1978 : Jeudi rouge en Tunisie




La date du 26 janvier 1978 est restée et restera longtemps gravée dans la mémoire tunisienne. Ce « Jeudi noir » a été la première grève générale dans l’histoire de la classe ouvrière de la Tunisie indépendante.

Le 26 janvier 1978 marque la fracture la plus profonde entre les deux piliers sociaux et politiques qui ont constitué l’État tunisien moderne, à savoir le parti du Néo-­Destour converti en 1962 en « Parti socialiste destourien » (PSD, constitutionnaliste) et la principale centrale syndicale, ­l’Union générale tunisienne du travail (UGTT).

Depuis sa fondation, l’UGTT a gardé des relations privilégiées avec le parti de la bourgeoisie nationale qui plaidait pour l’indépendance face à la colonisation française installée depuis 1881 sous forme de protectorat. L’UGTT, qui s’est formée dès sa naissance en tant que force nationale anticoloniale, plutôt que simple syndicat ouvrier, a été durant les années 1950 et 1960 le soutien principal au parti de Bourguiba dans sa conquête du pouvoir. Elle était sa force majeure pour écarter ses rivaux politiques, d’abord ceux du même parti, puis les communistes, les nationalistes panarabes et la « nouvelle gauche », surtout maoïste, qui a émergé notamment du mouvement des étudiants et étudiantes (Mai 68).

Entre 1954 et 1962, le pouvoir de Bourguiba n’arrive pas à s’affirmer sans le soutien décisif de l’UGTT acté dans son congrès national de 1955. Le secrétaire Général d’alors, Habib Achour, est le même qui signe en janvier 1978 la décision de la grève générale quelques mois après avoir quitté le bureau politique du parti au pouvoir sous pression de la forte tendance indépendantiste au sein des structures syndicales.

L’État et son syndicat

Sous l’influence du programme de l’UGTT elle-même, le parti de Bourguiba a adopté durant les années 1960 une politique économique appelée « socialisme bourguibien », sorte d’étatisation poussée à l’extrême, où tout le monde se met au service d’un État patron de plus en plus autoritaire et répressif. L’État s’empare de tout et s’occupe de tout, terres, entreprises et services publics. Un arbitraire patriarcal règne et une mainmise totale asphyxie la vie économique et sociale. Le symbole de cette étape, Ahmed Ben Salah, qui cumulait 4 ministères à lui seul entre 1961 et 1969, était un ancien secrétaire général de l’UGTT. Face aux révoltes de la paysannerie, du petit commerce, des manufacturiers et grands propriétaires unis contre l’État. Ce dernier n’a plus que l’UGTT pour le soutenir. Un tournant libéral en 1970, assisté par les États-Unis, et surtout par la Communauté européenne, s’instaure sous la direction du libéral Hedi Nouira, nommé Premier ministre. Dans la foulée, la casse sociale est brutale.

D’autre part, depuis la fin des années 1960 et avec le développement rapide et condensé de l’enseignement public, une main-d’œuvre diplômée arrive massivement sur le marché du travail. Le nombre des adhérents et adhérentes de l’UGTT passe de 40 000 en 1970 à 550 000 en 1977. Une nouvelle génération syndicale plus politisée et plus ouverte aux idées de gauche et d’extrême gauche est injectée par le mouvement estudiantin et lycéen.

La tendance vers l’indépendance vis-à-vis de l’État et du parti au pouvoir, la démocratie et la lutte de classe se développent d’une façon inégale au sein des structures de base et quelques structures intermédiaires surtout dans les plus importantes fédérations du secteur public (enseignement, poste et télécommunications, transports, santé, chemin de fer et transport en commun), et privé tels que les usines de textiles, des électroménagers, et électroniques, tremplins d’une opposition radicale connue sous le nom de « Gauche syndicale ».

Fuite en avant du gouvernement

Le mouvement étudiant a précédé le mouvement ouvrier dans la dissidence. Le congrès étudiant de Korba en 1971 a été rompu par l’intervention policière car la gauche prenait le gouvernail de l’organisation devant les Destouriens.

Depuis, le mouvement étudiant est en lutte ouverte contre les vigiles et les forces de l’ordre qui cernent les universités d’une façon presque continue. Plusieurs militants et militantes de la gauche sont torturées, emprisonnées, ou recherchées par le régime bourguibien. Certains passeront même de longues années en prison.

À cette époque la direction de l’UGTT, Habib Achour en tête, épaule la police dans cette répression et soutient sans réserve le gouvernement de Hedi Nouira. Pire, la même direction rejette la plupart des grèves entamées par ses propres syndiqués. Les briseurs de grèves, les membres des milices de l’UGTT, font la loi dans certaines entreprises et agressent leurs collègues. Plusieurs grèves sont dénoncées comme illégales ou sauvages.

Les hauts cadres de l’UGTT qui siègent alors aux instances dirigeantes du parti au pouvoir et/ou au parlement, commencent à être gênés et même discrédités par leurs collègues à cause de leur incapacité à gérer cette radicalisation au sein de leur organisation.

