Histoire

1909-1927 : la révolte du Rif secoue le joug colonial




Entre 1909 et 1927, une guerre berbère a dissipé l’ego colonialiste et sa supériorité technologique. C’est le début de la fin pour le parti colonialiste.

L’occident, dans son entreprise «  civilisationnelle  » en Afrique occupe les terres, déséquilibre les milieux naturels, massacre les populations locales. Celles qu’elle ne peut exterminer ou réduire sont déshumanisées, infantilisées et exploitées, corrompues, violées, humiliées… Pourtant, à partir de 1921, Muhend mmis n Ɛebdkrim  [1], un berbère du Rif marocain, va mener une guérilla acharnée contre les occupants espagnols et français, qui inspirera autant le FLN algérien que le général Giap dans son encerclement de Dien Bien Phu.

Pour les géographes, le Rif est la partie septentrionale du Maroc s’étendant du littoral méditerranéen frontalier de l’Algérie jusqu’à l’Atlantique. Mais, les Rifaines définissent autrement leur territoire  : «  la côte orientale méditerranéenne et les montagnes intérieures autour de la ville d’Al Hoceima  ». C’est-à-dire le territoire où vingt-neuf tribus rifaines forment un ensemble socio-ethnique berbère bien affirmé, défini notamment par le fait qu’on y parle le rifain ou «  tarifit  », continuum géolinguistique de variété berbère.

Le Rif aiguise les appétits européens dès 1800, début de la période coloniale. C’est d’abord le regard des scientifiques qui s’y intéresse et veut comprendre ce territoire rebelle qui tourne le dos autant à l’Europe qu’aux pouvoirs politiques existant en Afrique du Nord, préférant conserver sa propre organisation sociale et politique.

Mieux on connaît un territoire et ses habitants, mieux on arrive à le soumettre et à le coloniser  ! Le Rif est moins connu à cause de l’image «  négative  », «  primitive  », «  sauvage  » véhiculée par les récits des explorateurs européens, décourageant les voyageurs d’y pénétrer. En 1899, les Instructions nautiques du Service hydrographique de la Marine informent que  : «  les habitants de la côte du Riff sont plus sauvages et moins soumis aux autorités marocaines que ceux de la province de Tétouan, et les navires qui approchent la côte à l’Est de l’Ouaringa ne doivent le faire qu’avec prudence. Il est malheureusement assez fréquent que des bâtiments à voiles y soient attaqués et pillés  ». Cette information fait référence à la piraterie pratiquée par les tribus rifaines vers la fin du XIXe siècle.

Ces récits ne cherchent pas à comprendre les raisons de cette attitude farouche envers les étrangers mais se contentent de diffuser cette image négative, très ethnocentrique du Rif. On peut avancer deux explications. Les côtes rifaines subissent les attaques de la piraterie espagnole dès le XVIe siècle, causant beaucoup de ravages, d’où la probable réclusion des Rifaines dans les montagnes et l’absence de centres urbains. Une seconde explication est à trouver dans une méfiance historiquement fondée à l’égard des tentatives de conquête et de domination.

Les travaux anthropologiques ultérieurs n’ont fait que refléter cette vision colonialiste, schématisant la société rifaine selon une dichotomie  : honneur/baraka, pouvoir local/pouvoir central, bled Makhzen/Aripublik  [2] qui ne saisit pas la complexité de la dynamique politique, sociale et économique rifaine, et néglige l’ampleur des données historiques précoloniales. La vie politique et sociale rifaine s’organise d’abord à un premier niveau de fraction tribale, puis tribal. C’est à ce premier niveau que se répartissent terres et pouvoir, selon des institutions de type «  républicain  »  [3]. A fortiori, une certaine démocratie de «  paysans pourvus  » caractérise la gestion des affaires politiques, sociales et économiques mais exclut les femmes, les enfants et les hommes qui ne possèdent pas de terre.

Victoires rifaines

Au début du vingtième siècle, le territoire marocain est divisé en deux «  protectorats  »  : espagnol (présente dans le Rif depuis 1497) et français. Une première période de conflictualité rifaine (de1893 à 1909) voit les tribus se soulever à différentes reprises contre la présence espagnole, mais sans succès. Ainsi de la guerre de Assugwas n lbarrud  [4], qui oppose la population berbère de Melilla refusant la construction de nouveaux remparts, à l’armée espagnole, mais aussitôt réprimée par l’Espagne, avec l’aide du sultan du Maroc Hassan I. Les bombardements et massacres des tribus, puis l’emprisonnement et la torture par le sultan makhzenien  [5] de ses figures - Hemmu Al-Arabi, Ali Rubio, Ali Morno – mettent fin à la rébellion.

