Esclavage : Jean-Paul Dessaux (Solidaires) : «  Il doit y avoir réparation  »




Jean-Paul Dessaux, de l’Union syndicale Solidaires, milite au sein du collectif unitaire «  De l’esclavage aux réparations  », qui regroupe plusieurs organisations syndicales et associatives, en faveur des réparations pour ces crimes contre l’Humanité. Il met ici en avant la façon dont les conséquences de ces crimes s’inscrivent dans notre présent.

Alors que les commémorations de l’abolition de l’esclavage battaient leur plein le 10 mai, un collectif unitaire s’est mobilisé autour de la question des réparations de ce crime contre l’humanité. Nous avons demandé à Jean-Paul Dessaux, de l’Union syndicale Solidaires, membre du collectif rassemblant des associations et syndicats, de nous présenter les enjeux de cette mobilisation.

AL : Peux-tu nous dire pourquoi les commémorations de l’abolition de l’esclavage te semblent insuffisantes ?

Jean-Paul Dessaux  : Le simple fait de commémorer de manière officielle l’abolition de l’esclavage et de la traite négrière devrait entraîner d’autres mesures ou actions. Dès lors qu’il y a eu crime contre l’humanité, il doit y avoir réparation. On peut citer des réparations mémorielles, sociales, environnementales, économiques, comme nous l’avons fait dans notre appel unitaire avec de multiples associations (CRAN, C-O10Mai...), des radios, le collectif outre-mer de la CGT...  [1]

Les opposants aux réparations invoquent souvent le fait que l’esclavage a toujours existé. Mais cela n’enlève rien à la pertinence de notre campagne. L’esclavage «  domestique  » consécutif aux guerres et aux conquêtes a effectivement été un phénomène de masse, durant des siècles et dans toutes les régions du monde.

Mais, ici, nous parlons d’un processus qu’on peut qualifier d’industriel, d’intercontinental. La traite négrière s’est établie comme un véritable commerce international et transatlantique qui a duré quatre siècles. Et cette traite est particulière dans l’histoire de l’humanité  : elle ne fait pas suite à des guerres mais exprime une volonté consciente des grandes puissances de réduire l’humain à un bien meuble avec un objectif unique  : l’exploitation aux fins d’enrichissement. Le Code noir de 1685 en est l’expression juridique la plus exacerbée. Enfin, vouloir ouvrir le dossier des réparations, c’est aussi admettre que cette longue période historique a laissé des traces visibles encore aujourd’hui…

Comment ne pas admettre l’évidence pour un État comme Haïti qui a payé jusqu’en 1946 la rançon (et ses intérêts d’emprunt) de 150 millions de francs-or, prix de l’indépendance imposée par ordonnance de Charles X  ?

Finissons par rappeler que la loi Taubira prévoyait de telles réparations dans un de ses articles  : « Il est instauré un comité de personnalités qualifiées chargées de déterminer le préjudice subi et d’examiner les conditions de réparation due au titre de ce crime ». Cette loi Taubira avait un sens global. Elle a été amputée de cet article pour des raisons qui tiennent en partie à la place que la France occupe encore, de manière directe ou indirecte, dans cette partie du monde.

Peux-tu nous exposer certaines des conséquences de cette forme d’exploitation ?

Jean-Paul Dessaux : Cette période est qualifiée de crime contre l’Humanité car, en ce qui concerne le seul continent africain, les estimations et travaux de recherche font état de 15 à 20 millions d’Africains déportés. À ce chiffre, il faut ajouter les victimes décédées sur le sol africain, celles mortes lors du transfert vers les côtes africaines ou vers l’Amérique.

On estime que pour un Africain déporté, il y a eu quatre à cinq fois plus de victimes. Il y a donc eu de 60 à 90 millions de victimes de la traite au long de quatre siècles. Il faut rappeler que le continent africain compte à cette époque une cinquantaine de millions d’habitants. À l’échelle de cette période, le continent africain a été réduit à néant au moins deux fois  ! Il faut aussi se souvenir que des millions d’Amérindiens ont subi le même sort avant l’arrivée des esclaves...

