Pays basque : ETA, soixante ans de luttes et de débats




Le 2 mai dernier, Euskadi Ta Askasuna (Pays basque et liberté, ETA) annonçait sa dissolution de façon unilatérale après un processus de désarmement. L’organisation née en 1959 a profondément marqué le paysage politique et social basque.

Depuis le XIXe siècle, le nationalisme basque est tenu en main par le Parti nationaliste basque (PNV) alliant la moyenne bourgeoisie à une frange catholique réactionnaire. La notion de «  race basque  » et de «  peuple élu  » est le fondement du mouvement de Sabino Arrana, fondateur et président du PNV. Ce mouvement s’oppose à une grande bourgeoisie locale intégrée à l’industrie et aux banques anglo-espagnoles. En 1936, le mouvement s’allie aux républicains et à la CNT pour repousser les franquistes jusqu’à la chute de Bilbao le 19 juin 1937. Les cadres du parti s’exilent en France  [1], aux États-Unis et en Amérique du Sud. Face à l’impuissance du parti en exil totalement coupé du peuple qui souffre de la répression franquiste, un groupe d’étudiants forme le groupe Egin («  Faire  ») en 1952 afin de promouvoir l’euskara (la langue basque) et d’étudier l’histoire du peuple basque. Face à l’attentisme de la frange démocrate-chrétienne, une tendance radicale du mouvement de jeunesse du PNV qui veut en découdre avec le pouvoir espagnol rejoint Egin. De leur jonction nait ETA le 31 juillet 1959.

Un parcours tumultueux

En 1961, l’idée de «  race basque  » est totalement abandonnée  [2], un ouvrage de Federico Krutwig, Vasconia, ouvre un nouvel horizon à l’organisation  : la conjugaison de la libération nationale et de la libération sociale. ETA prend un tournant lutte de classe. Le 18 juillet 1961, la première action est une tentative de faire dérailler le train qui transporte d’anciens soldats franquistes allant fêter le coup d’État fasciste. La situation internationale (guerre du Vietnam, mouvement du 26 juillet à Cuba, victoire du FLN en Algérie, MPLA en Angola...) fait pencher en 1964 ETA vers le maoïsme et le tiers-mondisme, appliquant à la lettre Les Damnés de la terre de Frantz Fanon. Le tiers-mondisme reste une paralysie pour le mouvement basque en mettant sur le même plan la situation de pays colonisés où l’industrie n’existe pas avec des bourgeoisies locales au service des colonisateurs, et le Pays basque surindustrialisé avec une bourgeoisie intégrée dans le pays oppresseur, et en reprenant la politique de front unique de Mao lors de la guerre de libération en Mandchourie, c’est à dire l’alliance avec la bourgeoisie «  basquiste  » alors que, paradoxalement, ETA rompt en même temps toute relation avec le PNV. À la charnière des années 1970, deux scissions vont s’opérer, la première en 1968 opposant le courant ouvriériste et le courant tiers-mondiste. Le deuxième courant reprend alors le contrôle de l’organisation. Cette même année, un des responsables d’ETA, Txabi Etxebarrieta, tombe sous les balles de la Guardia Civil, devenant la première victime dans les rangs de l’organisation.

La deuxième scission se fera en 1970. À la veille du Procès de Burgos  [3], la frange trotskyste quitte l’organisation afin de créer ETA VI avant de rejoindre la LCR espagnole. ETA abandonne alors le tiers-mondisme et le concept de «  peuple classe  » pour se tourner vers «  la liberté nationale, la démocratie et le socialisme  » cherchant à organiser le «  peuple travailleur basque  » autour de lui, idéologie empreinte d’avant-gardisme tout en alliant des militantes et militants d’horizons divers, qu’elles et ils soient des libertaires, ou d’anciens du PNV et du PSOE. En 1973, le successeur putatif de Franco explose dans sa voiture à Madrid grâce à une bombe revendiquée par ETA. Le pouvoir fasciste flanche et ETA doit préparer la fin du régime.

