Avec Francine, Souleymane et Leila, précaires et syndicalistes




Des ouvrières et employés précaires qui osent se rebeller, qui défient leur patron, s’engagent et se politisent ? Oui, ça existe. Mais, leur courage individuel n’y suffirait pas sans une base arrière où puiser des ressources, du réconfort, un soutien en béton. C’est ce que montre l’enquête sur deux unions locales CGT particulièrement actives en direction des précaires.

Issu d’une cité chaude, marqué par la culture de rue, Benjamin a tâté des brutalités policières et de la prison avant de décrocher un emploi de cariste dans la sous-traitance automobile. Son tempérament rebelle l’a vite poussé vers le syndicat, où son sens de la répartie fait des étincelles. Comme lors de ces négociations annuelles obligatoires (NAO) enlisées où il tape du poing sur la table : « Très bien, si les NAO ça marche pas, on va passer aux NAP – les négociations au portail ! » précise-t-il à la direction, interloquée, mettant une menace de grève sur la table.

Benjamin est un militant parmi les dizaines que Charles Berthonneau a rencontrés pour une étude sociologique achevée l’an dernier  [1] sur deux unions locales (UL) de la CGT, l’une située dans les Bouches-du-Rhône, l’autre dans la grande couronne parisienne. Il y a observé la poignée de militantes et de militants qui s’efforçaient de construire un collectif solidaire avec des salarié.es issu.es des secteurs les plus précaires du prolétariat. Les syndicalistes pratiquant.es retrouveront ici bien des situations familières, mais rapportées avec un luxe de détails et une galerie de portraits particulièrement ­éloquents.

Bagui, par exemple. C’est en 2005 que, victime de sanctions disciplinaires, il est allé frapper à la porte de l’UL-CGT. Après l’avoir jaugé, la CGT l’a mandaté délégué syndical (DS) de son usine d’une cinquantaine d’ouvriers, dont 20 intérimaires. La confirmation par ses collègues est venue ensuite, puisqu’ils votent désormais massivement CGT à chaque élection. Dans sa pratique, Bagui a tout à fait le profil du militant « grand frère » – « assistante sociale », même, rigolent ses camarades de l’UL – toujours présent pour défendre des collègues en délicatesse avec la direction, notamment de jeunes intérimaires sur le point de se faire virer pour consommation de cannabis au travail  Ils ont confiance, parce qu’à chaque fois qu’ils m’appellent, j’étais toujours là. [...] C’est : ils ont un souci, ils m’appellent. »)

Plutôt que d’aller systématiquement aux prud’hommes, Bagui a opté pour une tactique de médiation dissuasive vis-à-vis du patron  Certes vous le sanctionnez, si vous voulez le virer, allez-y, faites-le, mais moi aussi un jour viendra je vous attaquerai »). Le but était de garder l’intérimaire sur le site, plutôt qu’il se retrouve au chômage avec pour seule perspective une audience aux prud’hommes deux ans plus tard. À la longue, le capital confiance ainsi créé s’est avéré payant quand, avec l’appui logistique et humain de l’UL, il a lancé, en 2012, une grève « historique » : même la vingtaine d’intérimaires ont marché, gagnant ainsi leur embauche en CDI, des chèques vacances et un 13e mois.

«  Je vais vous embaucher par la force  »

Souleymane, intérimaire par la suite devenu cégétiste actif, raconte cette grève préparée comme une opération commando : « Bagui nous a dit : “si vous voulez être embauché, suivez-moi, on va faire la grève, mais je vous dis pas quel jour.” Un matin comme ça, à 6 heures, il a fait : “On est en grève, tout le monde sort, on va à la porte, vous me laissez faire, moi je vous demande que ça. [...] Donc vous me faites confiance, je vais vous embaucher par la force, mais en échange de votre aide, avec la grève. [...] On se retrouve devant la porte, y a la CGT, y a tout”. […] J’ai dit : “Je suis avec toi à 100 %, soit on m’embauche tout de suite, soit on me vire tout de suite.” Après j’ai aussi aidé Bagui à convaincre les intérimaires. On était 22 intérimaires, tous ont suivi, sauf une personne. »

Berthonneau évoque, à propos de cette action une « logique de don et de contre-don » : en échange du boulot que le délégué syndical a fait pour eux, les intérimaires s’engagent à « l’aider » en se mettant en grève. On est loin du modèle de l’assemblée générale souveraine, mais le succès de l’action collective initiée par Bagui avec la posture du « meneur » à l’ancienne a pu créer la confiance propice à la construction d’un syndicalisme plus démocratique.

Une poignée de personnes animent la vie de l’union locale dont dépendent Bagui et Souleymane, se partageant quelque peu les rôles. Claude, détaché de son syndicat cheminot, conseille les militantes et militants d’entreprise qui se sentent démunis sur le plan juridique ou tactique. Caroline et Abid sont davantage dans l’intégration, passent du temps avec les nouvelles et nouveaux, les encouragent à prendre la parole en public, à s’intégrer à la vie de l’UL.

Celle-ci aide les syndicats et les isolé.es en apportant une logistique, de la formation, du conseil juridique et ­militant, mais aussi, tout simplement, un soutien moral face à un environnement très dur au travail. Berthonneau parle à ce sujet de « travail ­syndical de care réparateur des blessures de classe » [2].

Ainsi de Francine, caissière dans un super­marché, isolée et harcelée par une cheffe sadique. Elle était sur le point de craquer, aurait pu partir en arrêt maladie longue durée. Mais, elle qui n’aimait pas trop la CGT, ose se confier à Ahmed, un collègue syndicaliste qu’elle a connu dans un autre magasin. L’UL prend son cas en charge et, à coup de courriers comminatoires, de tracts et de rassemblements, oblige la direction à en rabattre. Écoutée et soutenue, le moral remonté, Francine conserve son emploi, s’engage à la CGT, se présente même comme DP.

