Anthropologie : Les Iroquois avant la domination masculine




La division sexuée du travail, apparue aux premiers âges de l’humanité, explique-t-elle, à elle seule, l’existence de la domination des hommes sur les femmes, comme l’expriment certains courants féministes ? Il y a trente ans, une anthropologue féministe et marxiste, Eleanor Burke Leacock, apportait un point de vue différent.

Par ses études sur les sociétés indiennes d’Amérique du Nord, l’anthropologue féministe et marxiste Eleanor Burke Leacock (1922-1987) a apporté une contribution à la connaissance de l’origine de l’inégalité entre les hommes et les femmes. Dans la société iroquoise antécoloniale, elle a en effet constaté que « l’égalitarisme initial de la société humaine incluait les femmes », malgré une division sexuée du travail. Lors de l’invasion européenne, au XVIIe siècle, écrit-elle dans son principal ouvrage, Myths of Male Dominance (Monthly Review Press, 1980), les Iroquois « vivaient dans des villages de 2000 habitants et plus et étaient jardiniers ou chasseurs. Les femmes cultivaient […]. Les hommes chassaient […]. Les deux sexes travaillaient ensemble à la construction des longues-maisons permanentes […] habitées par environ vingt-cinq familles […]. Les familles qui [y] vivaient en face l’une de l’autre utilisaient le même feu et des séparations délimitaient les zones de sommeil de chaque famille ».

Contrôle féminin de l’économie

« Les Iroquois pratiquaient la descendance matrilinéaire, pratique commune parmi les peuples cultivateurs, et les droits d’usufruit sur les terres du clan passaient de mère en fille. En général, un homme venait habiter dans la famille de son épouse à son mariage et il pouvait être renvoyé chez lui s’il lui déplaisait. Les matrones de la longue-maison contrôlaient la répartition de la nourriture et des autres marchandises qui assuraient le bien-être du groupe ; elles nommaient et pouvaient révoquer les sachems ou chefs qui représentaient chaque tribu au Conseil de la Confédération […]  ». « Femmes et hommes en nombre égal occupaient les fonctions de “gardiens de la foi”, personnes d’influence qui admonestaient les autres pour les infractions morales […]  ».

Une autre chercheuse nord-américaine, Judith Brown, citée par Eleanor Burke Leacock, montre que le groupe social des femmes pouvait choisir de soutenir ou de combattre une proposition d’expédition guerrière en mettant ou non à disposition les fournitures nécessaires, établissant ainsi leur contrôle sur le groupe dans son ensemble.

Bouleversement à l’époque coloniale

Pourtant, lorsque l’anthropologue Lewis Henry Morgan rédigea sont étude League of the Ho-De-No-Sau-Nee or Iroquois, publiée en 1861, il décrivit une situation où « les indiens considèrent les femmes comme inférieures, dépendantes et servantes des hommes » et où, « par éducation et habitude, elles se considèrent elles-même ainsi ». Entre temps, dit Leacok, « le commerce des fourrures [avait permis] à des entrepreneurs indépendants économiquement de se détacher de leurs responsabilités envers leur propre peuple », sapant le « communisme pratiqué auparavant par les familles partageant une longue-maison, processus encouragé par l’enseignement des missionnaires et la politique du gouvernement ». Le contrôle des femmes sur la longue-maison fut remplacé par leur dépendance à l’égard d’un mari gagnant le revenu du ménage dans le contexte d’une famille restreinte. Les dortoirs collectifs où les adolescentes vivaient et faisaient la cour à leurs amoureux avaient disparu. La chasteté avait été enjointe aux femmes non mariées, et le fouet en public institué pour les femmes adultères.

« La transformation d’une société égalitaire en sociétés bâties sur l’inégalité et la stratification n’a pas été due à une combinaison psycho-biologique de conduites dominatrices et de pression démographiques », juge Eleanor Burke Leacock. «  Au contraire, un processus social profond – le partage – a déclenché le changement, la transformation du partage en troc, qui s’est développé par la suite en commerce systématique et en spécialisation du travail qui éventuellement a mené à l’innovation de pouvoir et de biens détenus individuellement […]  ». « Il transforme enfin de compte l’entière structure des relations humaines, de l’égalité des groupes communautaires à l’exploitation dans des sociétés économiquement différenciées […].  » « Simultanément, la base de l’oppression des femmes se mettait en place, dans la mesure où le groupe communal familial s’est amoindri à cause des liens économiques et politiques conflictuels. À sa place, les familles individuelles sont apparues. Dans celles-ci, la responsabilité d’élever les générations futures était placée sur les épaules des parents individuels. Par ce fait, aussi, le rôle public des femmes (et par conséquent sa reconnaissance publique) se transforma en service privé (d’où perte de l’estime publique) ».

Bien sûr, décrire une société ne signifie pas l’ériger en modèle. La division sexuée du travail, chez les Iroquois comme ailleurs, assignait à chaque personne un rôle social limitant sa liberté de vivre, d’aimer, de travailler et de s’exprimer.

Dégradation du statut social des femmes

De plus, les faits décrits concernent un cas particulier : celui d’une société sans classes sociales déstabilisée par la colonisation. Le processus qui a abouti, par exemple, dans les sociétés européennes, à l’instauration du patriarcat était nécessairement différent.

Mais cette étude prête à réflexion. La division sexuée du travail y apparaît comme un facteur nécessaire à l’apparition de la domination sur les femmes. Sans celle-ci, les femmes n’auraient pas été exclues du commerce des fourrures et donc de l’enrichissement d’une partie de la communauté iroquoise.

Mais cette division du travail n’a pas, à elle seule, abouti à l’instauration d’une domination sur les femmes. Le passage d’un « groupe communal familial » à la « famille individuelle » semble avoir été, par l’enfermement de la femme dans la sphère du privé, la clé de la dégradation du statut social des femmes.

L’apparition simultanée de l’enrichissement d’une minorité, de la privatisation de ressources économiques et de la famille individuelle souligne l’interdépendance des divers processus de domination. Sans la notion de famille individuelle, il n’y a pas plus de possibilité d’héritage - donc de transmission des inégalités sociales – que d’asservissement des femmes. Si l’égalité économique et l’abolition des classes sociales ne sont pas en soi des garanties pour faire disparaître la domination sur les femmes [1], elles en restent des conditions nécessaires. Les deux combats ne sont donc ni confondus, ni totalement indépendants.

Les mécanismes qui ont abouti à la domination patriarcale, tels que décrits par Eleanor Burke Leacock, nous rappellent l’importance de l’autonomie économique des femmes et du refus de leur enfermement dans la cellule familiale.

Jacques Dubart (AL Agen)

[1Lire à ce sujet « Les Saras, une société sans classes et sans État » dans AL de l’été 2008.

 
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