Affronter l’après Franco

Les désaccords reviennent et 1974 reste une année importante pour l’organisation  : le mouvement éclate. La majorité fonde le parti Langile Abertzale Irautzaleen Alderdia (le Parti des travailleurs patriotes révolutionnaires, LAIA) pour intervenir directement dans la vie politique basque. De son coté, ETA militaire organise l’action armée. Et enfin ETA politico-militaire (ETA-pm) refuse la division des deux fronts mais organise en même temps le syndicat Langile Abertzaleen Batzordeak (les Commissions ouvrières patriotiques, LAB), des comités de quartiers et le parti Euzkadiko Ezkerra (la Gauche du Pays basque).

À la mort de Franco, l’Espagne reste aux mains des cadres du franquisme et les travailleurs et travailleuses du Pays basque en font les frais  : le massacre par la police de cinq ouvriers en grève contre les limites salariales et les conditions de travail à Vittoria-Gasteiz en 1976, l’assaut contre des pro-amnistie par la police et la mort par balle de l’un d’entre eux lors des fêtes de Pampelune en 1978, la répression de la grève générale pour l’amnistie des prisonnières et prisonniers politiques basques et la mort de trois personnes à Errenteria, laissant une ville saccagée et pillée par la Guardia Civil. La répression de l’État espagnol ne s’éteint pas avec la transition dite démocratique. ETA poursuit son action, mais le paysage politique va se transformer.

En 1978, la coalition Herri Batasuna regroupant divers partis de gauche indépendantistes dont LAIA soutenue par le syndicat LAB et des regroupements pro-amnistie voit le jour dans le contexte de la nouvelle Constitution espagnole et du statut d’autonomie d’Euskadi, aux mains du PNV à partir de 1980. ETA, de son côté, se lance dans la lutte contre la construction de la centrale nucléaire de Lemoiz, soutenant un fort mouvement écologiste. L’organisation fait stopper la construction et le projet est abandonné.

Le Pays basque nord est le théâtre d’actions criminelles du Groupe antiterroriste de libération (GAL) orchestrées par l’État espagnol de Felipe Gonzales avec l’appui des autorités françaises. À partir de 1983, le GAL, regroupant des militaires et policiers espagnols, des mercenaires d’extrême droite et du milieu marseillais, assassine impunément des réfugiés d’ETA, aidé par les Renseignements généraux (RG) de Mitterrand  [4]. Entre-temps, ETA-pm se fond dans le Parti communiste basque en 1982 avant de rallier le PSOE.

L’impasse militaire

Sur le plan politique, Herri Batasuna prend de plus en plus d’ampleur dans les années 1980. ETA cible des casernes de la police et de la Guardia Civil à Madrid, mais quand au mois de juin 1987 une bombe explose dans un centre commercial de Barcelone tuant 47 personnes, l’organisation présente ses excuses. C’est l’action de trop pour une grosse partie des soutiens d’ETA. Un cessez-le-feu est décrété en 1989, le premier dans l’histoire de l’organisation, et des réunions de négociation sont organisées à Alger entre ETA et l’État espagnol. Celles-ci furent rompues face à la demande de repentance de Gonzales. ETA, affaiblie par de multiples arrestations, s’embourbe dans les années 1990 dans l’élimination de journalistes, d’élus de tous bords, s’éloignant ainsi de sa base jusqu’à une nouvelle prise de contact avec le gouvernement Aznar en 1999. Cette prise de contact conduit à un cessez-le-feu et aux accords de Lizarra où les forces indépendantistes et autonomistes (Herri Batasuna, PNV...) se mettent d’accord sur une solution politique. Sans surprise, le PNV ne respecte pas l’accord afin de garder le pouvoir sur la communauté autonome basque avec soit le Parti populaire soit le PSOE. ETA reprend les armes afin de faire pression sur le PNV.

La gauche indépendantiste sort divisée de cette période, entre le courant qui condamne la violence et celui qui ne souhaite pas la commenter. Dans cette période, jusque dans les années 2000, la doctrine Garzón (du nom d’un juge), se met en place  : «  Todo es ETA  » (Tout est ETA). Le juge ordonne la fermeture de journaux indépendantistes, de radios, interdit Herri Batasuna et des mouvements de jeunesse basques, dirige des rafles contre les militant.es et demande à la France (qui ne se fait pas prier) l’extradition de militant.es basques. Tout devient suspect, le juge Garzón voit la main d’ETA sur tout le mouvement.