Aux Antilles, ces populations disparaissent presque totalement après l’occupation « institutionnelle  » décrétée en 1635. Aux États-Unis, la population amérindienne passe d’environ 10 millions à la fin du XVe siècle à 250.000 en 1890 ! D’autres chiffrent sont tout aussi éloquents : à Haïti, il y avait plus de 500.000 esclaves au moment de la lutte pour se libérer de l’esclavage.

Et évidemment, aujourd’hui, les traces sont encore visibles. D’autant qu’il faut ajouter à ces quatre siècles d’esclavagisme, les travaux forcés qui ont duré jusqu’en 1946. C’est un aspect souvent méconnu  ! Sûrement parce que cette période est, elle, beaucoup plus récente. Elle permet de faire le lien avec le présent. Il faudra attendre le 11 avril 1946 pour que l’Assemblée nationale constituante adopte l’abolition du travail forcé, en décrétant que « le travail forcé ou obligatoire est interdit de façon absolue dans les territoires d’outre-mer ».

L’exemple de la construction de la ligne de chemin de fer de Brazzaville à Pointe-Noire (un peu plus de 500 km) est le plus connu. La société de Construction des Batignolles (SCB, aujourd’hui Spie-Batignolles) en est le maître d’œuvre aux termes d’une convention signée avec les autorités coloniales de l’Afrique-Équatoriale française. Le chantier fera 17.000 morts  ! Il faut lire l’ancien PDG de la société Spie-Batignolles dans un livre intitulé Une histoire de Spie. Naître et renaître : «  Près de 130.000 personnes participèrent à la construction de la ligne, soit 12 % environ de la population d’hommes adultes des zones soumises au recrutement. […]. À l’issue de ce gigantesque chantier, le Congo était exsangue… »

La ligne Haiphong-Kunming (Indochine), par la même société, entraînera la mort de 12.000 « indigènes ». C’est le mot : des pays exsangues, des populations déportées, massacrées.

Comment croire que cette longue «  nuit noire  » de quatre siècles n’aurait pas laissé de traces  ?! Comment ne pas faire un lien entre l’état économique et social d’Haïti et son passé, notamment la rançon imposée sous peine d’intervention militaire  ? Cette rançon a fini d’être remboursée en 1946. Aujourd’hui, cela représente 21 milliards de dollars... C’est pour cela que nous insistons sur la question des réparations. Le passé est encore présent !

Que peut-on exiger des grandes entreprises qui ont œuvré au commerce triangulaire ?

Jean-Paul Dessaux  : Déjà, qu’elles admettent leur participation à ce double processus de traite négrière et d’esclavagisme. Il est de notoriété que, sans l’aide des banques et sans accès au crédit, les choses auraient été tout autres. Aux époques dont nous parlons, l’accumulation du capital est faible. Les banques ont donc joué un rôle considérable en finançant ces «  voyages triangulaires  » et en s’enrichissant de ce commerce.

Le CRAN, dans ses travaux de recherche, a identifié trois grandes banques. La Banque de France qui, depuis sa création en 1800, a financé toute l’économie française ; le Crédit suisse qui, lui aussi, a joué un rôle important dans cette histoire coloniale ; et Neuflize OBC, banque créée en France et appartenant désormais aux Pays-Bas.

Ces trois institutions financières ont été créées sur des capitaux en bonne partie issus de l’esclavage, et elles racontent une histoire qui montre que le financement de la traite fut un processus européen dans un système de mondialisation déjà largement rôdé. Dans le cadre de notre travail en commun, nous avons repris les questionnaires du CRAN afin de questionner les entreprises en question. Tous les syndicalistes devraient s’en emparer. Des entreprises comme Bank of America, JP Morgan and Chase, Wachovia Bank ont également payé des réparations liées à l’esclavage.

