Entretien

Philippe Azéma : «  A la Réunion, il n’existe aucune démocratie interne  »




Au-delà de l’image d’Épinal de paradis terrestre, La Réunion c’est surtout un bout de territoire français en prise régulière avec des convulsions populaires qui témoignent d’une situation sociale particulièrement précaire, comme dans les autres confettis de l’empire colonial, de la Guyane à la Kanaky.

Enseignant, Philippe Azema, 58 ans, est une figure connue du mouvement social réunionnais. Issu d’une très ancienne famille réunionnaise dont une branche s’est établie à Madagascar à la fin du XIXe siècle, il a passé son enfance sur la Grande Ile. Militant à la LCR de 1973 à 1986 en France, puis en Nouvelle-Calédonie au sein du FLNKS, il a été très marqué par le massacre d’Ouvéa en 1988. En 1992, il est revenu s’établir dans le pays de ses origines, La Réunion, où il milite au syndicat Snes-FSU. De 2002 à 2009, il a été un des animateurs du Mouvement pour une alternative réunionnaise à l’ordre néolibéral (Maron)  [1].

AL : L’île de La Réunion était en proie encore en février dernier à des révoltes liées à l’extrême précarité dans laquelle vit une partie importante de la population. Peux-tu préciser cette situation sociale et les contradictions de cette société réunionnaise ?

Philippe Azema : De par sa situation coloniale, La Réunion n’a jamais connu un développement capitalistique «  traditionnel  »  : il n’y a jamais eu cristallisation d’une bourgeoisie nationale. La bourgeoisie locale qui existe évidemment s’est toujours conçue comme un prolongement de la bourgeoisie française s’y liant étroitement (mariages, études...). Un exemple parmi d’autres  : Raymond Barre ancien premier ministre de Giscard d’Estaing.

Le mouvement communiste local, dominé par la personnalité de Paul Vergès a toujours, conformément à la vision étapiste du stalinisme, « couru » derrière l’illusion d’une bourgeoisie nationale entraînant le mouvement ouvrier dans une recherche d’alliance inter-classiste qui a empêché le développement de notre île. 

D’où une situation assez voisine de Porto Rico  : nous sommes une île pauvre dont les habitants sont «  riches  ». Les transferts sociaux fortement accrus à partir de la période Debré ont eu pour fonction d’acheter la paix sociale mais ont conduit à la constitution d’une caste bourgeoise installée sur les privilèges de l’import/export, d’un marché captif et d’une faiblesse intrinsèque des institutions dites démocratiques (corruption, clientélisme...).

Cela fait que la bourgeoisie locale est totalement parasitaire, beaucoup plus assistée que l’ensemble de la population (toutes les lois de défiscalisations, les dérogations multiples...) et en fait incapable même du point de vue du capital. Le résultat est une masse énorme de chômeuses, de chômeurs et de précaires, certainement plus de la moitié de la force de travail, mais aussi des salaires faibles, des conditions de travail dégradées...

La réalité coloniale reste-t-elle prégnante dans la Réunion contemporaine  ?

Philippe Azema : J’ai répondu en partie sur le terrain économique et social. Mais les conséquences sociologiques et psychologiques sont désastreuses  : notre île vit dans le déni. Nous ne voulons pas voir d’où nous venons et où nous sommes situés. Contrairement à l’évidence, la parcelle de France que nous sommes censés être a honte de ce qu’elle est, honte de la langue, honte de son histoire, honte de son éloignement géographique par rapport à «  la mère patrie  ». Il importe d’être plus français que les Français, de nier notre composante africaine, de n’avoir aucun lien suivi avec les pays de notre zone (Madagascar, Maurice...). L’impact de ce déni est fondamentalement corrosif pour les individus et notre collectivité. Il s’agit bien d’une prégnance actuelle du colonialisme.

A propos du mouvement social dans l’île, peux-tu nous dresser un tableau des forces vives de la résistance syndicale, politique et sociale à la Réunion  ?

