Histoire

1980 : la dictature sud-coréenne défiée à Gwangju




오일팔. En français, on dirait : « o – il - pal ». Trois chiffres qui forment la date du 18 mai 1980, quand débuta le soulèvement de la ville de Gwangju, aujourd’hui sixième ville de la Corée du Sud, dans la province du Jeolla, au sud-ouest de la péninsule. Cette année-là, pour protester contre l’instauration de la loi martiale et la répression politique systématique s’abattant sur les opposants du dictateur Chun Doo-hwan, toute la population de la ville a tenu tête aux militaires au pouvoir. Le tout en réalisant au passage cinq jours d’autogestion totale dans une ville en état de siège.

Située aux avant-postes de la guerre froide, obligée de composer avec une présence militaire américaine ininterrompue depuis 1950, la Corée du Sud des années 1980 est loin d’être un modèle démocratique. Le gouvernement civil qui prend les commandes après l’assassinat du général Park Chung-hee en octobre 1979 s’avère incapable de contenir les velléités des militaires à reprendre le pouvoir. Le 12 décembre, le général Chun Doo-hwan signe un coup d’État et réinstaure très rapidement la loi martiale dont son prédécesseur faisait un usage régulier depuis 1972, au prétexte de lutter contre la menace nord-coréenne.

En réalité, il s’agit de conduire à marche forcée ce que les économistes libéraux nomment aujourd’hui encore faussement « le miracle coréen » : maintien d’une main d’œuvre sous-payée, criminalisation des mouvements syndicaux, concentration du pouvoir dans les mains des conglomérats (les chaebols) comme Samsung, LG ou Hyundai, sans oublier l’absorption des exportations par l’allié américain. En période de guerre froide, il était impératif pour les États-Unis que l’économie sud-coréenne soit un succès et ce, quoiqu’il en coûte [1].

Explosion du conflit

C’est dans ce contexte d’écrasement des libertés civiles qu’une nouvelle année universitaire démarre en mars 1980. Ayant vu leurs espoirs de libéralisation politique déçus par le coup d’État de décembre 1979, syndicats d’étudiants et professeurs prennent la tête d’un mouvement réclamant une démocratisation réelle du pays  : fin de la loi militaire, mise en place d’un revenu minimum et fin de la censure extrêmement étroite qui musèle la presse.

Le 15 mai 1980 à Séoul, une manifestation géante réunit plus de 100 000 manifestants. La réaction du gouvernement coréen ne fait pas dans la demi-mesure  : les universités sont fermées, les activités politiques proscrites et des militaires sont envoyés dans tout le pays pour s’assurer que personne ne déroge à cette extension de la loi martiale. Les leaders de l’opposition démocratique sont également arrêtés. Originaire de la province du Jeolla, Kim Dae-jung, ancien candidat démocrate aux élections présidentielles de 1971, maintes fois pourchassé sous le régime militaire de Park Chung-hee, est condamné à mort pour sédition et conspiration.

La résistance du Jeolla

La province agraire du Jeolla du sud fut longtemps la laissée pour compte de l’industrialisation du pays. Délaissée par le processus de modernisation économique, la province s’est au contraire distinguée comme le bastion de la lutte contre les dictatures militaires. Aux élections de 1971, Kim Dae-jung, l’enfant du pays, obtient 95% des suffrages dans le Jeolla… Autant dire que la nouvelle de son arrestation par les militaires contribue à mettre le feu aux poudres.

Le matin du 18 mai 1980, à Gwangju, 200 étudiants se réunissent devant l’université nationale Chonnam pour protester contre sa fermeture. Ils trouvent en face d’eux une trentaine de soldats parachutistes particulièrement hostiles qui chargent très rapidement. Les étudiants répondent en lançant des pierres.

Très vite, l’échauffourée se déplace jusque dans le centre-ville où les manifestants sont rejoints par d’autres habitants autour des bâtiments de l’autorité provinciale. C’est essentiellement là où pendant trois jours, les affrontements auront lieu sans discontinuer. L’après-midi du 18 mai, un homme de 29 ans est battu à mort par les soldats. C’est la première victime d’une répression qui en fera beaucoup d’autres, les soldats n’hésitant pas à utiliser leurs baïonnettes pour blesser les manifestants lors des affrontements de rue.

