Syndicalisme

Etat des lieux : Où en est l’Union syndicale Solidaires ?




Un quart de siècle après les grandes grèves de Décembre 95 qui ont été un véritable tremplin pour ce courant syndical, un questionnement sur ce qui y marche… ou pas. Et quelques opinions syndicalistes libertaires sur la marge de progression et les moyens d’avancer.

Vingt-cinq ans après les grandes grèves de Décembre 95 qui ont provoqué la multiplication des syndicats SUD, où en est l’Union syndicale Solidaires ? Pour l’évaluer, il est indispensable d’embrasser toute une trajectoire, qui débute en fait il y a quarante ans.

Aux sources autonome et cédétiste

L’Union syndicale Solidaires puise à deux sources qui, contre toute attente, se sont amal­gamées : le syndicalisme auto­nome, plutôt réformiste, des années 1980 ; la gauche syndicale, plutôt révolutionnaire, qui rompt avec la CFDT au début des années 1990.

Le 10 décembre 1981, dix organisations syndicales autonomes – c’est-à-dire non affiliées aux cinq confédérations traditionnelles (CGT, CFDT, FO, CFTC, CGC) – décident de fonder le « Groupe des dix ». Parmi celles-ci, le Syndicat national unifié des impôts (aujourd’hui Solidaires Finances publiques) et le Syndicat national des journalistes, toujours membres de Solidaires aujourd’hui. Dans la foulée de l’arrivée de la gauche au pouvoir (mai 1981), ces organisations avaient voulu l’unité syndicale pour peser, dans l’esprit de ce que fut Juin 36, dans ses grèves et occupations. Elles avaient contacté en vain la CGT et la CFDT, qui chacune avaient répondu que l’unité pouvait se faire en leur sein… En fait, ces deux centrales, alignées sur le gouvernement PS-PCF, combattirent les premières grèves de 1981-1982.

La deuxième date importante est 1989, quand le G10 est sollicité par SUD-PTT, créé fin 1988 par des syndicats postiers exclus de la CFDT  [1]. Or SUD-PTT est issu de la « gauche CFDT », autogestionnaire, marquée par la grande grève des PTT de 1974  [2] mais aussi par de très nombreuses luttes et grèves sous contrôle des assemblées générales de 1986-1987-1988  [3]. Et la connexion se fait ! L’expérience montre d’ailleurs comment des syndicalismes dit réformiste et dit révolutionnaire peuvent se retrouver dans la pratique, tant que celle-ci se fonde sur la défense des intérêts des travailleurs et des travailleuses, en toute autonomie vis-à-vis de l’État et des organisations politiques  [4].

Amplifiant cette dynamique, la troisième date est 1995 ou plus exactement 1996, puisque suite aux grandes grèves de ­novembre-décembre 1995, combattues par la direction confédérale CFDT, la gauche CFDT scissionne et impulse des syndicats SUD dans de multiples secteurs : rail, éducation, culture, industries… S’il ne fallait retenir qu’un point de départ pour l’Union syndicale Solidaires, ce serait celui-ci ; sans gommer l’importance de l’avant, sans oublier des évolutions postérieures.

Depuis 2014, Solidaires revendique 110000 adhérentes et adhérents. Les effectifs sont stables -malgré une très légère érosion ces dernières années-, ce qui est positif dans une période de recul global de la syndicalisation.
Photo : Marie-Au Palacio/ UCL Paris Nord-Est

Les ambivalences du fédéralisme

L’après-95 marque la concordance de forces syndicales aux cultures historiquement différentes, pour construire un outil syndical nouveau. C’est lors d’un congrès, en janvier 1998, que le nom Solidaires est officiellement adopté. La nouveauté ne signifie cependant pas négation du passé : la Charte d’Amiens et sa « double besogne » font référence bien entendu  [5], mais aussi l’auto­nomie, l’autogestion, la démocratie dans les luttes et dans le syndicat.

Le mode de fonctionnement du G10 sert de base. On y retrouve ce qui fut une des marques de fabrique du syndicalisme révolutionnaire de la CGT au début du XXe siècle : chaque organisation membre compte pour une voix, quels que soient ses effectifs, ce qui implique une recherche des décisions avant tout au consensus. Il ne s’agit pas que la majorité impose des ­décisions aux minorités… qui les appliqueront peu, pas ou mal, mais de prendre le temps de construire ensemble, de savoir tenir compte des ­oppositions, de comprendre aussi qu’on peut se rallier à la décision majoritaire pour avancer ensemble.