Quels liens entre activité syndicales et réparations de l’esclavage ?

Jean-Paul Dessaux  : L’histoire de l’humanité est pavée de réparations. De ce point de vue, nous n’avons rien inventé. À la suite des guerres, de crimes contre l’humanité, de catastrophes sanitaires, on discute toujours des réparations. C’est une évidence qu’il serait vain de vouloir transformer la société sans prendre en compte que le passé a laissé des traces. Quand vous participez à des campagnes sur les rapports Nord/Sud, les luttes des sans-papiers ou encore la défense des revendications des originaires des « départements d’Outre-mer (DOM) » dans vos entreprises, vous êtes naturellement dans cette histoire.

Je travaille à la Poste avec de nombreux collègues originaires des DOM ou d’Afrique. Quand vous parlez du chlordécone et de la pollution à des collègues antillais, on parle vite de la monoculture de la banane, de la terre, de son appartenance encore majoritaire aux descendants des propriétaires d’esclaves. Des luttes existent actuellement en Guadeloupe autour du foncier : à qui appartient la terre  ? Et à qui profite-t-elle  ? Moralement, économiquement et socialement, ces terres devraient être redistribuées aux populations.

Après le cyclone Dean en 2008, Yves Jego et son gouvernement ont su mobiliser une trentaine de millions d’euros pour reconstruire une filière – la banane – sans que soit posée la question d’un autre mode de production permettant à la fois de satisfaire la demande locale et de mettre fin à la pollution généralisée des Antilles. La finalité de cette subvention publique aurait dû mobiliser de nombreuses forces. Et ça parle à mes collègues quand vous pointez un développement économique différent et que ces derniers attendent une mutation hypothétique à la Poste, aux impôts... C’est un combat qui doit être mené par toutes les forces qui partagent une telle démarche.

Le lien entre ces deux activités vise aussi à casser les barrières entre associations, syndicats, partis, personnalités... Les associations font un travail important et de longue date. Notre travail en commun enrichit de manière réciproque et nous apprenons beaucoup, notamment pour notre activité syndicale. L’enjeu est de construire un front le plus large possible sur cette question séculaire mais toujours d’actualité. Et, en France, cela résonne d’une manière particulière.

Cette question reste taboue. Il suffit de constater le nombre de voix qui s’élèvent chaque année, de droite mais aussi hélas de gauche, pour affirmer qu’il n’y a pas lieu d’ouvrir ce genre de débat. De fait, si la France a été l’une des plus grandes puissances esclavagistes, elle reste encore une puissance coloniale. La qualification de « départements » ou de «  territoires  » n’y change rien. Tout comme l’indépendance des pays d’Afrique n’empêche pas le maintien d’une politique faite d’interventions militaires et économiques pour ses propres intérêts et ceux de grands groupes industriels.

N’oublions pas que notre pays est régulièrement condamné par l’ONU pour avoir organisé un véritable coup d’État référendaire à Mayotte en organisant un second référendum sur cette seule île après celui qui va donner l’indépendance au reste de l’archipel des Comores. N’oublions pas non plus les coups tordus organisés pendant vingt ans dans l’archipel que ce soit par les services secrets ou les mercenaires !

Reconnaître le rôle tenu par la France pendant des siècles sur deux continents – l’Afrique et l’Amérique – pose nécessairement la question du présent pour ces régions. La question de leur statut, bien sûr, mais aussi de leur développement, de la propriété des terres. Il n’y a pas de hasard : s’il y a de tels obstacles en France, c’est parce que l’État entretient encore des relations colonialistes dans toutes les parties du monde ! Comment le mouvement syndical pourrait-il rester à l’écart, sur le bord de la route, face à de tels enjeux ?

Propos recueillis par Violaine (AL Seine-Saint-Denis)

[1Le texte de l’appel, la liste des signataires, ainsi qu’une brochure sont disponibles par exemple sur le site de Solidaires : http://www.solidaires.org

 
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