Le 20 mai, tandis que le nombre de contestataires s’élève à plus de 100 000 personnes, la police et l’armée ouvrent le feu sur les manifestants. Ces derniers réagissent en dévalisant les commissariats et les armureries de la ville. Armés de carabines et de fusils, les insurgés parviennent à repousser l’armée, contrainte de quitter le centre-ville le soir du 21 mai.

Parallèlement, pour pallier aux informations mensongères relayées par les médias officiels, un journal, Le Bulletin des militants, est distribué pour la première fois le 20 mai. Le soir même, les manifestants incendient les locaux de la chaîne de télévision Munhwa Broadcasting Corporation (MBC) qui dissimule docilement les tueries de l’armée et de la police depuis le début du conflit. Quelques heures plus tard, c’est l’Hôtel des impôts qui part en fumée, emporté par la rage des manifestants.

Cet homme au regard déterminé est un anonyme. Leader d’une unité de combat populaire pendant l’insurrection, surnommé « Kim Gun » par les témoins rescapés, il sera assassiné par l’armée coréenne lorsque celle-ci reprendra la ville. Cette photographie constitue le point de départ du documentaire portant son nom sorti en 2019 en Corée du sud.

Cinq jours d’autogestion

Le soulèvement de Gwangju a très rapidement dépassé la dimension d’une simple contestation étudiante. La nuit du 20 mai par exemple, les chauffeurs de bus et de taxi de la ville organisent une gigantesque parade de soutien aux manifestants. Depuis le début des affrontements, ces derniers ramassaient déjà les manifestants pour les amener à l’hôpital, ou leur apportaient des provisions venues des villes voisines.

Certains utilisent même leur véhicule pour faire barrage aux soldats, voire pour les charger. Du 22 au 26 mai, cette entraide spontanée va prendre la forme d’une organisation populaire dans une ville isolée du reste du pays par les militaires [2]. Ces derniers ne se sont en effet repliés que pour attendre du renfort, coupant voies et moyens de communication vers l’extérieur.

Le 23 mai 1980, les militaires ouvrent le feu sur un bus tentant de passer le barrage dans le quartier de Jiwon et font 17 morts. Pendant ce temps dans la ville insurgée, des comités populaires et des groupes de combat sont mis en place. Menés par des professeurs, des prêtres et des avocats, ils tentent de négocier avec les militaires : le désarmement des milices populaires en échange d’une libération des prisonniers, d’un dédommagement des victimes de la répression et de la garantie de l’absence de représailles. Parallèlement et malgré la mise en quarantaine des villes, des rassemblements de soutien aux insurgés vont avoir lieu ailleurs dans le pays : à Hwasun, Naju, Haenam, Mokpo, et Yeongam notamment.

Complicité étatsunienne

Au petit matin du 27 mai, les militaires coréens reçoivent l’ordre de reprendre la ville par la force. Les combats cette fois-ci ne s’éterniseront pas. En une heure et demie, les soldats se rendent maîtres des lieux, faisant entre 500 et 2 000 morts, et en arrêtant près de 1 400 personnes au matin du 27 mai. Pendant au moins une dizaine d’années, les manifestants de Gwangju resteront officiellement des vandales à la solde du communisme et de la Corée du Nord. Aujourd’hui encore, cette lecture est défendue par les franges les plus conservatrices de la société [3].

Les manifestantes et manifestants qui s’opposent à la loi martiale se réunissent le 18 mai 1980 devant le bâtiment du gouvernement provincial du Jeolla du sud.

Malgré son étouffement, l’insurrection de Gwangju aura eu un impact durable sur le mouvement démocratique coréen. Elle aura notamment amené au grand jour le rôle clé de l’administration Reagan dans le soutien au régime autoritaire de Chun Doo-hwan. À Gwangju tout particulièrement, les centres culturels américains seront régulièrement incendiés par des manifestants pro-démocratie dans les années 1980. Certains étudiants iront jusqu’à s’immoler pour dénoncer le parti-pris anti-démocratique des États-Unis.