Ces dernières années, cette règle a cependant été de plus en plus oubliée, et on a vu une ­multiplication des votes décisionnels dans les comités et bureaux nationaux, au détriment de la recherche de l’équilibre. On peut objecter que cela est dû à l’obstruction de quelques organisations qu’il fallait dépasser en votant. Pourtant, cette banalisation du recours au vote a ­favorisé les expressions clivées, puisqu’au terme du débat, peu importe d’avoir trouvé la solution commune, seuls comptent les « scores » majoritaires et minoritaires. ­Cette question a fait l’objet de discussions récentes dans ­l’Union, qui ont permis d’en revenir à une situation bien plus proche des principes originels.

Faire vivre les orientations à chaque échelon

Homogénéiser les orientations au sein de Solidaires reste donc un sujet. Mais l’adhésion réelle des syndicats de base à ces orientations est un sujet tout aussi important. Solidaires se réclame d’un syndicalisme de transformation sociale, anticapitaliste, féministe, antiraciste, écologiste, internationaliste, antifasciste, pour l’égalité LGBTQ+, etc, et postule en même temps que les syndicats de base restent maîtres de leurs choix. Cela impose des exigences. Par exemple, qu’au sein des collectifs militants (syndicats, sections syndicales, unions locales interpro) soit fait le travail quotidien, politique et concret, qui permet cette autonomie de réflexion, de décision et d’action. Or, sur ce plan, il y a un recul certain, comme dans d’autres organisations syndicales, et plus largement dans le mouvement social.

Pour enrayer ce recul, une des tâches prioritaires sera sans doute de redonner le goût et les moyens d’une telle prise en charge dans les structures de base : par la mise à disposition d’outils, l’investissement dans les projets s’y rapportant (formation syndicale, débats, revue de réflexion, etc.), l’insistance à mettre la priorité sur l’action collective plutôt que sur la représentation/négociation.

Il faut refaire en sorte que les débats qu’on dit « de société », « politiques », irriguent les sections syndicales ; donc se doter des moyens le permettant (temps syndical, outils de formation, supports d’information, contact régulier avec chaque adhérent, etc.). Quitte, parce qu’on ne peut pas tout faire, à rater quelques débats ou meetings où l’on sait que seules les plus convaincues se déplaceront, ou à laisser de côté un dossier de 150 pages sur lequel le patron fait semblant de vouloir notre avis...

Homogénéiser les orientations au sein de Solidaires reste un sujet. Mais l’adhésion réelle des syndicats de base à ces orientations est un sujet tout aussi important. Ici, en manif en 2015.
Photo : Marie-Au Palacio/ UCL Paris Nord-Est

Solidaires : l’état de l’Union

Depuis 2014, Solidaires revendique 110 000 adhérentes et adhérents. Les effectifs sont ­stables – malgré une très légère érosion ces dernières années – ce qui est positif dans une période de recul global de la syndicalisation. Mais cela ne peut évidemment satisfaire les actrices et acteurs d’un syndicalisme révolutionnaire, donc de masse, que nous sommes.

Pour aller de l’avant, il faudrait définir des priorités, des plans de développement au niveau national, mais aussi dans nos sections et syndicats de base. On ne peut ignorer que certains syndicats nationaux ou fédérations végètent depuis plus de vingt ans à quelques centaines – voire quelques dizaines – d’adhérentes et adhérents, alors qu’ils couvrent des champs professionnels de plusieurs dizaines, voire centaines, de milliers de salarié∙es.

Les élections professionnelles témoignent de la marge de progression qui existe. Lorsqu’on combine les résultats des scrutins dans la Fonction publique 2018, CSE et TPE 2021, Solidaires recueille 4,56 % des suffrages exprimés. Environ 54 % de ces voix proviennent du secteur ­privé, contre 75 % pour la CFDT qui, avec 24,24 % des suffrages, occupe la première place. La réalité est que, pour le moment, faute d’implantations suffisantes, moins de 20 % des salarié∙es du privé peuvent voter pour un syndicat de Solidaires. Encore une motivation pour réfléchir à la meilleure utilisation des moyens humains et financiers, à la construction d’unions locales interpro, à des plans de syndicalisation fondés sur une vision précise de nos présences et de nos absences – ce qu’on appelait jadis « établir une carte ouvrière ». Il n’est peut-être pas urgent de s’implanter sur un lieu de ­production si, par exemple, un collectif CGT ou CNT-SO y est déjà actif.

Enfin, les engagements écologistes, féministes, antiracistes, antifascistes, internationalistes, LGBTQ+, ne doivent pas être des suppléments d’âme, ni être « sous-traités » à des associations extérieures : c’est du point de vue de notre classe sociale – qui va au-delà des seuls secteurs syndiqués aujourd’hui – qu’ils doivent être traités, donc au sein de l’organisation syndicale.

