Antipatriarcat

Entretien : « Avorter, c’est la première fois que tu décides pour toi »




En 2006 en Colombie, l’avortement est partiellement dépénalisé à la suite de mouvements féministes d’ampleur. Chaque année près de 400 000 femmes avortent dans le pays, mais seulement 0,9 % d’entre elles à l’hôpital. La lutte pour l’IVG est au centre du contre-pouvoir féministe en Amérique Latine. Alternative libertaire a rencontré Laura et Helena, militantes du collectif Las Parceras.

Alternative libertaire : Qu’est-ce le collectif Las Parceras
et quelles sont ses activités  ?

Helena : Las Parceras (les copines / camarades) est un collectif lesboféministe, totalement autonome et autogéré. Notre collectif utilise une ligne téléphonique qui nous sert à accompagner les femmes, leur donner une information féministe et sécurisée si elles veulent avorter et pouvoir le faire chez elle, de manière sûre et autonome, dans un contexte difficile, judiciairement et socialement.

Laura : Notre collectif a 4 ans, il est né le 28 septembre 2017, jour de la lutte pour le droit à l’IVG. Nous avons accompagné près de 1 000 femmes pour avorter, en toute autonomie et selon leurs propres critères de bien-être et sécurité. Quand je veux, où je veux et avec qui je veux.

Helena : Je suis une accompagnante parce que je crois sincèrement que c’est une liberté pour les femmes. Avorter, c’est la première fois que tu décides pour toi. C’est le moment le plus évident où une femme choisie, bien plus que pour les élections. Les femmes sont des êtres désirants quand elles avortent, car c’est un désir pour elle-même c’est ça qui est révolutionnaire.

Quelle est la réalité de l’accès à l’avortement en Colombie aujourd’hui ?

Laura : Depuis 2006, l’IVG est dépénalisée, sans limite de semaines, si elle répond à un de ces trois critères : soit en cas de malformation du fœtus, soit en cas de viol ou d’inceste, et/ou en cas de risque pour la santé mentale ou physique. Cette loi est la victoire des mouvements féministes des années 80 et 90. Mais il n’est pas légalisé pour autant. Et les femmes les plus pénalisées par la justice sont les jeunes femmes pauvres, isolées et rurales. Donc les femmes noires et indigènes.

Helena : Le problème c’est que la loi qui criminalise l’IVG n’a pas été levée. Depuis deux ans, par la coordination des groupes féministes colombiens, Causa Justa se bat pour qu’elle tombe. La Cour constitutionnelle étudie leur projet de loi pour la dépénalisation totale et la levée des conditions. Nous sommes également confrontées a beaucoup de désinformation, dans laquelle l’extrême droite s’investit fortement  : l’IVG ne serait pas sûre, pas légale, empêcherait de retomber enceinte.

Las Parceras a accompagné près de 1000 femmes pour avorter, en toute autonomie et selon leurs propres critères de bien-être et de sécurité

Comment s’organise le contre-pouvoir féministe unitaire ?

Laura : Causa Justa est une coordination qui rassemble des anarchaféministes et des féministes des ONG. Leur contre-pouvoir s’organise sur un plan légal, artistique et d’action directe : action légale pour la suppression de la loi, pression sur des avocates, ONG, marches et actions de résistance, visibilisation de la lutte dans la rue et sur les réseaux sociaux.

Pouvez-vous en dire plus sur la revendication de l’avortement libre, féministe et autonome ?

Laura : De plus en plus de féministes réclament plus que la légalisation  : l’avortement libre. Les avortements légaux ne protègent pas du patriarcat  : on peut être confrontée aux médecins qui te disent que tu es folle ou une meurtrière, qui mettent l’embryon à côté de ton lit. Nous voulons que les femmes fassent des IVG sûres et féministes, à la maison. Nous souhaitons reprendre le pouvoir, en autonomie  : s’accompagnant seules sans homme ni médecin.

Las Parceras est un collectif lesboféministe, totalement autonome et autogéré qui utilise une ligne téléphonique pour accompagner les femmes qui veulent avorter

Comment s’organisent les actions de las Parceras ?

Helena : Notre objectif principal est de donner une information libre féministe et sûre aux femmes. Nous diffusons partout notre numéro (graffitis, Réseaux sociaux, rue, transports, quartiers, marchés…). Nous avons un signe de reconnaissance, c’est le bandana vert : dans toute l’Amérique latine, quand une femme le porte, on sait qu’elle peut aider à avorter.

Laura : Au téléphone tout est anonyme, nous présentons le collectif, nous insistons sur le fait qu’avorter est légal (en invoquant le risque pour la santé mentale ou physique de la femme, reconnu par la loi). Cela rassure les femmes, car beaucoup d’entre elles pensent que c’est pénalisé. On explique comment procéder à un avortement médicamenteux  [1], comment son corps va réagir, les symptômes normaux et anormaux, pourquoi ce médicament fait des contractions. On s’assure qu’elle n’a pas de contre-indications. On lui propose de lui envoyer l’abortif si elle n’en a pas. S’il y a des pressions de la famille ou du compagnon, il y a toujours une solution. Si les délais sont dépassés (jusqu’à quatorze semaines pour le collectif), on l’oriente vers une clinique de confiance. L’accompagnement, c’est quinze jours avant et quinze jours après  : jusqu’à l’échographie pour vérifier si tout va bien.

Helena : Pour résumer, notre stratégie c’est :

1/ donner l’information,

2/ diffuser partout le numéro téléphonique,

3/ ne parler qu’aux femmes (appels),

4/ partager la science féministe et par nos réseaux s’informer de ce qui se fait de mieux,

5/ établir une grande coordination d’accompagnantes et de femmes qui embrassent l’avortement comme un acte libre, sûr, solidaire avec d’autres femmes. Pour cela, il y a des femmes-relais dans les communautés. C’est elles qu’on va voir si on veut avorter et qui donnent le numéro. Tout passe par le numéro.

6/ stratégie de la cybersécurité,

7/ nous sommes connectées avec d’autres collectifs en Amérique latine.

Pouvez-vous nous présenter la coordination d’Amérique latine ?

Helena : La Red Companera existe depuis un an. Il y a quinze groupes dans la coordination, dont deux clandestins, là où l’avortement est pénalisé. Les femmes risquent des années de prison comme à San Salvador, en Équateur, au Brésil, au Mexique. La perspective de la légalisation de l’avortement est importante  : c’est la cohésion du mouvement féministe actuel.

Laura : Dans la coordination, nous construisons la science féministe : par des femmes, partagée avec d’autres femmes. Et pour cela, nous n’attendons pas l’action des institutions de pouvoir : les femmes, nous nous organisons et nous nous accompagnons déjà entre nous.

Helena : Aujourd’hui, les perspectives pour la lutte donnent beaucoup d’espoir. Plus les jeunes femmes font des IVG libres, plus elles se sentent en sécurité, plus elles ont du désir, plus elles sont libres.

Propos recueillis par Louise (UCL Saint-Denis)

[1Comme dans toute l’Amérique latine, Las Parceras utilise le Misoprostol (médicament contre les ulcères), dont l’utilisation abortive a été découverte par les femmes noires pauvres des favelas.

 
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