Une équipe ayant une éthique et de l’ambition

Leila est une des figures de l’UL qui a soutenu Francine. Elle a travaillé huit ans dans l’aide à domicile, a été DP, puis licenciée. Chômeuse, elle suit à présent le secteur de l’aide à domicile à l’UL. Peu à peu, elle a accroché avec les activités plus « politiques » de l’UL  : Marche mondiale des femmes, campagne propalestinienne Boycott-Désinvestissement-Sanction (BDS), où elle a sympathisé avec des Kurdes du PKK. Elle a même fini par rejoin­dre un ­groupe d’extrême gauche dont des membres s’activaient à l’UL.

L’enquête de Charles Berthonneau montre ce que peut faire une UL dès lors qu’elle est animée par un équipe ayant une éthique et de l’ambition. Des précaires ­atomisé.es, démuni.es face à l’exploitation, y viennent au départ par intérêt individuel, pour y trouver de l’aide  ; une minorité va être « accrochée », s’engager durablement et participer à la force collective.

Pas de mythologie cependant. L’auteur pointe les limites externes et internes de ce travail.

Limites externes : l’obligation d’obtenir le statut de salarié protégé (DS, DP, élu.e au CHSCT) pour limiter la répression patronale contre la ou le salarié précaire qui accepte de sortir du bois ; or il n’y a pas d’institutions représentatives du personnel (IRP) dans les entreprises de moins de 11 salarié.es ; et, au-dessus, les IRP vont per­dre beaucoup de moyens du fait de la loi Travail XXL.

Limites internes : les trop maigres moyens alloués, au sein de la CGT, aux UL, malgré leur potentiel ; le faible investissement des syndicats locaux, par manque de temps et de gens. Les bénévoles sont une denrée rare. Les révolutionnaires qui veulent œuvrer à l’auto-organisation populaire trouveront là matière à s’employer utilement.

Guillaume Davranche (AL Montreuil)


Charles Berthonneau (sociologue) : « Il faut partir de leur expérience propre au travail »

Charles Berthonneau a enquêté pendant quatre ans au sein de deux unions locales CGT très actives en direction du salariat précaire.

Un militant d’une UL que vous étudiez dit sa gêne : « Les gens viennent nous voir pour une protection individuelle, alors que nous, ce qu’on leur propose, c’est l’action collective. » Comment passer de l’une à l’autre ?

Charles Berthonneau : Les salarié.es viennent dans les UL pour mieux connaître leurs droits, pas pour de grandes discussions théoriques sur la lutte des classes. Les militantes et militants savent que s’ils veulent être en prise avec des gens éloignés du syndicalisme et de l’action collective, il faut partir de leur expérience propre au travail. Du coup, la logique de l’action collective est amenée au travers du conseil. Par exemple : « Ça ne sert à rien d’essayer de convaincre ton patron de respecter tes droits, il comprend très bien la situation. Si tu as des problèmes, c’est qu’il veut faire du profit sur ton dos, donc seul le rapport de force peut le faire plier. » La mobilisation collective (débrayage, pétition, rassemblement) est présentée comme une « solution » pratique, et non comme un principe idéologique abstrait.

Les syndicats américains paient des « développeurs », des militants professionnels qui vont faire de l’organizing syndical dans les milieux les plus précaires du prolétariat. Pourquoi la CGT y est-elle réticente ?

Charles Berthonneau : En fait, on retrouve à la CGT une culture similaire à celle de nombreuses organisations, et qui est défiante envers la professionnalisation : « On veut des militantes et des militants, pas des spécialistes », répète-t-on souvent à la CGT. C’est le cas pour l’activité de conseil juridique, qui est menée par des syndiqué.es qui se sont généralement formé.es de manière autodidacte au droit (même s’ils peuvent être assisté.es par des avocats dans certaines UL). À la CGT, la professionnalisation est associée à une forme de « réformisme », parce qu’elle suppose qu’on pourrait réduire le militantisme à une sorte d’expertise technique et juridique dépo­litisée, qui se contenterait de faire appliquer le droit, alors que le but est justement d’en faire un support à la lutte collective.

Une des difficultés des précaires isolé.es pour intégrer la vie syndicale, c’est l’assimilation d’une culture militante qui leur est étrangère. Comment y remédie-t-on ?

Charles Berthonneau : S’intégrer et intervenir suppose en effet de se familiariser avec des manières de parler, des termes, des débats – comme par exemple entre syndicalisme « réformiste » et « révolutionnaire » – qui ne font sens que pour des initié.es. Il peut ainsi y avoir des logiques d’entre-soi excluantes, comme dans n’importe quel collectif. J’ai pu observer certaines et certains militants très attentifs à l’égard des nouvelles et nouveaux délégué.es pour essayer de les intégrer à cet univers. Ils vont les voir à la fin des réunions pour avoir leur ressenti, leur expliquer des choses qu’ils n’ont pas comprises, les encourager à donner leur opinion, etc. Il faut faire preuve de pédagogie et d’attention.

Propos recueillis par Guillaume Davranche (AL Montreuil)

[1Charles Berthonneau, « Les unions locales de la CGT à l’épreuve du salariat précaire. Adhésion, engagement, politisation », doctorat en sociologie sous la direction de Paul Bouffartigue, université Aix-Marseille, décembre 2017.

[2Care   : sollicitude, bienveillance.

 
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