyse de la proximité de la révolution et la réalité dans les entreprises devenait trop forte. L’ORA était de plus en plus fascinée par le mouvement autonome italien, perçu comme un mouvement de masse, et misait beaucoup sur le développement des « réseaux » alternatifs en France. Des thèses très spontanéistes tentaient de donner une cohérence théorique à cette orientation. Nous-mêmes étions devenus des syndicalistes révolutionnaires, et nous voisinions, à l’ORA, avec certaines personnes qui théorisaient que le syndicalisme et les revendications intermédiaires, c’était du réformisme, et contre-révolutionnaire ! Les affrontements étaient donc très durs à l’époque, même si par la suite le débat est redevenu possible – je pense notamment à Gérard Mélinand qui s’est rapproché de nous bien des années plus tard, à l’époque d’AL.

Nous avons donc rédigé un texte d’orientation qui a été soumis au congrès de l’ORA de 1974, par le groupe de Paris 14e, et intitulé « Polariser nos forces vers les entreprises ». Le texte a été adopté, j’ai même été élu au secrétariat de l’ORA, mais ça n’a eu aucune conséquence sur la pratique de la majorité de l’organisation et la direction traditionnelle continuait de garder la mainmise sur l’ORA.

C’est à ce moment-là que nous avons décidé de nous constituer en tendance, que nous avons baptisée Union des travailleurs communistes libertaires (UTCL), et qui a surtout été influente dans les groupes de Paris 14e et 18e.

Thierry Renard : Pour développer la tendance UTCL, il a fallu ruser. Comme l’ORA proscrivait totalement le droit de tendance, nous n’avions normalement même pas le droit de nous réunir entre militants de groupes ORA différents. Nous avons donc créé un groupe de réflexion bidon, genre « Quelle mutuelle générale aux PTT ? », ce qui nous permettait d’utiliser la logistique de l’ORA pour ronéoter et diffuser un bulletin secret parmi les camarades qui commençaient à se rallier à nos thèses. La couverture du bulletin affichait « Quelle mutuelle générale aux PTT ? », mais tout l’intérieur, c’était de l’UTCL.

Patrice Spadoni : Ça, les tendances, on peut essayer de les interdire, ça finit toujours par ressurgir d’une façon ou d’une autre… La « direction » de l’ORA était d’ailleurs une tendance de fait.

Thierry Renard : Le contentieux entre l’UTCL et le reste de l’ORA s’est ensuite approfondi, et s’est cristallisé sur une question politique fondamentale. La question était : quelle est le terrain d’intervention prioritaire ? La production ou la consommation ? (aujourd’hui on pourrait dire : le social ou le sociétal ?).

Front libertaire n°52 (mai 1976)
A l’époque du congrès d’Orléans, où fut exclue la tendance UTCL.

Nous répondions évidemment « la production », tandis que la direction et la majorité de l’ORA répondaient « la consommation ». À cette époque l’ORA a d’ailleurs commencé à organiser des réseaux de bouffe directs, avec des paysans de gauche qui venaient livrer leurs produits rue des Vignoles. C’était des sortes d’Amap  [6] avant la lettre. Aujourd’hui ça semble banal mais à l’époque c’était assez novateur. L’organisation commençait à s’orienter sur des luttes pour le cadre de vie.

Patrice Spadoni : Pour nous c’était du bidon intégral. Nous leur disions : « C’est bien gentil vos trucs, mais ça va intéresser qui à part les classes moyennes ? » Eux en retour nous traitaient d’ouvriéristes forcenés.

En réalité, « production » et « consommation », ça ne s’oppose pas forcément, mais dans le contexte de tension interne de l’ORA de l’époque, c’était devenu des positions inconciliables ! Nous en faisions des tonnes, nous dans le sens de l’ouvriérisme et de l’ultra-organisation, eux dans l’antisyndicalisme et le spontanéisme. Au congrès de 1976 nous avons même proposé le « vote ouvrier » pour les emmerder. Il s’agissait d’une mesure qui donnait à un militant une voix au titre de son groupe géographique (par exemple Paris 14e) et une voix au titre de son groupe d’entreprise (par exemple Paris-Brune). Ce qui revenait à donner deux voix aux militants ouvriers  [7].

Thierry Renard : La fracture qui déchirait l’ORA, en gros était la suivante : c’était soit « le syndicalisme », soit « les comités de quartier » !

Il faut y ajouter, de leur côté, une dérive spontanéiste avec remise en cause de la nécessité de l’organisation. Ainsi Ramon Finster et le groupe ORA de Paris 13e avaient lancé Le Canard du XIIIe, un journal de quartier de « contre-information », mais sans afficher l’étiquette ORA, en espérant que ce journal devienne un outil de la population locale.