Dissolution de l’organisation

Les années 2000 voient s’ouvrir une période de longue réflexion sur les débouchés politiques de la lutte armée. Le 17 octobre 2011, une nouvelle ère commence  : une rencontre internationale se tient au palais d’Aiete  [5] à Saint-Sébastien, demandant l’arrêt définitif de l’action armée, un dialogue entre les trois parties (ETA et les États espagnols et français), et la reconnaissance des souffrances subies de part et d’autres. Le 20 octobre, ETA annonce l’arrêt définitif de ses actions armées. ETA veut ouvrir le dialogue avec Madrid avec l’aide d’organisations internationales, un rendez-vous est donné à Oslo. Après plusieurs mois d’attente, l’État espagnol refuse de s’y rendre, signe que Madrid refuse d’ouvrir des pourparlers. Et c’est le cas  : les autorités espagnoles continuent à réprimer et à emprisonner des militant.es. Du côté français, même silence  : une lettre est envoyée à Hollande qui ne prend pas la peine de répondre. Le 16 décembre 2016, cinq représentant-es de la «  société civile  » appelés les Artisans de la paix entreprennent de neutraliser une partie de l’arsenal qu’ETA leur avait confié, se font arrêter par les force du Raid et sont envoyés à la cellule antiterroriste de Levallois-Perret avant d’être relâchés (la procédure n’est pas terminée). ETA poursuit son désarmement, donne la position de toutes ses caches d’armes aux représentants, ce qui aboutit à son désarmement complet le 8 avril 2018. ETA est désormais inactive et désarmée et l’organisation se dissout le 2 mai après que 93 % de ses membres aient approuvé cette décision.

Depuis, une nouvelle période s’ouvre au Pays basque. Les militantes et militants qui se battent pour l’autodétermination cherchent maintenant une issue uniquement politique par le biais du parti politique Sortu et de la coalition Euskal Herria Bildu rassemblant différentes tendances, par le biais de luttes sociales avec le syndicat LAB, mais aussi d’association de familles (Etxerat) de prisonnières et prisonniers ou des associations d’aide à leur réinsertion (Harrera). Bien que l’État français a depuis fait de timides avancées en ce qui concerne le rapprochement des prisonniers vers leur familles et proches, l’État espagnol reste sur sa position tout en niant le statut d’exception des prisonniers politiques mais aussi les tortures et les éliminations faites par les différentes polices. Après la suppression réclamée des mesures d’exception appliquées aux détenu.es basques, nombreux sont ceux et celles qui demandent la mise en place d’une justice transitionnelle (réparatrice) pour que l’ensemble des détenu.es basques en Espagne et en France soient libérés.

Martial (AL Saint-Denis)

[1Le PNV avait un siège au 7 rue Quentin-Bauchart dans le 8e arrondissement de Paris où se réunissaient les cadres du parti. Le siège fut réquisitionné par la Gestapo et donné à l’ambassade de l’Espagne franquiste. Il est toujours propriété de l’ambassade où loge l’Institut Cervantès.

[2Dans le bulletin interne d’ETA, Zutik n°8 de 1961  : «  Dans le siècle présent, ni la race, ni la langue, ni le passé historique n’octroient à un peuple le droit d’être maître de lui-même et d’être libre […]. L’unique condition nécessaire pour se constituer est celle-ci  : le vouloir.  ».

[3Le procès de Burgos, où sont jugés par un tribunal militaires 16 membres d’ETA soupçonnés d’avoir participé au meurtre de trois personnes, se tient à partir du 3 décembre 1970. Le tribunal condamne chacun d’eux à la mort par garrot. Une grande campagne internationale, que Gisèle Halimi et Sartre ont rejoint en France, fait céder Franco et la peine est transformée en années de prison (de 12 à 70 ans).

[4En 1985, a lieu la fusillade du bar de l’hôtel Monbar dans le Petit Bayonne, où quatre réfugiés trouvent la mort. L’action du GAL a fait plus de 34 morts et les auteurs n’ont jamais été condamnés.

[5Le palais d’Aiete était la résidence d’été de Franco.

 
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