Politique

Economie libertaire (2/2) : la « prise au tas » communiste, critiques et perspectives




Dans le précédent numéro d’Alternative libertaire, la prise au tas – le système éventuel de distribution des biens et services produits par une société post-capitaliste – a été présentée dans son contenu et d’un point de vue historique. Ce système pose, cependant, plusieurs questions quant à l’abondance de ressources et la place de la production qu’il implique.

La «  prise au tas  », imaginée par Pierre Kropotkine et discutée depuis la fin du XIXe siècle par les libertaires, soulève plusieurs questions quant à sa mise en œuvre pendant et après la révolution.

La première de ces questions concerne le prérequis d’un haut degré de conscience des instaurateurs de cette modalité de répartition singulière, combiné au niveau élevé de consensus attendu permettant d’aller aussi loin dès les premiers temps du bouleversement révolutionnaire.

La possibilité que ces deux conditions soient réunies existe mais sa probabilité a toutes les chances d’être diminuée avec l’accroissement de l’étendue de la zone libérée du capitalisme et son degré d’urbanisation. En reprenant l’exemple du village espagnol de Calanda durant la Révolution espagnole de 1936 [1], qui s’approche de très près de la prise au tas de Kropotkine, l’adhésion dans ce village, dont l’activité était principalement agricole, était un fait volontaire et quasi-général puisque ceux qui ne voulaient participer à ce système n’étaient qu’« une quinzaine, une vingtaine, sur cinq mille habitants, c’est-à-dire très peu. » [2]

Réorganiser la production pour limiter le rationnement

Et si, à une échelle plus vaste, certaines régions (plutôt agricoles) d’Espagne ont pu elles aussi mettre en œuvre le communisme libertaire, celui-ci n’a pas toujours pris une forme aussi poussée qu’à Calanda. Sans compter les régions plus industrielles, comme la Catalogne, pourtant très nettement acquise à l’anarcho-syndicalisme, qui ne sont pas allées jusque là, sans qu’elles aient pour autant à rougir de l’ampleur ni de l’intensité des collectivisations d’entreprises et d’administrations réalisées, concrétisant l’idéal libertaire.

La seconde question est relative à l’état de désorganisation productive, résultant du bouleversement lié à la transition d’un régime sociétal à l’autre, dont est pourtant pleinement conscient Kropotkine même s’il en minimise la durée. En effet, cette désorganisation autorise certes la mise en œuvre de certains traits de la prise au tas, comme la diminution du recours à l’usage monétaire au profit du troc ou du don et contre-don, ou bien la saisie initiale et la distribution des stocks accumulés constitués sous le capitalisme, bien qu’il ne soit pas certain par ailleurs que ces stocks soient si abondants que cela pour en permettre la prise au tas et qu’il n’apparaisse pas alors nécessaire qu’ils soient rationnés pour être utilisés durablement…

Mais cette désorganisation peut aussi affecter négativement d’autres conditions de la prise. Il en est ainsi particulièrement, et de façon évidente, de la production de biens et services. Certes, lucides, les libertaires ont toujours mis en avant l’impérieuse nécessité de remettre immédiatement en fonctionnement la plupart des activités productives, et notamment celles jugées indispensables (tel qu’illustré par le mot d’ordre anarcho-syndicaliste de « grève générale gestionnaire »).

Toutefois, la situation d’ensemble immédiate à laquelle la population pourra être confrontée ne sera pas forcément favorable au maintien d’un haut niveau de production, couvrant au minimum chacun des besoins fondamentaux (ne parlons pas des désirs) garantissant l’atteinte du seuil d’abondance toute relative.

C’est pourquoi, dans les expériences passées, cette abondance fut toujours extrêmement limitée en variété, c’est-à-dire au regard de l’ensemble des biens et services courants de l’époque (laissons encore de côté le « superflu »), et, bien souvent aussi, en régularité…

L’abondance généralisée est donc davantage un objectif de moyen ou long terme qu’un but de très court terme. Le but de très court terme sera alors avant tout de circonscrire les rationnements, qui, faut-il le rappeler ?, constitue l’un des contraires de la prise au tas.

Vers un système de gratuité différent

Vient s’ajouter à ces questions une troisième, celle de la gratuité d’accès aux ressources. En effet, offrir, sans aucune attente de contrepartie d’échange [3], des biens et services qui, de fait, sont toujours coûteux, ne serait-ce qu’en temps employé à leur production, en usage de travail et de matériels, perdus pour toute au­tre activité, a des implications importantes. La plus conséquente est d’exiger, par répercussion en amont, la gratuité des moyens de production (travail et capital) engagés pour celle-ci.

Le don de produits finaux réclame le don de moyens de production, autrement dit impose, dans l’ensemble des filières concernées par la prise au tas finale, la généralisation de la gratuité à tous niveaux, sans permettre d’exceptions. On voit là immédiatement la contrainte élevée qui rejoint, en la renforçant, la question première de l’acceptation sociale [4].

Ceci ne remet pas toutefois pas en cause l’aspiration à ce que soit proposé gratuitement, dans une économie et société libertaires, l’usage d’un certain nombre de biens et services, quel que puisse être leur coût, y compris économique. Cependant, cette gratuité ne pourrait être alors que de façade, à l’instar de ce que sont aujourd’hui certains services publics, comme l’éducation publique primaire et secondaire, une partie de la santé, la voirie publique, etc., dont l’activité a un coût économique financé en réalité essentiellement de façon indirecte (par les prélèvements obligatoires).

