Politique

Économie libertaire (1/2) : La « prise au tas » communiste, aux origines d’une idée




Initialement théorisée par Kropotkine, la «  prise au tas  » a été l’un des mots d’ordre économiques des communistes libertaires. Cette manière de distribuer les biens et services produits par les communautés après la chute du capitalisme a été discutée, débattue et essayée depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui. Retour sur un principe historique.

Si la formule de la « prise au tas », ou « sur le tas », devait être attribuée à quelqu’un, des historiens diraient qu’elle est apparue à la toute fin du XIXe siècle sous la plume d’un géographe et explorateur russe en exil à Londres, notoirement engagé en faveur de la jonction de l’anarchisme et du communisme, à savoir Pierre Kropotkine. Cette formule imagée, appelée à une large et durable diffusion au moins au sein du mouvement anarchiste, peut être rattachée à un non moins connu aphorisme : « À chacun suivant ses besoins. De chacun suivant ses forces » [1], formulé environ un demi-siècle plus tôt par quelques premiers socialistes tel Étienne Cabet (ou Louis Blanc). Cet aphorisme, repris par tous ceux qui aspiraient (et aspirent encore) à aller plus loin que le mutuellisme et le collectivisme économique, va s’imposer pour symboliser durablement ce que peut être, ce que doit être le communisme du point de vue économique.

Ainsi Karl Marx le reprendra-t-il lui aussi à son compte pour caractériser une « phase supérieure » du communisme : « Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel ; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital ; quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l’horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux “De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !” » [2].

De la même manière, les anarchistes, qui vont être, à partir du dernier tiers du XIXe siècle, de plus en plus nombreux à adopter la perspective économique communiste, en feront l’un de leurs apophtegmes [3].

Mais, pour en revenir à la formule de la « prise au tas » et à son lien avec l’aphorisme communiste, et bien que les deux termes ou principes de celui-ci doivent être compris comme intimement liés l’un à l’autre, et ils l’étaient pour Kropotkine, c’est le second, spécifiquement, qui est mis en exergue dans l’énonciation de la « prise au tas ».

Satisfaire librement les besoins de toutes et tous

Ce second terme, « à chacun selon ses besoins », synthétise le but impératif d’une certaine vision du communisme économique : que chacun, dans la société puisse désormais recevoir tout ce qui lui permet de satisfaire ses « besoins » fondamentaux, voire ses désirs également. Quant à la prise au tas, elle apparaît alors être un moyen permettant de concrétiser cette satisfaction pour tous, autrement dit une modalité de répartition (ou d’affectation) à tous des ressources, pour l’essentiel produites. Ainsi, la prise au tas vient compléter cette exigence distributive en donnant une indication sur la manière dont l’accès aux ressources devrait se faire. Et, modalité parmi d’autres évidemment, la prise au tas signifie précisément que l’accès doit être libre.

Chacun, personne ou groupe, doit pouvoir venir se servir, librement, sans restriction, pour pouvoir satisfaire ses besoins sinon ses désirs : un libre-service (que l’on retrouve aussi dans le système capitaliste, tels les restaurants de buffet à volonté…), mais qui est ici associé à un impératif : l’absence de contrepartie directe à la prise, prenant la forme de la gratuité des ressources (ce qui est moins le cas en système capitaliste…), autrement dit du don à tous.

C’est ainsi que Kropotkine l’entendait : assurer la satisfaction des besoins fondamentaux mais également, rapidement, celle des désirs qu’il qualifie de « besoins de luxe, infiniment variés » que « [l]a Commune anarchiste […] compren[dra] et chercher[a] à satisfaire […] en même temps qu’elle assure[ra] la production de tout ce qui est nécessaire à la vie matérielle [4] […] puisque la force de l’anarchie est précisément dans ce qu’elle comprend toutes les facultés humaines et toutes les passions, et n’en ignore aucune […]. Tous n’en seraient que plus heureux. » [5].

S’ajoute une troisième exigence, sous-tendue par les deux premières : l’abondance économique des divers biens et services mis à la disposition de tous, puisqu’il est absolument nécessaire que les quantités proposées à la prise couvrent durablement, sinon dépassent, les besoins de tous, voire les désirs, pour que ceux-ci puissent être pleinement satisfaits dans le temps.

Distribuer l’abondance

Ces deux dernières conditions, gratuité et abondance relative (c’est-à-dire par rapport aux demandes), sont si fortes, et primordiales, que Kropotkine lui-même a nuancé aussitôt l’une d’elles. Bien que souvent tenté par une vision optimiste de l’économie à venir (ce qui lui a été par la suite reprochée, notamment par Errico Malatesta, comme lui adepte du communisme anarchiste), Kropotkine était pourtant conscient qu’au moins dans un premier temps, cette abondance ne pourrait être que partielle, c’est-à-dire limitée à certains biens ou services, à charge pour la société et l’économie libertaires de se focaliser prioritairement sur les biens et services permettant de satisfaire les besoins socialement estimés fondamentaux de l’être humain : se nourrir, se vêtir, se loger…