Selon des sources officielles, on comptait 150 grèves en 1972, 301 en 1975, 373 en 1976 et 452 grèves en 1977. Le gouvernement entame néanmoins une véritable guerre contre les pauvres, limitant au maximum les droits du travail et ouvrant la porte à la précarité et à la misère massive. La grande hausse des prix annoncée en 1977 a suscité une nouvelle vague de grèves et de confrontations. Le gouvernement développe de plus en plus son réseau de milices, appelées « cellules professionnelles », au sein des entreprises. Armées de bâtons, de chaînes et de barres de fer fournis par le parti-État, elles se lancent dans des affrontements avec les grévistes et les manifestantes et manifestants.

Autour de Bourguiba, différents acteurs se partagent et se disputent un pouvoir de plus en plus en crise. L’état de santé du « combattant suprême » est aggravé depuis 1969. Mais il continue à régner à travers sa famille et ses collaborateurs. La guerre secrète des clans a explosé surtout en 1977. Habib Achour, le secrétaire général de l’UGTT prend partie pour le clan pseudo libéral de la femme de Bourguiba, Wassila Ben Ammar, qui incarne une « voie douce » envers les conflits sociaux. Le chef du gouvernement Nouira fait partie de « l’aile dure ». La direction de l’UGTT est de plus en plus visée par une campagne acharnée, surtout suite à la visite d’Achour en Libye et l’accord qu’il a conclu avec Kadhafi en faveur des ouvrières et ouvriers tunisiens en Libye, peu après que Nouira ait obtenu la fin du projet d’union de la Tunisie et la Libye.

La grève est réprimée dans le sang

Le 4 janvier 1978, la fédération de l’Agriculture affiliée à l’UGTT lance un appel à la grève. L’événement provoque un affrontement devant le siège de la centrale syndicale entre les grévistes et les forces de police. La question des provocations policières est discutée lors du conseil national de l’UGTT le 8 janvier. La critique de la dérive du gouvernement est nette et résolue. Le conseil contraint Habib Achour et Kheireddine Salhi de se retirer des instances dirigeantes du parti au pouvoir. Le 20 janvier le comité central du parti au pouvoir dénonce une « déviation » de la direction syndicale quant aux principes de la démocratie interne et le diktat de son secrétaire général. Le 24 janvier, Abderrazak Ghourbel, secrétaire général de l’UGTT de Sfax, deuxième ville tunisienne, est arrêté.

De nouveaux affrontements ont lieu entre syndicalistes de la région et forces de police. Le lendemain, le siège de l’UGTT est encerclé par la police qui empêche près de 200 dirigeants et dirigeantes syndicalistes d’en sortir. La grève générale est annoncée dans la journée pour le lendemain, 26 janvier. Plusieurs locaux syndicaux dans différentes régions sont alors investis par les milices du pouvoir et des syndicalistes sont agressés et arrêtés. C’est dans une atmosphère de terreur et de provocations, que les syndicalistes s’organisent pour réussir cette grève. La police bloque les artères des villes et se disperse un peu partout. Les intimidations se multiplient, les arrestations préventives aussi. L’UGTT est, cette fois, avec les manifestations étudiantes et lycéennes.

L’appel à la grève générale pacifiste n’a pas pu être respecté car le gouvernement et ses sbires font tout pour pousser à la violence et ainsi légitimer la répression. Des affrontements dans la rue, des barricades, des pillages et des incendies se propagent dans toutes les villes. L’armée intervient, sur ordre de Bourguiba, et tire sur la foule à Tunis, tuant plus de 400 personnes et blessant plus de 1 500 autres, selon des estimations indépendantes. Des centaines de syndicalistes ou autres protestataires sont arrêté.es, torturé.es et emprisonné.es. Le soir même Bourguiba annonce l’état de siège et le couvre-feu pour trois mois, étouffant ainsi ce premier acte d’indépendance syndicale.

Janvier rouge

Malgré les efforts du gouvernement de Mohamed Mzali, nommé en avril 1980 pour faire oublier aux Tunisiens et Tunisiennes leur soulèvement de janvier 1978, celui-ci reste dans les mémoires. Cette tentative d’apaisement était, elle-même une suite à un autre 26 janvier, celui de l’année 1980. Un commando nationaliste panarabe financé et entrainé par Kadhafi a provoqué une petite guerre en essayant de s’emparer de la ville de Gafsa connue par sa tradition de rébellion. Mais les insurgé.es ont échoué et plusieurs d’entre eux sont exécuté.es. Néanmoins, ils ont suscité une sympathie parmi les couches populaires qui espéraient en profiter pour se débarrasser du régime dictatorial. Le 27 décembre 1983, suite à l’annonce d’une étape encore plus désastreuse de procédures dictées par le FMI, dont la hausse de 70 % du prix du pain, une insurrection se propage dans le sud tunisien et d’autres régions de « la Tunisie profonde ». Le 3 janvier 1984 la contagion touche les grands cités populaires de Tunis et une fois de plus la confrontation est sanglante. Le gouvernement est allé jusqu’au bout dans sa répression policière et militaire : 143 morts, plus que 1000 blessés et 800 arrestations [1].

En 2011, c’est encore en janvier que la révolution renverse Ben Ali, celui qui était l’un des responsables des services de sécurité le 26 janvier 1978. Le processus révolutionnaire déclenché entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011, a certainement, été détourné vers une réelle régression sociale, compensée par un simulacre de démocratie parlementaire. Mais rien n’est encore joué. En attendant, les janviers continuent à hanter les dictateurs de la Tunisie.

Mohamed Amami (AL Gard)

[1Selon Jeune Afrique n° 1201 du 11 janvier 1984.

 
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