Lire : Bihr, « La marche de l’Europe occidentale vers le capitalisme »




Dans le deuxième tome de sa trilogie historique, Alain Bihr étudie le lent glissement d’un « protocapitalisme  » encore marqué par la féodalité au capitalisme tel que nous le connaissons.

Le premier tome du Premier Âge du capitalisme d’Alain Bihr, paru en septembre 2018 (voir Alternative libertaire de septembre 2018), explorait méthodiquement l’expansion commerciale et coloniale européenne qui débute au XVe siècle. Ce deuxième tome aborde, de façon tout aussi complète, les transformations qui font du continent européen celui où émergent des sociétés structurées sur la base des rapports capitalistes de production, entre 1415 et 1763.

En attendant un tome 3, qui conclura ce Premier Âge du capitalisme, Alain Bihr nous invite à explorer les multiples transformations de ces sociétés européennes, en s’appuyant sur les analyses de Marx quant à l’origine du capitalisme. Bien que cette question ait été déjà très souvent traitée, le récit est ici d’autant plus éclairant que les concepts sont clairement définis et toujours mis en rapport avec leurs manifestations concrètes dans les sociétés européennes. Ce travail permet de sortir de la confusion et des légendes libérales qui entourent les origines du capitalisme, comme cette idée reçue selon laquelle il se serait construit spontanément par la simple action d’individus à la recherche de leurs intérêts particuliers. En attendant le tome 3, qui conclura ce Premier Âge du capitalisme, Alain Bihr nous invite à explorer les multiples transformations de ces sociétés européennes, en s’appuyant sur les analyses de Marx quant à l’origine du capitalisme. Bien que cette question ait été déjà très souvent traitée, le récit est ici d’autant plus éclairant que les concepts sont clairement définis et toujours mis en rapport avec leurs manifestations concrètes dans les sociétés européennes.

Pourtant les États européens ont joué un rôle non négligeable dans ce processus, alors même que leur doctrine économique mercantiliste semblait a priori bien éloignée des besoins du capitalisme : la volonté de réduire autant que possible les importations et de favoriser les exportations pour s’enrichir aux dépends des pays voisins ne favorise pas particulièrement le capital marchand.

L’expropriation des paysans

Paradoxalement, c’est ce souci d’assurer une balance commerciale excédentaire qui va conduire à préconiser toute une série de mesures propres à assurer le développement du capital industriel, dans le but d’améliorer la compétitivité des produits agricoles et industriels dits nationaux  : «  il se développe une économie politique et une politique économique centrées sur la croissance et le développement des forces productives, exaltant l’esprit d’entreprise, en s’en prenant à toutes les formes d’oisiveté, tant nobiliaire que populaire  ». Non seulement les États ont été des outils indispensables pour les bourgeoisies qui cherchaient à transformer les vieilles sociétés féodales, mais c’est aussi le contexte de rivalités et d’affrontements quasi-permanents entre les États européens qui a favorisé le développement de ce capitalisme. Donc, loin de la légende libérale, le capitalisme est redevable à l’État, à la guerre et notamment à la forme absolutiste des monarchies !

De même, la mise en place des rapports capitalistes de production ne s’est pas faite «  naturellement  », par la volonté de marchands enrichis grâce au commerce colonial d’employer leurs concitoyens trop pauvres pour travailler à leur compte. Il s’agit plutôt d’un choix délibéré de la bourgeoisie d’imposer le détachement des paysans de leur terre (qui devient alors un bien échangeable sur le marché) pour les contraindre à vendre leur force de travail. Et ce choix passera aussi bien par des attaques sur les droits des paysans (glanage, pâtures...) que par la «  contrainte au travail salarié  » (répression du vagabondage, le travail forcé...)

Le capitalisme est un système global

Mais l’analyse d’Alain Bihr évite aussi la caricature marxiste de classes sociales monolithiques en lutte pour l’émergence du capitalisme ou le maintien du féodalisme. Alors qu’une partie de la bourgeoisie enrichie par le commerce lointain s’intègre à la noblesse en s’achetant des charges ou des domaines, une partie de la haute noblesse n’hésite pas à investir dans les activités commerciales ou industrielles florissantes. Les jeux complexes des différentes couches de la bourgeoisie et de la noblesse expliquent le rôle, plus ou moins révolutionnaire ou au contraire conservateur, des unes et des autres. L’exemple des différentes révolutions bourgeoises de cette période démontre bien que les couches de la bourgeoisie marchande les plus intégrées aux élites des monarchies feront souvent un choix contre-révolutionnaire, de même d’ailleurs que les petites bourgeoisies artisanes, protégées par le système des corporations. Alors que les classes populaires (paysanneries, protoprolétariat...) soutiennent ces révolutions bourgeoises en espérant réduire le poids des droits seigneuriaux, leurs objectifs sont en fait diamétralement opposés à ceux de la bourgeoisie marchande, qui espère détruire les droits collectifs sur la terre et instaurer un marché capitaliste de la terre. Ces révolutions bourgeoises ne sont d’ailleurs pas de simples applications d’un programme bourgeois préalable. Elles ont leur logique révolutionnaire propre, qui permet l’expression de revendications populaires bien au-delà des intentions bourgeoises, et provoque parfois des revirements ou des changements d’alliance.

En prenant en compte les complexités des orientations religieuses dans les différents États européens, Alain Bihr relativise le rôle du protestantisme dans l’esprit du capitalisme, parfois considéré, après les travaux de Weber, comme condition essentielle du capitalisme. En plus de ce comportement capitaliste, de nombreux chapitres sont consacrés à l’émergence de la figure de l’individu «  libre  » (libéré des attaches interpersonnelles de la période féodale), à la construction d’un État moderne, un État de droit où l’organisation politique et juridique se rationalise pour permettre au capital de lever les obstacles et les limites à sa valorisation.

Cette période, qu’Alain Bihr nomme le protocapitalisme, est, dans tous les domaines, une transition de trois siècles où les conditions d’existence du nouveau monde capitaliste s’imposent progressivement dans un ancien monde où les caractéristiques féodales subsistent encore largement.

Cette étude détaillée, qui va des premières automatisations industrielles aux évolutions des livres de compte, en passant par celles de la structure familiale (et beaucoup d’autres aspects), donne une vision à la fois plus claire et plus subtile des origines du capitalisme, mais aussi de sa nature.

Bernard Gougeon (SUD-Educ 81)

  • Alain Bihr, Le Premier Âge du capitalisme (1415-1763). Tome 2 : La marche de l’Europe occidentale vers le capitalisme, Éditions Page 2 & Syllepse, mars 2019, 808 pages, 30 euros.
 
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