Histoire

1999 : Seattle « invente » l’altermondialisme




En décembre 1999, le monde, étonné, découvre que des milliers de personnes ont réussi à bloquer le sommet de l’OMC à Seattle. C’est le tremplin qu’attendait un mouvement contestataire transnational jusque là en gestation. Le cycle altermondialiste venait de commencer. Il allait tourner quelques années à plein régime.

Le 30 novembre 1999, le sommet de l’Organisation mondiale du commerce à Seattle, sur le littoral pacifique, est bloqué par des milliers de militantes et de militantes. L’impact de ces manifestations et blocages de rue rapidement baptisés « bataille » de Seattle par les médias, est énorme : ils sont la preuve de la pertinence de la stratégie d’action directe. Les forces de répression états-uniennes sont dépassées, malgré l’instauration de l’état d’urgence et d’un couvre-feu. Le blocage est un aussi un coup de tonnerre médiatique qui met le mouvement « antimondialiste » à la une. La contestation du capitalisme devient un phénomène incontestable. Un nouveau cycle de mobilisation internationale, ciblant spécifiquement la « mondialisation » capitaliste, est ouvert.

Si la réussite du blocage est nouvelle et si la méthode renoue avec une tradition d’action directe un peu oubliée [1], Seattle a en fait été précédé de quelques grandes mobilisations transnationales. Parmi les plus significatives on peut citer les Rencontres intergalactiques contre le néolibéralisme et pour l’humanité, organisées par les zapatistes mexicains en 1996 ; les Marches européennes contre le chômage et la précarité en 1994, 1997 et 1999 ; ou encore la grande manifestation contre le G7 de Lyon en 1996. Le constat que la politique ne se fait plus uniquement dans le cadre national obligeait déjà les mouvements de divers pays à collaborer dans des mobilisations communes.

L’air frais du pacifique

Mais Seattle apporte un « air frais » [2], quelque chose de neuf, de jamais fait. C’est sur cette nouveauté que va se construire un cycle de mobilisations internationales qui allait durer quelques années. Pour discréditer le mouvement, les médias vont le qualifier dans un premier temps, d’« antimondialiste », terme connoté conservateur et pouvant englober nationalistes et souverainistes. À partir de 2001, Attac va réussir à imposer le terme « altermondialiste », plus positif mais relativement vide, collant au slogan « Un autre monde est possible ».
Ce cycle « altermondialiste » se caractérise en premier lieu par des revendications d’ordre économique. La mondialisation, le libéralisme et le capitalisme sont dénoncés. Les autres mobilisations internationales, contre la guerre (Afghanistan, Irak, Palestine, par excellence.), contre le militarisme (l’Otan est dénoncé), féministes (avec la Marche mondiale des femmes), anti-répression (soutien à Oaxaca au Mexique, soutien à l’insurrection en Grèce, etc.) ou écologiques (mobilisations antinucléaires ou contre le réchauffement climatique) s’enrichissent de l’expérience altermondialiste et de certaines de ses « innovations ». Mais la logique de chacune restera distincte.

L’imagination au pouvoir

Seattle va également redéfinir les priorités militantes à gauche et à l’extrême gauche. La majorité des organisations anticapitalistes en tirent la conclusion que s’il est possible de bloquer les institutions capitalistes par ce type de mobilisation, alors ça doit devenir une priorité [3]. Il est vrai que le mouvement amène aussi au militantisme une nouvelle génération, attirée par les « paillettes » de contre-sommets ponctuels plus « glamour » que la lutte des classes au quotidien. Il oblige aussi des organisations à travailler ensemble alors qu’elles n’en avaient pas l’habitude [4].

Mais Seattle marque surtout l’irruption d’une grande inventivité et un renouvellement des méthodes d’intervention militante. Le meilleur et le pire s’y côtoient.

1 - Seattle a remis à l’ordre du jour l’action directe, qu’elle soit violente ou non. Cependant, le résultat obtenu à Seattle reste un modèle de victoire qui n’a plus été atteint depuis. Certes, d’autres sommets ont été sérieusement chahutés. Celui du FMI et de la Banque mondiale à Prague en septembre 2000 par exemple, ou le sommet de la Banque mondiale prévu à Barcelone en juin 2001 et annulé par crainte de « manifestations radicales ». Mais sans retrouver la force symbolique de cette victoire initiale.