La tendance UTCL a été exclue de l’ORA au congrès d’Orléans en 1976. Comment est-ce possible d’exclure ainsi une tendance minoritaire ?

Patrice Spadoni : Il faut dire que nos relations, entre la majorité et la minorité, étaient devenues odieuses. Ils étaient très agressifs avec nous, et nous, on se foutait carrément de leur gueule, on se moquait d’eux. Cette exclusion, nous l’avons bien cherchée en réalité. Au moment du congrès, nous avions déjà pris contact avec un imprimeur pour sortir un nouveau journal, dont le titre était déjà choisi…

Thierry Renard : En fait, le congrès avait mis à l’ordre du jour le changement de nom de l’organisation. Il y avait donc deux textes concurrents, proposant des orientations et des noms différents. Le texte majoritaire proposait « Organisation révolutionnaire communiste libertaire (ORCL) » ; le nôtre s’intitulait « De l’ORA à l’UTCL » et reprenait nos orientations.

Patrice Spadoni : Dès le début du congrès, le texte de l’UTCL a été battu. Mais après, pour chaque point de l’ordre du jour, nous avons systématiquement posé notre texte en amendement. C’était une guerre d’usure. Ce qui a fait que, dans la nuit, un congressiste excédé, un militant de Nîmes je crois, a dit : « Puisque c’est comme ça nous n’avons qu’à les exclure, mais finissons-en ! » Et c’est comme ça que l’UTCL s’est retrouvée exclue de l’ORA.

Comme la tendance était secrète, ils ne savaient pas trop qui exclure, donc ils ont exclu tous ceux qui défendaient notre texte, même Daniel Guérin ! Mais dans son cas, il a été réintégré rapidement. Il ne rejoindra l’UTCL que quelques années plus tard...

Après cela, l’ORA s’est finalement rebaptisée OCL.

Thierry Renard : À notre exclusion, nous n’étions que 15 ! Mais en fait le Collectif pour une UTCL a assez rapidement grossi, tandis que l’OCL, prise dans le mouvement autonome parisien, s’est effondrée. Ainsi, paradoxalement, au bout de deux ans, les effectifs de l’UTCL et de l’OCL étaient devenus équivalents, et il y avait davantage d’anciens de l’ORA à l’UTCL qu’à l’OCL.

Finalement, tout aura fini sur une réconciliation, puisqu’il y a quelques années, avant de décéder, Gérard Mélinand – qui nous avait exclus de l’ORA ! – nous disait qu’au bout du compte il y avait eu des torts des deux côtés. Nous le reconnaissons bien volontiers. Il avait changé, nous aussi, et il avait émis le souhait de rejoindre Alternative libertaire, d’une façon ou d’une autre, soit par le biais des Amies d’AL, soit en adhérant directement.

A posteriori, vous ne regrettez pas d’avoir joué la rupture ? Vous ne pensez pas que les thèses de l’UTCL auraient pu devenir majoritaires à l’ORA ?

Patrice Spadoni : Non, je pense que ce n’était pas possible. L’ORA n’était pas « sauvable » au stade où elle en était, et notre rupture était une clarification nécessaire.

Thierry Renard : C’était une clarification d’ailleurs très représentative de l’époque : 1975-1976, c’était la crise du gauchisme ; manifestement la révolution n’était pas pour le lendemain, il fallait donc trouver une stratégie de long terme. L’ORA-OCL n’a pas su le comprendre et s’est lancée dans une fuite en avant – avec l’autonomie – où elle s’est autoliquidée. Pour nous, ça a été le syndicalisme révolutionnaire, avec tout le poids que cela a pesé dans la construction et l’évolution de l’UTCL, puis de l’AL.

Propos recueillis par Guillaume Davranche et Grégoire Mariman, le 18 juin 2005

[1Minute, hebdomadaire d’extrême droite.

[2Maxime Privas, Paris-Brune, VO Éditions, 1993.

[3Organisation sportive liée à la CGT.

[4Le Parisien libéré, quotidien d’Île-de-France, devenu en 1985 Le Parisien.

[5Au sein de la fédération du Livre, le syndicat des Correcteurs a pendant des décennies été influencé par les libertaires. En 1976, il était animé par l’Alliance syndicaliste – René Berthier, Alain Pécunia, Thierry Porré, Pascal Nürnberg, Jacky Toublet

[6Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap) : partenariats de proximité entre une ferme et un groupe de consommateurs, pour faire de la vente directe de fruits et légumes.

[7Après un débat à ses débuts, l’UTCL ne pratiquera pas cette méthode.

 
☰ Accès rapide
Retour en haut