Débat sur l’unité syndicale et l’unification

L’existence de Solidaires a permis d’importantes luttes sociales, que ce soit au plan professionnel ou interprofessionnel, localement ou nationalement. Alors que certaines directions syndicales sabotent volontiers la démocratie ouvrière, les AG décisionnaires et les grèves reconductibles, on dispose, avec Solidaires, d’un outil syndical qui au contraire promeut ces pratiques. Et ça, ça change tout !

Pour autant, Solidaires est loin d’avoir la force de bâtir, à elle seule, un mouvement social à la hauteur des changements et ruptures que nous voulons. La question de l’unification du syndicalisme de lutte se pose donc. Ce n’est pas nouveau : nombre de syndicalistes qui, de 1981 à 1995, ont animé des regrou­pements unitaires autour des revues Résister puis Collectif  [6] ont ensuite participé à l’aventure des SUD.

Le comité national de janvier 2022 a poursuivi le débat lancé au congrès de l’automne 2021, sur les « liens plus étroits à développer avec les autres syndicats de lutte et de transformation sociale, sans présupposés. Se fédérer, discuter de la possibilité de la recomposition intersyndicale à la base, dans les territoires et les secteurs, ne doit pas être tabou. Il nous faut réfléchir à la façon d’être le plus efficace pour gagner. L’Union syndicale Solidaires ne construira pas des rapprochements seule et nous verrons si d’autres structures souhaitent partager cette démarche ».

Les échanges ont montré un grand attachement aux pratiques horizontales et aux liens avec le mouvement social, plus faciles parfois qu’avec d’autres syndicats, ainsi qu’un besoin de construire l’unité dans les luttes et l’action pour avancer. La revue de Solidaires, Les Utopiques, a abordé la question de front  [7].

Déjouer la routinisation

Qu’en est-il de la bureaucratisation, ce mal qui guette toute structure dotée de permanentes et de permanents ? Voici ce qu’en écrivaient récemment deux anciens secrétaires nationaux de Solidaires : « La bureaucratie, la routine, le fonctionnement pour le fonctionnement, ce n’est pas l’apanage du “national”, ni d’ailleurs “des confédérations” ; pas plus le seul fait de personnes mal intentionnées. Au contraire, c’est “naturel” dans la société telle qu’elle est organisée, comment elle nous forme, nous déforme, nous informe, comment elle nous conditionne à la hié­rarchie, etc. Lutter con­tre cela, s’imposer collectivement un autre fonctionnement, tout ceci nécessite des règles ; en général, nous en disposons. Mais il faut les appliquer et ce n’est pas toujours simple : comment le faire si, par exemple, nous ne prenons pas soin d’expliquer à celles et ceux qui n’étaient pas là lors de leur mise en place, leurs raisons et comment nous les avons mises en œuvre ? Sinon, il y a un fort risque que notre “fonctionnement démocratique” devienne lui-même… une routine démocratique. C’est valable pour toutes les structures, quelles que soient leur taille, leur niveau ­géographique, etc. »  [8].

Cette conclusion est toujours d’actualité. Tout comme la nécessité de continuer à construire Solidaires, une organisation syndicale anticapitaliste, favorable à ­l’auto-organisation des luttes, pour la socialisation et l’autogestion des moyens de production et de transports, féministe, antiraciste, internationaliste, antifasciste, etc.

Des communistes libertaires membres de Solidaires

[1Lire « 1988 : Des moutons noirs fondent SUD-PTT », Alternative libertaire, octobre 2008.

[2Lire « 1974 : La grande grève des PTT », Alternative libertaire, novembre 2014.

[4Il n’est pas anodin que lors des exclusions de la CFDT, la majorité de la LCR se soit opposée à la création de SUD-PTT, cette « division du mouvement ouvrier », et prône le passage à la CGT. Mais c’était inimaginable pour les exclues vu le sectarisme et les pratiques des staliniens qui la dirigeaient alors. Issue des mêmes exclusions de 1988-1989, la fédération autonome CRC-Santé, où l’influence des camarades de la LCR était plus forte, ne rejoindra le G10 qu’en 1997, devenant alors SUD-CRC, puis SUD-Santé-sociaux.

[5La motion votée au congrès CGT d’Amiens en 1906 revendique pour le syndicalisme une « double besogne » : action revendicative immédiate et action pour renverser le capitalisme.

[6Lire « Quand la gauche syndicale se dotait d’outils pour avancer », Michel Desmars, Les Utopiques, février 2017.

[7Lire « Invoquer l’unité, oui … La faire, c’est mieux », Christian Mahieux et Théo Roumier, Les Utopiques, février 2017.

[8Gérard Gourguechon et Christian Mahieux, « Solidaires, vingt ans après », Solidaritat, printemps 2020.

 
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