2 - Le mouvement altermondialiste a rapidement été confronté au problème de cohabitation de tactiques de rue diamétralement opposées, entre violents « par principe » et puristes de la non-violence. La « diversité des tactiques » a été la réponse consistant à occuper des lieux différents en fonction du degré de confrontation voulu, tout en restant solidaires malgré ces divergences tactiques. Il faut bien dire que cette « diversité des tactiques » n’a pas toujours été une réussite. Trop souvent, soit les non-violents se sont désolidarisés des radicaux avant même qu’il ne se passe quoi que ce soit, soit des « autonomes » ont instrumentalisé les cortèges ayant affiché un choix non violent. La plus grande réussite en terme de diversité des tactiques reste la mobilisation de Québec en avril 2001, avec des zones clairement identifiées en fonction du degré de confrontation, qui ont permis aussi bien à des familles avec des poussettes qu’à des jeteurs de pavé de participer sans se gêner les uns sur les autres. Ce type de « partage » avait déjà été expérimenté à Prague, avec trois cortèges distincts selon la volonté de confrontation directe [5].

3 - Le mouvement altermondialiste a su passer de l’opposition à l’élaboration. La contestation des sommets capitalistes s’est rapidement accompagnée de contre-sommets, lieux de débats, d’échanges, de discussion, où, au moins durant les premières années qui ont suivi Seattle, une conception libertaire et directe de la démocratie de groupe a été expérimentée. Ces contre-sommets se sont inspirés d’expériences précédentes : rencontres intergalactiques de 1996, Assises européennes contre le chômage de 1997. Rapidement, pour dépasser le côté de plus en plus plan-plan de ces contre-sommets, des rencontres plus politiques ont fleuri en parallèle : forum libertaire à Porto Alegre en 2002, forum social libertaire en parallèle du Forum social européen de Saint-Denis en 2003, ou encore à Athènes en 2006. Puis, pour aller plus loin dans l’expérimentation, ce sont des villages éphémères entiers qui ont été installés lors des contre-sommets pour mettre en œuvre concrètement d’autres « vivre ensemble ». L’exemple le plus marquant reste le Village alternatif anticapitaliste et antiguerre (Vaaag) [6] installé à Annemasse à l’occasion de la mobilisation contre le G8 d’Évian en juin 2003.

Le reflux

Malgré ces réussites, le mouvement altermondialiste a dû faire face à des difficultés qu’il n’a pas su gérer. La première, et probablement la principale, a été le manque de cohérence politique et de projet. Jamais le slogan « Un autre monde est possible » n’a été rempli avec de vraies perspectives, si ce n’est le projet néosocial-démocrate d’Attac [7]. Une des causes principales est probablement à chercher dans les conflits d’intérêts à plusieurs niveaux : divergences entre organisations constituées et individus faisant du « tourisme militant », divergences entre militants de terrain luttant au quotidien et insurrectionnalistes tentant des « coups », divergences entre organisations politiques et organisations syndicales, et enfin, mais ce n’est pas le moindre, divergences incontestables entre courants politiques. Entre sociaux-démocrates, communistes, écologistes et libertaires, personne n’a vraiment « gagné » la bataille des idées.

Un deuxième écueil majeur a été la faiblesse de la solidarité. Comme signalé plus haut, la diversité des tactiques n’a pas toujours prévalu. La « condamnation des casseurs » par une partie du mouvement altermondialiste se voulant respectable a fait autant de mal que les « autonomes » utilisant les cortèges pacifiques pour lancer leurs attaques.
Enfin et surtout, le capitalisme et les États se sont très vite organisés pour contrer les mobilisations. Le niveau de la violence d’État a monté d’un cran contre les mobilisations internationales.

Dès Seattle, la répression s’est abattue et elle est allée crescendo : torture de militants arrêtés à Prague et Gênes, tir à balles réelles à Göteborg, meurtre de Carlo Giulani à Gênes. Les persécutions administratives et l’acharnement judiciaire sont devenus dramatiquement banals. Les sommets capitalistes ont également pris l’habitude de se barricader : érection de « murs de la honte » à Québec ou Gênes, « zones rouges » sous contrôle militaire de plus en plus étendues, jusqu’à atteindre des dizaines de kilomètres carrés lors du sommet d’Évian, voire organisation dans les endroits tout simplement les plus inaccessibles au fin fond des montagnes à Calgary (Canada, 2002).

Et maintenant ?

Les mobilisations internationales ne sont pas terminées. La nécessité de mener les luttes à cet échelon reste une évidence. Les fleurs semées par Seattle continuent à éclore. Mais leur parfum n’est plus le même. L’altermondialisme, pris dans une sorte de routine, ne mobilise plus aussi largement – en tout cas en Occident.

À trop chercher à « reproduire Seattle », on a perdu de vue ce qui avait fait son succès : l’inventivité, le caractère imprévisible, l’innovation spontanée. Et Seattle reste, pour le coup, la plus grande et la plus éclatante victoire du mouvement altermondialiste parce que les pouvoirs se sont organisés pour empêcher qu’une telle claque ne se reproduise.

Laurent Scapin (AL 93)


DES CONTRE-SOMMETS AUX FORUMS SOCIAUX

Le prélude

22 juin 1996 mobilisation contre le G7 à Lyon (France).
Juillet 1996 première rencontre intergalactique au Chiapas (Mexique), invitée par l’EZLN

Juin 1997 Marches européennes contre le chômage et la précarité. Manifestation à Amsterdam (Pays-Bas) le 14 juin 1997.