Pour les autres, satisfaisant les besoins non fondamentaux, ainsi que la grande variété des désirs plus ou moins dérivés des besoins, la prise au tas ne pourrait être possible (dans un premier temps), et serait alors remplacée par un rationnement par la quantité (et non par un tarif, pour conserver la gratuité d’accès) : « Mais sur quelles bases pourrait-on s’organiser pour la jouissance des denrées en commun  ? […] Si la commune possède un bois, par exemple – eh bien, tant que le petit bois ne manque pas, chacun a droit d’en prendre tant qu’il veut, sans autre contrôle que l’opinion publique de ses voisins. Quant au gros bois, dont on n’a jamais assez, on a recours au rationnement. […] En un mot : prise au tas de ce qu’on possède en abondance  ! Rationnement de ce qui doit être mesuré, partagé  ! » [6]

Rationaliser la distribution des ressources

Ce rationnement serait par ailleurs combiné avec la volonté de servir en premier lieu ceux qui en éprouveraient la plus grande nécessité : « Dites en un mot que si telle denrée ne se trouve pas en quantités suffisantes, et s’il faut la rationner, c’est à ceux qui en ont le plus besoin qu’on réservera les dernières rations ; dites cela et vous verrez si l’assentiment unanime ne vous sera pas acquis. »  [7] Seulement, bien que le rationnement quantitatif mérite tout autant que la prise au tas une analyse fine et critique, nous laisserons de côté son analyse car il n’est pas l’objet de cet article-ci…

En définitive, la répartition communiste ainsi pensée par Kropotkine combinerait selon les situations prise au tas (libre) et, à défaut, rationnement quantitatif. Et cette forme mixte de répartition ne sera pas qu’une hypothèse… Au cours du XXe siècle en effet, de nombreuses applications de celle-ci ont été mises en œuvre, à plus ou moins grande échelle, sur des périodes plus ou moins longues : communautés productives agraires libertaires (souvent appelées « colonies ») en France et en Amérique du Sud principalement, collectivisations révolutionnaires agraires en Espagne après le coup d’État fasciste de 1936, kibboutzim en Palestine-Israël, etc. Toutefois, un contrôle de la répartition des produits était, la plupart du temps, mis en place, y compris dans le cas de produits jugés « abondants », s’écartant ainsi quelque peu de la liberté originelle appelée par Kropotkine.

L’exemple aragonnais

Exemple parmi d’autres, un témoignage d’une commune aragonaise de la période 1936 à 1938 : « À la veille de l’hiver, on abat le cochon, et nous est venue l’idée d’une distribution équitable de la viande de porc. […] Par exemple, on calculait que l’on avait 20 kilos de viande de porc par personne. Eh bien, la veuve fasciste, le fasciste ou le républicain avaient leurs 20 kilos comme les autres. […] Tous les produits étaient gratuits, il n’y avait pas disparition de l’argent : on ne l’utilisait pas  ! […] Ne pas employer l’argent, c’est non seulement un choix collectif mais aussi une décision de chacun, et la preuve en est que personne n’est venu toucher son pécule. […] Aucun  ! Et ils y avaient droit  ! […]

Pour la distribution, il fallait quand même savoir parce qu’il y a une responsabilité. Tu ne peux pas quand même donner une paire de souliers sans enregistrer à qui tu l’as donnée. Par conséquent, si tu ne tenais pas les comptes, tu risquais d’en donner une autre au même type. Ainsi, au début, il y avait des bons distribués par le service du ravitaillement. Après, nous avons imprimé une carte qui contenait je crois trente-six articles. Et tout était gratuit.

Pour les choses en pénurie, par exemple le lait, on n’en avait pas pour tous ; auparavant non plus. On l’avait réservé pour les enfants, les malades et les vieillards. Et, pour les autres, personne ne buvait de lait. Pas même moi [l’un des trois membres du conseil d’administration de la seconde collectivité] qui aimais beaucoup le lait. » [8]

Exemple fort qui, en soi, tendrait à faire penser qu’à part quelques aménagements de l’idée initiale, réducteurs malgré tout de liberté, peu d’obstacles s’imposeraient à une instauration immédiate de la prise au tas pour tout ce qui serait en excès. Or, il n’en est rien, car plusieurs questions d’importance ont été soulevées, et continuent de se poser. Elles seront évoquées et développées dans un prochain article à paraître dans Alternative libertaire.

Frédéric Antonini

  • Auteur de Pour une économie libertaire. Pistes et réflexions,
    paru aux éditions Nada en 2019.

[1Étienne Cabet, Voyage en Icarie, 1845.

[2Karl Marx, Gloses marginales au programme du Parti ouvrier allemand, écrites en 1875, publiées en 1891, aussi désignées sous l’intitulé Critique du programme de Gotha.

[3Parole mémorable de personnes connues, ayant valeur d’aphorisme ou de maxime.

[4au sens de physique

[5Pierre Kropotkine, La Conquête du pain, 1892.

[6Ibidem

[7Ibidem

[8« La révolution sociale dans un village aragonais. Le témoignage de Miguel Celma », in Collectif Equipo Juvenil Confederal, La Collectivité de Calanda 1936-1938, CNT, 1997.

 
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