Dossier : Tunisie : Le féminisme s’invite dans les débats




Pour qui a connu Tunis sous Ben Ali, il est indéniable que l’air qu’on y respire a changé. C’est à haute voix qu’on parle politique aux terrasses des cafés et sans regarder par-dessus son épaule. De nouveau accessibles, les principales associations de défense des droits de l’homme et d’opposition, sont débordées. La volonté d’agir et de changer ne fait que commencer.

Un jeune militant de l’UGET (syndicat étudiant), m’indique en riant les barbelés et les tanks devant le Ministère de l’Intérieur, avenue Habib Bourguiba : « c’est pour se protéger des gens qu’ils ont mis ça, avant c’était à nous de nous protéger d’eux ! ». Oui, c’est au gouvernement de craindre son peuple, pas l’inverse. Et les Tunisiens et Tunisiennes l’ont bien compris.

Mais mettre en œuvre les revendications qui ont guidé la révolution est un immense défi pour la société tunisienne. Le pays a été littéralement « lessivé » par le règne de Ben Ali, qui a laminé tous les contre-pouvoirs et les espaces d’expression. Tout est à inventer : il faut informer, former et prendre le temps des débats pour construire un consensus qui asseye réellement la démocratie et empêche tout retour en arrière. À Tunis, opposants, féministes, syndicalistes et jeunes cyber-activistes sont fiers bien sûr, et pleins d’espoirs autant que de craintes pour cette transition à haut risque, sur laquelle plane l’ombre menaçante des islamistes et du RCD (ex-parti de Ben Ali).

« Je suis très inquiète pour les acquis des femmes », confie Emna Aouadi, cadre dans la Commission femmes de l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), le syndicat principale. « Il existe une menace de retour de l’ex-RCD et des islamistes, dans un habit qui n’est pas le leur. Un habit de modernisme et d’égalité, mais je n’ai pas confiance... ».

Cette crainte des islamistes, beaucoup la partagent, mêmes s’ils la modèrent par une confiance dans le modernisme hérité de Bourguiba. Inquiétude relative donc : « pour deux raisons : d’abord grâce aux acquis des femmes. Nous ne pouvons pas régresser, même les femmes voilées s’approprient le code du statut personnel » [1], déclare Khadija Cherif, ancienne présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates. « Ensuite parce que nous continuons le combat et restons vigilantes. L’islamisme et la place des femmes sont un enjeu réel, mais les femmes se battent pour que la démocratie se fasse avec elles ».

Faire contrepoids

Mais les islamistes font déjà main basse sur les mosquées et tentent de pénétrer les universités et les lycées. « Dans ma fac des étudiants ont fait pression pour avoir une salle de prière, alors qu’il y a deux mosquées à 200 mètres de là ! Ils vont utiliser ce lieu pour faire de la propagande » s’indigne Emna Ben Achour, étudiante en ingénierie informatique. « Nous devons faire contrepoids, monter des débats, inviter des associations, et montrer qu’il y a autre chose que le RCD et les islamistes ».

Organiser le « contrepoids », c’est la grande question que se posent aujourd’hui beaucoup de démocrates. En effet, des dizaines de partis sont déjà créés, qui témoignent surtout du désemparement et de l’incompréhension des enjeux et implications autour des élections constituantes. « Les jeunes s’intéressent beaucoup à la politique, mais c’est un concept nouveau », explique Emna Ben Achour. « On ne sait pas ce qu’est la démocratie... »

Dans ce contexte, le rôle dévolu à la société civile, associations, syndicats, est essentiel. Ce sont les seuls qui ont une certaine implantation et légitimité dans la société. « L’UGTT a déjà une grande expérience de la démocratie. Nous avons inclus toutes les opinions sauf les islamistes, nous avons l’expérience d’élections, de campagnes. C’est une vraie pratique démocratique et nous sommes certainement les plus expérimentés dans le domaine électoral », explique Emna Aouadi.

La question de la laïcité

De leur côté, les associations féministes et de droits de l’Homme ont la légitimité historique d’avoir résisté à prix fort à 23 ans de dictature. Bien conscientes du déficit de culture politique – voulu par la dictature ? – et du risque islamiste et RCDiste, elles tentent de mobiliser un large front démocratique. Les féministes et la commission Femmes de l’UGTT ont organisé le 29 janvier une « marche des femmes pour l’égalité et la laïcité » et marché ensemble le 8 mars. « Nos slogans étaient l’égalité et la parité, pour certaines aussi la laïcité... », explique Aouadi.

Et la question de la laïcité de l’État est bien un énorme enjeu, à l’heure où se rédige une nouvelle constitution, opportunité historique unique. La loi tunisienne, plus progressiste qu’ailleurs dans le monde arabe, reste discriminatoire à l’égard des femmes, par référence au droit religieux [2]. Mais le terme même de laïcité cristallise beaucoup d’incompréhensions, dans une société musulmane où trop souvent on associe (à dessein parfois) laïcité et athéisme à répression de la foi.

Les féministes sont conscientes qu’il faut expliquer ces notions pour gagner la population à la défense de l’égalité comme principe incontournable de la démocratie et reconnaissance du rôle primordial des femmes dans la société et la révolution.

Défendre la révolution

« Depuis le début de la contestation, les femmes ont été présentes sans discontinuer : dans les manifestations, et avec les réseaux sociaux, facebook etc. Elles ont beaucoup relayé l’information et la mobilisation », commente Khadija Cherif. « Quant aux associations, présentes dans les manifestations elles se sont mobilisées même si elles n’ont pas mené le mouvement. Depuis le départ de Ben Ali elles se sont beaucoup activées pour accompagner la transition et répondre aux attentes des femmes ».

La Conférence nationale des femmes, à l’initiative de trois associations féministes, a établi les grands principes d’un manifeste que les femmes voudraient voir adopté. « Nous demandons une plus grande participation, et même la parité sur les listes électorales. Nous travaillons à sensibiliser la société et les partis politiques de toutes les tendances », raconte Cherif.

Reste à voir si les partis et la commission chargée de préparer les élections constituantes, occupés aux jeux de pouvoir, voudront bien tendre l’oreille aux révolutionnaires qui réclament que l’égalité ne passe pas derrière la liberté.

« J’appelle tous et toutes les démocrates et la jeunesse qui ont brandi haut et fort la liberté, l’égalité, la dignité et la démocratie, à défendre la révolution, à aller aux urnes en choisissant ceux qui représentent un projet de société tunisienne moderniste, dans la ligne de notre patrimoine historique », conclut E. Aouadi. « Nous avons un autre rendez-vous avec l’Histoire ! ».

Bérénice, politologue et militante associative, Tunisie

[1La loi qui régit le statut et les droits des femmes en particulier dans la famille et le mariage.

[2En particulier le point d’achoppement de la question de l’héritage, car la règle de l’inégalité entre hommes et femmes est mentionnée textuellement dans le Coran.

 
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