Sorte de prise au tas apparente, elle n’a pourtant que peu à voir avec celle pensée par Kropotkine… Par ailleurs, les produits à coût marginal nul ou quasi-nul pourraient également faire l’objet d’une gratuité, réelle celle-ci, du moins à partir du moment où seraient amortis (financés) les éventuels coûts initiaux de réalisation, à l’instar de nombre de produits du secteur numérique (logiciels, plateformes collaboratives, etc.) et du secteur des connaissances, dont la diffusion numérique post-réalisation est généralement à coût quasi nul.

Enfin, la dernière question ici évoquée est une autre question de fond, liée à l’abondance elle-même. S’il est consubstantiel au projet d’économie et de société libertaires que soient satisfaits les besoins et les désirs humains, ceux-ci ne doivent pas être dissociés du projet lui-même. Or, que visent les libertaires  ? Un bien-vivre individuel et collectif. Et celui-ci est très loin de se réduire à la sphère de la satisfaction matérielle. Plus encore, le matériel au sens large ne peut l’emporter sur toutes les autres dimensions de la vie humaine, constitutives de ce bien-vivre. Les liens sociaux et leur nature, la préservation de l’environnement écologique, etc., ne doivent pas être relégués au second plan.

Abondance des biens ou productivisme ?

Or, l’abondance de produits, en tout cas telle qu’elle était, de façon dominante, envisagée au XIXe siècle (donc y compris par Kropotkine), mais aussi dans l’essentiel du XXe siècle, s’inscrit clairement dans une optique que l’on peut qualifier de «  croissanciste  ». Ce croissancisme ou idéologie de l’accroissement quantitatif des produits, hérité du capitalisme, et qui a conduit à appauvrir notre monde social et à détruire de façon irrémédiable notre environnement écologique, ne peut être repris, ni tel quel, ni sous une forme autre. L’abondance ne peut pas, plus, être excès, gâchis, dégradations, mais équilibre, limitation, préservation. Elle doit être au minimum repensée, connectée avec une forme d’auto-limitation des désirs matériels, et avec elle, la dimension de pleine liberté qui contribue à fonder la prise au tas.

Ainsi donc, la prise au tas fut, et demeure aujour­d’hui encore, une formule emblématique, rendant très aisément saisissable ce que pourrait être le communisme, dans l’une de ses formes distributives. Cependant, la formule et ses attendus, tels que pensés au XIXe siècle, ont très certainement fait leur temps. En effet, dès lors que ces derniers, dans leur généralisation, ne sont plus guère accordés aux conditions du présent, il est légitime et décisif de les reconsidérer, ainsi que la formule qui les résume, si l’on désire sincèrement transformer notre monde.

Frédéric Antonini


COLLECTIVISME OU COMMUNISME

Les deux termes, qui ont eu une signification fluctuante au fil de l’histoire, impliquent la socialisation des moyens de production, mais diffèrent pour ce qui est de
la distribution des richesses. La formule du collectivisme, «  À chacun selon ses œuvres », implique que chacun soit rétribué en fonction du travail qu’il fournit. Le collectivisme suppose donc de définir une valeur travail, fondée sur le temps, l’effort ou la tâche. Cette idée, défendue par Marx et Bakounine, rallie en 1869 la majorité de l’Internationale. Mais, en 1876, des anarchistes français et italiens la contestent, arguant que quantifier le travail individuel engendrerait une administration pléthorique, embryon d’un nouvel étatisme.

Eux préconisent le communisme, basé sur la formule «  De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins  » – et nul besoin de quantifier. En 1879-1880, le mouvement anarchiste naissant opte définitivement pour le communisme. Seuls les Espagnols restent fidèles au collectivisme bakouninien, jusqu’à ce qu’en 1919
la CNT adopte à son tour le communisme libertaire.En France, des années 1900
à 1920 environ, «  communiste  » est quasi synonyme d’anarchiste, tandis
que le terme «  collectiviste  » renvoie aux marxistes, partisans de l’étatisation de l’économie. Après 1917, le sens du mot communisme a été bouleversé du fait
de son appropriation par les léninistes, mais le courant libertaire continue de l’employer avec sa propre acception.

Guillaume Davranche (UCL Montreuil)

[1« La “prise au tas” communiste, aux origines d’une idée », Alternative libertaire de novembre 2021.

[2Miguel Celma, in Collectif Equipo Juvenil Confederal, La Collectivité de Calanda 1936-1938. La révolution sociale dans un village aragonais. Le témoignage de Miguel Celma, Éditions CNT, 1997.

[3Absence de contrepartie qui se surajoute à la proposition de Kropotkine d’un engagement dans l’activité de production basé sur le volontariat, même si la plupart des personnes, dans la société et l’économie nouvelles, auront intériorisé la nécessité de travailler dans l’intérêt de tous et que, les conditions de travail ayant radicalement changé, le travail sera devenu (plus) « agréable ».

[4Ce que j’évoquais ainsi dans Pour une économie libertaire : « Tant qu’une société n’est pas en mesure de susciter l’adhésion libre et généralisée au travail gratuit et volontaire, qui autorise la disparition des coûts matériels, et par là-même la fourniture gratuite, libre et générale des produits, la nécessité conduit la plupart des producteurs organisés à opter pour les formes de distribution plus économiques. Ces formes ont en effet pour but de permettre de recouvrer les coûts des productions afin que chaque activité puisse être poursuivie de la manière la plus durable. »

 
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