Philippe Azema : Très vaste sujet encore. Pointons simplement que le «  colosse au pied d’argile  », le Parti communiste réunionnais (PCR) s’effondre aujourd’hui après avoir dominé la vie politique pendant un demi-siècle. Il vient de subir une scission de première grandeur à la suite du départ d’Huguette Bello qu’ont suivi de nombreux cadres et élus du PCR. Mais cette scission se situe sans rupture programmatique franche. Huguette a certes de nombreuses qualités personnelles et elle est assez proche du mouvement social mais pour autant elle ne remet pas réellement en cause les éléments fondamentaux de notre sujétion et son mode de fonctionnement reste profondément marqué par ses 30 années passées au PCR. 

Cela dit, certaines possibilités vont s’ouvrir dans les années à venir. Le mouvement syndical est relativement consistant mais a raté le coche par exemple en 2009 avec le Collectif des organisations syndicales et politiques de La Réunion (Cospar) faute d’une orientation de rupture solide. Le Cospar avait été créé en écho avec le Liyannaj Kont Pwofitasyon (LKP) antillais.

La CGTR (le syndicat majoritaire dans l’île) est liée historiquement au PCR. Est-ce toujours le cas  ? Des tendances plus combatives apparaissent-elles en son sein  ?

Philippe Azema : On ne peut pas parler de tendances à la CGTR  ! Par contre, la mainmise du PCR sur l’organisation syndicale s’est considérablement affaiblie depuis vingt ans. Yvan Hoareau, actuel secrétaire départemental a pris des positions contradictoires avec celles de Vergès depuis longtemps sur à peu près tous les sujets économiques.

Au moment du Cospar, la logique syndicale s’est imposée contre celle du PCR sur la notion d’emplois aidés sans statut que promeut Vergès depuis longtemps. Par contre, il y a un accord qui subsiste pour que soit maintenue la paix sociale. L’activité syndicale ne doit pas déboucher sur des affrontements majeurs avec l’État. D’où le recul de 2009 ou l’ambiguïté constamment maintenue sur la nécessité de la négociation.

En réalité, la direction de la CGTR, même si peut apparaître comme plus combative que la CFDT par exemple, n’est pas prête à s’engager sur le terrain de la grève générale. On s’en est rendu compte lors de la longue grève fonction publique de 2003 qui a pourtant duré 45 jours. En fait, l’écart s’est creusé avec le PCR mais c’est au profit d’un alignement inconditionnel sur la direction nationale de la CGT. Hormis quelques camarades de LO et de notre mouvance, il n’existe aucune opposition interne, ce d’autant moins qu’il n’existe aucune démocratie interne.

Peux-tu revenir sur l’expérience du mouvement Maron ?

Philippe Azema : Le Mouvement pour une alternative réunionnaise à l’ordre néolibéral (Maron) a tenté de faire la jonction entre la question coloniale et l’anticapitalisme et entre les militantes et militants de ces deux courants. Nous avons beaucoup élaboré et beaucoup milité jusqu’à la création en 2008 du NPA-Réunion.

Mais force est de reconnaître notre échec. Il est dû entre autres à l’offensive du PCR à notre encontre, à notre incapacité à pénétrer réellement les milieux populaires qui sont très dispersés et atomisés (pas de grosses boîtes...) et également à l’évolution très négative de la situation en France qui a fortement pesé. Les deux passages de Mélenchon à la Réunion durant la campagne présidentielle ont joué un rôle très négatif. Le capital militant et d’élaboration demeure, mais pour l’instant nous sommes en stand-by.

Le mot de la fin, Philippe ?

Philippe Azema : Nou larg pa  !  On ne lâche pas  »)

Propos recueillis par Jérémie Berthuin (AL Nîmes)

[1Le nom est en référence au esclaves marons des XVIIIe et XIXe siècles, qui s’évadaient et se réfugiaient dans l’intérieur des terres pour échapper aux sbires envoyés à leurs trousses.

 
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