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Syrie : La gauche kurde à l’heure de vérité




Alors que l’opposition armée est sur le déclin et Daech provisoirement éliminé, les tractations diplomatiques s’intensifient pour décider de l’avenir du pays. Sans attendre leurs résultats, la fédération cons­tituée de facto sur les terri­toires libérés doit relever plusieurs enjeux économiques et démocratiques.

Depuis la chute de Raqqa et de Deir Ez-Zor, la guerre civile syrienne est entrée dans une nouvelle phase. Le niveau de violence a considérablement baissé dans le pays, désormais divisé entre trois acteurs rivaux.

  • Primo, le régime Assad avec ses parrains russe et iranien, a repris confiance.
  • Secundo, la rébellion armée, sans unité, lâchée par ses soutiens turc, états-unien, européen et saoudien, est circonscrite à quelques régions dans l’ouest.
  • Tertio, la coalition arabo-kurde des Forces démocratiques syriennes (FDS), qui a soutenu l’essentiel des combats contre Daech avec l’appui de Moscou et de Washington, cherche à jouer sa carte.

Les FDS tiennent désormais toute la Syrie à l’est de l’Euphrate et y éliminent les dernières poches djihadistes, avec l’appui de forces spéciales états-uniennes et françaises. De l’autre côté du fleuve : l’armée de Bachar el Assad, ses chaperons russes et les troupes coordonnées par Téhéran : Hezbollah, troupes iraniennes et mercenaires afghans. Quelques accrochages armés ont déjà eu lieu autour de Deir Ez-Zor mais, tant que Russes et Américains seront sur place, la « paix armée » continuera certainement de prévaloir.

Des miliciennes des YPJ sur la ligne de front contre l’Etat islamique, dans la région de Serê Kaniyê (Ras Al-Aïn), en 2014. © Yann Renoult

La Russie favorable à un État fédéral

Comment, à présent, terminer la guerre ? Après un an et sept rounds de pourparlers à Astana et à Sotchi, le trio Moscou-Ankara-Téhéran, qui préside désormais aux destinées de la Syrie, rapproche peu à peu ses vues sur la transition politique et un maintien (provisoire ?) de Bachar el Assad au pouvoir.

Le principal point d’achoppement, c’est finalement le Kurdistan syrien (Rojava), dont le sort divise les partenaires. Damas, Ankara et Téhéran le rayeraient volontiers de la carte, s’il n’y avait la présence dissuasive d’unités militaires russes à Afrîn, et états-uniennes à Kobanê et dans la Cizîrê.

Le néosultan Erdoğan a mis l’Anatolie à feu et à sang depuis l’été 2015 pour écraser l’intifada kurde. Les tanks turcs occupent aujourd’hui le nord de la Syrie, ont quasiment encerclé le canton d’Afrîn et le menacent régulièrement d’invasion.

Lire la critique du livre d’Olivier Grojean, La Révolution kurde. Le PKK et la fabrique d’une utopie.

Damas et son parrain iranien sont dans la même disposition d’esprit. Depuis l’été 2017, les médias pro-iraniens sont sortis de leur réserve et se répandent en calomnies contre les YPG et les FDS, accusés d’être manipulés par la CIA, par le Mossad – une rhétorique classique au Moyen-Orient –, mais aussi de faire du nettoyage ethnique et d’être complices de Daech, ce qui ne manque pas de piquant ! [1].

En réalité, ces trois régimes nationalistes ne peuvent supporter qu’un peuple historiquement subalterne, entende désormais faire respecter ses droits. En conséquence, Ankara et Téhéran bloquent toujours l’invitation du PYD aux pourparlers d’Astana et de Sotchi sur l’avenir de la Syrie [2].

La Russie, au contraire, juge que l’inclusion de la gauche kurde est nécessaire au succès d’un éventuel processus de paix, et prône une fédéralisation de la Syrie, respectant l’autonomie du Kurdistan, voire des régions à l’est de l’Euphrate [3]. Les États-Unis y seraient également favorables, car cela leur permettrait de conserver des bases militaires dans la région, à toutes fins utiles – la lutte antidjihadiste certes, mais aussi l’endiguement de ­l’Iran, devenue l’obsession de l’axe Riyad-Washington-Tel Aviv.

Du point de vue de la gauche kurde, les options sont donc restreintes : il y a des impérialistes qui veulent la détruire, et des impérialistes qui veulent l’instrumentaliser. C’est un non-choix, et il est lourd de dangers.

Pendant que les diplomates s’activent loin de la Syrie, la gauche kurde donne donc la priorité à la consolidation du confédéralisme démocratique sur les territoires libérés. Cela signifie amener la population locale à y participer, ce qui est un enjeu immense.

La Fédération démocratique de Syrie du nord en décembre 2017 (cliquer pour agrandir)

Avancer avec et malgré les féodaux

Rappelons que le projet du PYD et de ses milices YPG-YPJ n’est pas l’indépendance du Kurdistan, mais un système confédéral qui associerait toutes les composantes ethno-confessionnelles de la Syrie sur la base d’un « Contrat social » aux accents progressistes.

En décembre 2016 a été constitué la Fédération démocratique de Syrie du Nord, qui comprend les trois cantons kurdes historiques – Afrîn, Kobanê, la Cizîrê – et un quatrième canton majoritairement arabe, celui de Shahba, qui a élu son auto-administration en mars 2016. Ce quatrième canton, dont la ville principale est Manbij, est actuellement coupé en deux par la zone d’occupation turque.