Avril 1998 Assises européennes contre le chômage à Bruxelles (Belgique).

Mai 1999 Marches européennes contre le chômage et la précarité, manifestation à Cologne (Allemagne) le 29 mai 1999.

30 novembre 1999 sommet de l’Organisation mondiale du commerce à Seattle (États-Unis). 40 000 personnes manifestent à l’appel de la confédération syndicale AFL-CIO et 2 000 bloquent la ville et le sommet. L’état d’urgence est décrété.

L’après-Seattle

30 juin 2000 plus de 100 000 personnes sur le plateau du Larzac pour soutenir les paysans inculpés pour le démontage du McDo de Millau.

22-24 juin 2000 sommet du FMI et de la Banque mondiale à Prague (République tchèque). Des manifestants pénètrent jusque dans le palais des congrès. Premier appel libertaire international à l’initiative d’Alternative libertaire et de l’ORA-Solidarita (communistes libertaires tchèques).

7-8 décembre 2000 sommet de l’Union européenne à Nice (France). Le centre-ville est déclaré " zone rouge ".

Avril 2001 sommet des Amériques à Québec (Canada). Zone rouge clôturée de murs. Mise en œuvre de la " diversité des tactiques ".

15 juin 2001 sommet de l’UE à Göteborg (Suède). La police tire à balles réelles.

Juin 2001 le sommet de la Banque mondiale prévu du 25 au 27 juin à Barcelone (Espagne) est annulé « par crainte de manifestations radicales ».

20-22 juillet 2001 : G8 à Gênes (Italie). Des murs encerclent la ville. La police tue un manifestant.

13-14 décembre 2001 sommet de l’UE à Laeken (Belgique). Apparition du terme « altermondialiste ».

Février 2002 2e Forum social mondial à Porto Alegre (Brésil). La FAG (communistes libertaires brésiliens) organise en parallèle un forum libertaire.

Mars 2002 Conseil européen à Barcelone (Espagne). Plus de 300 000 personnes dans la rue le 16 mars.

Juin 2002 sommet de l’UE à Séville (Espagne).

26-27 juin 2002 : G8 à Calgary (Canada), dans un lieu inaccessible.

6-10 novembre 2002 : Forum social européen à Florence (Italie). Un million de manifestants le 9 novembre.

Juin 2003 G8 à Évian (France). La zone rouge s’étend jusqu’à Annemasse. Le Village alternatif, anticapitaliste et antiguerre (Vaaag) rassemble plus de 5 000 personnes pendant une semaine. Le cortège libertaire unitaire regroupe plus de 5 000 personnes.

20-21 juin 2003 Sommet européen de Salonique (Grèce).

Novembre 2003 Forum social européen à Saint-Denis. En parallèle, Forum social libertaire à Saint-Ouen du 11-16 novembre 2003. Le cortège libertaire dans la manifestation de clôture du FSE rassemble plus de 3 000 personnes.

Le ralentissement

6-8 juillet 2005 G8 de Gleneagles en Écosse.

4-7 mai 2006 Forum social européen à Athènes (Grèce). Un forum libertaire est organisé en parallèle.

Juin 2007 à Rostock (Allemagne).

Juillet 2008 G8 à Hokkaido (Japon).

1er-4 avril 2009 sommet de l’Otan à Strasbourg.


(c) Mike Flugennock/Sinkers.org

[1« Comment nous avons bloqué l’OMC », Alternative libertaire de février 2000.

[2« L’air frais de Seattle », Alternative libertaire de janvier 2000.

[3Alternative libertaire n’a pas échappé à cette " mode " et s’est au contraire beaucoup investie dans les mobilisations de Prague, Gênes ou Annemasse. Bien que l’organisation n’ait pas toujours évité l’écueil d’un certain aveuglement béat, elle a tout de même eu une vraie réflexion sur les perspectives et les enjeux de ces mobilisations. Lire par exemple « Des perspectives concrètes pour le mouvement antiglobalisation » dans Alternative libertaire de septembre 2001.

[4Alain Damasio et Karen Bastien, Une autre mondialisation en mouvement ?, Mango, 2002 ; pages 44-46.

[5Le cortège « rose », festif et principalement trotskiste, se disloquera rapidement. Le cortège « jaune », avec les Tute Bianche italiens en tête, tentera de « pousser » les policiers. Le cortège « bleu », principalement libertaire et autonome, affrontera les forces de l’ordre tout l’après-midi.

[6Le VAAAG : une expérience libertaire, No Pasaran/Éditions du Monde libertaire, 2003.

[7VIe congrès d’Alternative libertaire (Orléans, 2002), disponible sur www.alternativelibertaire.org

 
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