Symbole désormais incon­tournable de la lutte pour la démocratie, le soulèvement de Gwangju fait l’objet d’une commémoration officielle depuis 2002 qui se tient au cimetière national où sont rassemblés les corps des victimes depuis 1997, date de leur réhabilitation (tardive). Il faut en effet attendre le processus de démocratisation de la fin des années 1980 pour que lumière soit faite sur le massacre de Gwangju, et le milieu des années 1990 pour que les responsables de ce massacre, dont le général Chun Doo-hwan et son successeur, le général Roh Tae-woo, soient incriminés.

Aujourd’hui encore, des acteurs clés de l’insurrection de Gwangju, toujours vivants, sont présents dans les rangs des deux partis de gouvernement : certains étaient alors opposants à la dictature, d’autres déjà en poste dans l’administration de l’époque. D’ailleurs depuis plusieurs années, un rassemblement de commémoration plus revendicatif a lieu en marge du rassemblement officiel. Autant dire que le souvenir de la lutte et de la répression sont encore un sujet sensible et que les braises sont encore tièdes dans la moitié sud de la péninsule.

Nicolas Dupretz
(Atelier d’histoire critique de Lille)


Des massacres à la réhabilitation

26 octobre 1979 : Assassinat du dictateur Park Chung-Hee, ancien collaborateur
de l’occupant japonais, par le chef des services secrets sud-coréens. Park était au pouvoir depuis 1961. S’ouvre alors une période d’instabilité politique.

6 décembre 1979 : Élection de Choi Kyu-Ha, nouveau président de la République, mais sans pouvoir face à la montée en puissance des généraux.

12 décembre 1979 : Coup d’État d’un groupe de généraux emmené par Chun Doo-Hwan. Choi Kyu-Ha demeure nominalement président.

17 mai 1980 : Nommé chef des services secrets sud-coréens, le général Chun fait proclamer la loi martiale dans tout le pays. Des manifestations ont lieu à Séoul et dans tout le pays.

18 mai 1980 : Début du soulèvement de Gwangju.

20 mai 1980 : 100 000 manifestantes et manifestants occupent la ville. L’armée ouvre le feu. Les insurgé.es pillent les commissariats et armureries de la ville.

21 mai 1980 : L’armée, contrainte de se replier, laisse la ville aux manifestantes et mnifestants

22 au 26 mai 1980 : Autogestion de la ville par les habitantes et habitants. Organisation de comités populaires pour les différentes tâches essentielles et de groupes de combat pour défendre la ville.

27 mai 1980 : Reprise de la ville par les militaires. Entre 500 et 2 000 victimes.

1996 : Chun Doo-Hwan, accusé d’avoir assassiné les manifestants de Gwagju, de corruption et de haute-trahison est condamné à mort. Peine commuée en prison à vie en 1997.

1997 : Dans un effort de réconciliation nationale, le nouveau président Kim Dae-Jung accorde l’amnistie à Chun Doo-Whan. Sa libération précoce provoque des émeutes étudiantes à Séoul. Kim Dae-Jung est pourtant un ancien opposant de Gwangju, un temps condamné à mort pour sédition sous la dictature. Chun vit aujourd’hui dans sa résidence personnelle à Séoul.

[1Pour une étude détaillée sur le sujet, lire l’analyse d’Eric Toussaint in Banque mondiale, le coup d’État permanent, reproduite sur le site internet du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM) : https://www.cadtm.org/

[2« L’insurrection de Kwangju en Corée du sud », George Katsiaficas, 1980, disponible sur le site http://blog.cnt-ait.info/. L’article insiste particulièrement sur l’aspect autogestionnaire de l’insurrection.

[3C’est d’ailleurs le point de départ de l’excellent documentaire Kim Gun sorti sur les écrans sud-coréens en 2019 et diffusé lors de la dernière édition du festival du film coréen de Paris (FFCP).

 
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