Les zones libérées plus au sud – Raqqa, Deir Ez-Zor, la vallée de l’Euphrate – n’ont pas encore été constituées en cantons, n’ont pas procédé à des élections, et n’ont pas été intégrées à la fédération. Elles sont sous l’administration provisoire des FDS et de conseils locaux. Le conseil civil de Raqqa, par exemple, inclut des militantes et des militants locaux tout juste rentrés d’exil, mais surtout... des cheikhs et autres chefs tribaux.

Une situation paradoxale pour la gauche kurde, forcée de composer avec des gens qui jadis collaboraient avec le régime El Assad, puis ont pactisé avec Daech. À présent, ils s’accommodent de ces miliciennes et miliciens kurdes qui doivent leur sembler tombés d’une autre planète avec leur « contrat social », leurs communes dé­mocratiques et leur égalité hommes-­femmes. Difficile de les contourner vu leurs poids local, mais il ne fait aucun doute que ces chefs féodaux retourneront leur veste à la première occasion.

L’enjeu est donc d’appuyer le développement local d’une gauche qui adhère au ­projet du confédéralisme démocratique, comme cela s’est fait dans le nord de la Syrie avec la naissance, en septembre 2014, de l’Alliance na­tionale démo­cratique syrienne (TDWS) [4], dont plusieurs représentant.es ont été élu.es dans l’auto-administration du canton de Shahba.

La liste du TDWS aux élections aux conseils locaux du canton de Shahba, en décembre 2017. Le confédéralisme démocratique gagne l’adhésion de la population arabe.

C’est un signe, parmi d’autres, d’une adhésion croissante au confédéralisme démocratique parmi la population non kurde du Rojava. Quant à l’opposition kurde, elle s’est nettement atténuée. Courant 2016, plusieurs petits partis ont pris leurs distances avec le PDK – le parti « libéral-féodal » de Massoud Barzani, au Kurdistan d’Irak – et ont cessé de boycotter les institutions confédérales.

Pourtant, certains événements inquiètent. Ainsi, le 4 novembre, à Manbij, plusieurs dizaines de commerçants ont mené une ­grève de protestation contre le recrutement obligatoire – chaque famille doit envoyer un fils dans les forces armées. Les miliciennes et les miliciens du PYD sont accusés d’avoir essayé de briser la grève en rouvrant de force des magasins, et d’avoir arrêté plusieurs protestataires qui arboraient des banderoles hostiles aux FDS [5]. La menace Daech étant à présent écartée, la conscription passe mal. Et elle ne passera pas mieux avec des méthodes autoritaires.

Dans une école de Qamişlo, en 2014. Après des décennies d’interdiction par le régime nationaliste, les habitantes et les habitants du Rojava savent parler la langue kurde, mais pas l’écrire. © Yann Renoult

Toujours pas d’autonomie énergétique

Mais le principal problème reste le manque d’autonomie économique du Rojava. La région vit toujours sous embargo turc ; les échanges avec le régime de Damas et avec l’Irak sont précaires. Damas, qui verse toujours les salaires des fonctionnaires, a supprimé ceux de la plupart des enseignant.es, sous prétexte que les écoles du Rojava, désormais bilingues et appliquant une pédagogie différente, sont « antinationales ».

La filière agricole (blé, coton, maraîchage) se porte bien, mais la production énergétique est à la ­peine. Les barrages hydroélectriques de Tichrine et surtout de Tabqa tournent en sous-régime, parce qu’ils ont été endommagés par Daech, mais surtout parce que la Turquie, qui contrôle l’Euphrate en amont, a délibérément divisé par trois le débit du fleuve.

Enfin, la région, qui dispose de puits pétroliers, mais pas de raffinerie, souffre d’une pénurie de carburant [6]. Plus généralement, la question des hydrocarbures engage l’avenir. Alors que la gauche kurde dit vouloir bâtir une économie écologique et autonome, que faire des champs pétrolifères de l’Est syrien ? Leur exploitation pourrait rapporter rapidement les devises nécessaires à la reconstruction du pays. Mais, pour obtenir la logistique, il faudrait accepter l’intrusion des multi­nationales pétrolières [7]… et la corruption massive qui va avec. En la matière, le Kurdistan d’Irak, dirigé par le PDK de Massoud Barzani, constitue un contre-modèle.

Guillaume Davranche (AL Montreuil)

Extraction pétrolière dans la région de Dêrik. © Yann Renoult
Le Rojava ne dispose que de raffineries artisanales (ici, près d’Hassakê), ce qui cause un surcroît de pollution. © Yann Renoult

[1Le site web Voltairenet.org est le principal canal francophone de l’État iranien. Pour celles et ceux qui douteraient des talents de fabuliste de son patron, le charlatan Thierry Meyssan, il ne faut pas rater ses articles où il explique que Saleh Moslim, le coprésident du PYD, est en fait un « espion » d’Erdoğan. Tous deux veulent créer un État kurde en Syrie afin que la Turquie y déporte sa population kurde. Ce plan diabolique aurait été conclu lors d’une « réunion secrète » à l’Élysée, avec la complicité de François Hollande, en pleine bataille de Kobanê !!

[2« Syrie : le report de Sotchi, révélateur des obstacles que doit surmonter Moscou », L’Orient-Le Jour, 18 novembre 2017.

[3« Le texte du projet de constitution syrienne proposé par la Russie révélé », Sputnik, 26 janvier 2017.

[4Son site web : Twds.info.

[6Mireille Court & Chris Den Hond, « Une utopie au cœur du chaos syrien », Le Monde diplomatique, septembre 2017.

[7Certains émissaires russes, américains et français (Total) sont déjà à l’aguet à Qamişlo, selon le témoignage de Raphaël Lebrujah (Initiative pour un confédéralisme démocratique).

 
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