C’est ensuite Muhemmed Ameziane qui va organiser la résistance. S’attaquant à la construction du chemin de fer exploitant les mines de fer de Weksan et forgeant une première alliance des tribus du Rif oriental, il inflige de très sérieuses pertes aux Espagnols, dont la fameuse bataille du Ravin-Aux-Loups  [6] (juillet 1909). Malgré ces succès, la mort ­d’Ameziane et la signature du «  Traité de protectorat-du-sultan-et-la-colonisation-du -Maroc  » en 1912 entre la France et le sultan Abdelhafid, permet à l’Espagne de reprendre temporairement en main la région.

A partir d’avril 1921, la troisième guerre rifaine débute avec le serment de Qama. Muhend mmis n Ɛebdkrim parvient à faire s’allier une soixantaine de tribus, qui jurent de s’engager à une cause commune  : défendre la terre menacée par l’envahisseur. Les victoires rifaines se succèdent  ; l’épopée de Dhar u Barran en Juin 1921, Iɣriben en Juillet de la même année, et surtout Anoual, vont provoquer un véritable désastre pour la colonisation et jeter le désarroi dans les rangs de l’armée espagnole.

Le stratège rifain

Car à Anoual, le 21 juillet 1921, Ɛebdkrim renverse la donne et marque le début d’un nouvel épisode historique, celui des luttes anticoloniales. Il encercle et attaque sans relâche l’armée espagnole dirigée par le général Silvestre retranché dans la base militaire du plateau d’Anoual, à 70 kilomètres de Melilla. Celui-ci espérait lancer la conquête du Rif avec 20 000 hommes pourtant supérieurement équipés. Forts d’à peine 3 000 hommes, les soldats d’Ɛebdkrim bousculent les Espagnols au point que les auxiliaires rifains engagés dans l’armée espagnole (les Regulares) changent de camp durant la bataille. C’est la débandade. Le général Silvestre, d’humiliation, se suicide le lendemain de la bataille, tandis que le reste de son armée rejoint Melilla. L’écho de cette défaite est international, et attire les regards vers une région jusque-là méconnue.

Elle amène à la rescousse d’autres puissances européennes comme la France pour venger l’Espagne de sa grande défaite. En 1923, le général Primo de Rivera, profite de la débâcle pour instaurer la dictature en Espagne, pendant que la résistance rifaine s’intensifie et se propage en remportant la bataille du Mont de Arroui et la récupération de Nador, Selwan et Driouch. Les Espagnols, pourchassés jusqu’à Melilla, sont encerclés par la résistance.

En septembre 1921, après la première réunion de l’assemblée rifaine, la République des tribus confédérées du Rif est proclamée et se dote d’un gouvernement constitutionnel. Cette jeune république rompt complètement avec le Makhzen et réfute la double colonisation de la Berbérie occidentale. Ssi Muḥend parle de la faute historique de considérer le pays du Rif comme faisant partie du Maroc  : «  Nous les Rifains sommes des Africains et non pas des Marocains. Nous invitons tous les peuples à venir découvrir notre région. Nous défendons notre pays. L’Espagne nous a imposé la guerre sous prétexte de la conférence d’Algésiras…  ».

Mais la république aura la vie courte. En avril 1925, Abdelkrim empiète sur le territoire rifain sous domination française et remporte la bataille de Werɣa. C’est l’occasion rêvée pour la France coloniale de mater la résistance. Le maréchal Lyautey, résident général à Rabat, réplique. Mais considéré comme trop «  mou  », il est vite remplacé par Pétain, partisan de la seule manière forte. En juillet 1925, une conférence franco-espagnole décide des actions à mener ­contre la nouvelle république. En novembre, 15 000 soldats débarquent à Al Hoceima, et les Espagnols atteignent Ajdir. La France, appuyée par les auxiliaires marocains du Sultan Moulay Youcef, intervient avec son armée et son aviation. L’Allemagne fournit ses stocks pour bombarder le Rif de poison et de gaz innervant, sans oublier la participation des avions américains pour raser la ­résistance.

Jugé trop «  mou  », le maréchal Lyautey est remplacé par le maréchal Pétain, partisan affirmé de la manière forte.

