Lire : Ponthus, « À la ligne, Feuillets d’usine »




Il a poussé la porte de l’agence d’intérim. Et peu de temps après s’est retrouvé «  à la ligne  » (de production) dans une usine de conditionnement de crustacés, puis dans un abattoir, vers Lorient.

Joseph Ponthus ne trouvait pas de boulot dans son secteur d’origine – le travail social – et, pour lui qui n’avait jamais été travailleur manuel, l’usine a été un choc physique, moral, existentiel même. Comme beaucoup, il a tenu plusieurs années à coups d’antidouleurs, mais aussi de dérives rêveuses l’emportant loin des gestes répétitifs. Cette rêverie, on la retrouve tout au long de son livre, dont les chapitres sont rédigés comme de la poésie en prose, mêlant récit du quotidien et observation politique. L’écriture peut être par moments intensément incarnée, alourdie du poids des carcasses, engourdie par le froid, saturée de l’odeur du sang... et puis soudain glisser dans l’apesanteur, s’alléger, surplomber la scène avec détachement.

Un extrait éloquent – parmi tant d’autres – raconte la nuit hallucinée, frénétique, à l’approche des ripailles de fin année, d’une équipe déchargeant des palettes de bulots.

«  Ce 23 décembre / Nuit d’apocalypse bulotesque / Plus de cinq semaines que nous sommes au turbin / Six jours du sept / Les rumeurs de l’usine dans la semaine avaient été folles / Contradictoires / Travaillerons-nous le samedi 24 / Trêve de Noël / Un coup c’était oui / Un coup non / Le matin de la nuit du 23 il se dit que si nous passons quinze tonnes de bulots dans la journée / On aurait notre samedi / Mais ce ne sont que des rumeurs / Accord implicite de notre équipe de trois / Le repos plutôt qu’une journée payée / Les proches plutôt que les poches / Alors on attaque / Comme des furieux / Au-delà de la fatigue / On y est / On enrage contre le moindre arrêt de la ligne / On ne compte même pas sur l’équipe d’après pour finir le travail / On raccourcit chacun sa pause d’un quart d’heure / On sait que c’est peut-être en vain et qu’on devra revenir demain / On sait que c’est peut-être une ruse du patron et qu’on aura notre samedi de toute façon / Mais on s’en fout / Plus de treize tonnes sur quinze / On a passé plus de treize tonnes de bulots à trois en huit heures / On se marre / Se tape dans les mains / Se tombe dans les bras / « À lundi » / Dit le chef / On a gagné une guerre contre le bulot et nous-mêmes un vendredi 23 décembre 2016 / Les deux jours de Noël seront les plus précieux du monde / Et les plus rapides / À peine le temps du repas de famille dominical / Qu’il faut rentrer après le café / Demain l’embauche est si tôt. »

Quand il était travailleur social, Joseph Ponthus avait publié, sur Article11.info, de magnifiques billets tirés du quotidien d’une cité déshéritée en banlieue parisienne. On y trouvait déjà ce style très épuré, allant droit au but. À l’essentiel.

Guillaume Davranche (AL Montreuil)

  • Joseph Ponthus, À la ligne. Feuillets d’usine, La Table ronde, 2019, 272 pages,
    18 euros.
 
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