La sale guerre

Entre 1921 et 1927, l’armée espagnole utilise systématiquement les gaz de guerre dans le Rif  : Phosgène, diphosgène, chloropicrine et surtout l’ypérite, le gaz moutarde utilisé pour la première fois à la bataille d’Ypres en 1915. Ce sont bien les usines allemandes qui fournissent le gouvernement espagnol en armes chimiques, comme le prouve l’étude Du Gaz mortel contre Abdelkrim 1922-1927 [7], ou l’ouvrage Étreinte Mortelle de Sébastien Balfour, qui retrace l’escalade chimique de la guerre coloniale, troisième en intensité après la guerre de 1914-1918 et la guerre menée en Irak par l’Angleterre en 1919.

Le phosgène est utilisé pour la première fois en novembre 1921 dans les alentours de Tanger. Le gaz moutarde en juillet 1923 lors de la bataille de Tizi Azza. La population civile n’est pas épargnée. Beaucoup contractent des affections pulmonaires et deviennent aveugles. Le commerce dans les souks attend la nuit pour se faire. Les cours d’eau sont empoisonnés, le cheptel périt. Il faudra attendre 1990 pour qu’une association milite pour indemniser les victimes des gaz. C’est le bombardement chimique qui oblige le Rif à se soumettre. L’Espagne règne sur la région jusqu’à la soi-disant indépendance du Maroc.

Kaid Sarkash avec son fils lors de son arrestation par l’armée espagnole en 1924.
Photo : agence Meurisse/ BNF

Persistance de la violence étatique et post-coloniale

En 1956 après l’indépendance du Maroc, le Rif subit une nouvelle administration qui lui est tout aussi étrangère que l’administration coloniale. La monarchie s’impose avec force dans la région. Elle exige que l’administration parle arabe, qu’à l’école, l’espagnol soit remplacé par l’arabe et le français. Le parti de l’Istiqlal, qui vise l’arabisation du pays, prend le pouvoir. Les rifains sont écartés de la scène politique et leur région marginalisée. Le mécontentement envers l’Etat central culminera dans des révoltes populaires, réprimées au moyen de bombardements de la région par la force aérienne marocaine en 1958.

Durant le règne de Hassan II, le Rif est plus qu’oublié (ni investissement, ni développement)  : il est puni pour sa rébellion  ! Le roi le dit très clairement dans un discours de janvier 1984, faisant suite à un nouveau soulèvement rifain contre la hausse des prix, et la mise en œuvre du programme d’ajustement structurel imposé par le Fonds monétaire international (FMI).

Hassan II met en place une «  politique migratoire  » consistant à isoler le Rif et à l’appauvrir économiquement. Le peuple réduit au silence par les années de plomb, la répression, les prisons secrètes, est poussé à partir et à migrer pour vivre. Après les deux révoltes de 1958 et 1984, les autorités encouragent les Rifains à partir en Europe en facilitant l’obtention de passeports. De plus, de 1963 à 1969, l’Etat marocain signe une multitude de conventions avec des pays européens pour se débarrasser de cette main-d’œuvre à l’étranger. Cette politique d’émigration sert à contourner les problèmes économiques et sociaux et réduire les protestations populaires. Elle sert aussi au développement de l’économie grâce aux investissements des émigrés dans leur région d’origine et grâce à aux transferts économiques.

Bouya (UCL Aix en Provence)

[1Mohammed Abdelkrim Al-Khattabi, en berbère rifain Muḥend mmis n Ɛebdkrim. Pour respecter la transmission d’une histoire « par le bas », c’est la dénomination berbère de personnages, batailles et lieux qui est privilégiée. La lettre « ɣ » se prononce comme le « r » français.

[2Dans les études colonialistes, le Rif est présenté comme un territoire de dissidence (Aripublik) qui échappe à l’autorité politique des sultans à la différence du Maroc colonisé par la France qui était Bled de Makhzen, c’est à dire territoire soumis au sultanat.

[3Rachik Hassan, L’esprit du terrain  : Études anthropologiques au Maroc, 2016. Voir aussi la thèse de R. Montagne, Les berbères et le Makhzen dans le sud du Maroc, Encyclopédie Gallica.

[4« L’année de la poudre à canon », Iɣzar n wuccen en rifain.

[5Le gouvernement marocain.

[6Rudibert Kunz, Rolf-Dieter Müller, 1990.

[7Rudibert Kunz, Rolf-Dieter Müller, 1990.

 
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