Libye : Esclavage : les responsabilités européennes et françaises




Les migrants et les migrantes d’Afrique bloqué.es en attente de passage en Europe subissent la torture, les mauvais traitements, les viols mais aussi des cas d’esclavage en Libye. Ces abominations sont permises par une politique migratoire européenne sécuritaire et criminelle, mais aussi le « chaos » libyen et les « solutions » mises en place pour y remédier. Cette situation cache bien les responsabilités en France et en Europe. À quand la fin ?

Le 13 novembre, un reportage de la chaîne américaine CNN a déclenché une indignation mondiale en montrant des migrantes et migrants vendu.es sur des marchés aux esclaves en Libye. Les réactions ont été vives, comme à chaque fois qu’une image choc vient mettre en lumière les conditions inhumaines vécues depuis de nombreuses années par l’immense majorité des personnes qui émigrent en Europe. En Libye en particulier, la situation des migrants et migrantes d’Afrique bloqué.es en attente d’un passage en Europe est épouvantable et ce depuis longtemps, comme en témoignent plusieurs ONG et organisations internationales [1] qui avaient déjà alerté sur de possibles cas d’esclavage et plus généralement sur les tortures, mauvais traitements, séquestrations, viols…

Actuellement il y aurait entre 400 000 et 700 000 réfugié.es d’Afrique en Libye. Selon l’Organisation internationale des migrations (OIM), environ 15 000 seraient détenu.es dans des centres contrôlés par le gouvernement libyen, mais beaucoup plus sont enfermé.es dans des centres de détention illégaux tenus par des milices et des trafiquants.

Une politique migratoire sécuritaire et criminelle

Dans certaines réactions officielles, les pays africains ont été pointés du doigt, rendus responsables de la situation car incapables d’empêcher l’émigration de leurs ressortissants et de les protéger. Emmanuel Macron, lors de son discours au Burkina Faso, a parlé d’une « traite faite par des Africains contre d’autres Africains ». Mais les responsabilités européennes que ce soit dans la situation globale des personnes migrantes ou vis-à-vis de la situation précise en Libye, ont été complètement éludées.

Depuis vingt ans, la politique migratoire européenne est fondée principalement sur la « lutte contre l’immigration illégale » à travers la fermeture des ­frontières, et sur une approche de plus en plus restrictive des voies dites « légales » d’immigration. C’est à partir des attentats du 11 septembre 2001 que le tournant sécuritaire s’opère. En 2004, pour la première fois, un texte officiel européen établit un lien entre la sécurité de l’Union européenne (UE) et l’immigration [2], et c’est à cette date que l’agence Frontex est créée, dotée de moyens militaires grandissants pour surveiller les frontières. En 2008, la législation européenne autorise et donc généralise l’enfermement des migrantes et migrants en vue de leur renvoi dans leur pays d’origine. Et ces dernières années les contrôles aux frontières se sont intensifiés, avec le déploiement de moyens technologiques importants (capteurs sur le littoral, drones de surveillance, satellites). En parallèle la coopération accrue avec les pays d’origine et de transit des migrantes et migrants a pour but de renvoyer plus facilement les expulsé.es, de déléguer à ces pays le contrôle des frontières et de les forcer à retenir leurs ressortissants et ressortissantes. Dernière idée en date, des centres de tri créés directement en Afrique [3].

Une telle politique produit des effets qui sont à l’opposé de ceux que les discours prétendument humanistes de l’UE et de la France appellent de leurs vœux. Elle rend les routes migratoires de plus en plus dangereuses, et donc de plus en plus meurtrières, et contribue à l’expansion et l’enrichissement des réseaux de passeurs, devenus incontournables pour les migrant.es qui cherchent à entrer en Europe.

C’est particulièrement vrai dans le cas de la Libye, où l’UE porte assistance aux différentes autorités libyennes pour faire cesser à tout prix les départs de migrants, alors même que certaines de ces autorités ont dans leurs rangs des milices qui participent au trafic.

En particulier, l’Italie travaille avec les gardes-côtes libyens pour intercepter et renvoyer les bateaux de migrants et migrantes en Libye et elle a signé un accord avec 14 maires libyens en leur promettant l’accès à des fonds européens en échange d’une lutte accrue contre les trafics et donc in fine contre l’immigration. En conséquence, les maires libyens ont eux-mêmes conclu un accord avec les milices trafiquantes en leur fournissant équipement et finances pour maintenir les migrantes et migrants sur le sol libyen [4]. Cette démarche de ­l’Italie a été saluée par la France, Macron jugeant que c’était le « parfait exemple de ce vers quoi nous souhaitons tendre » [5].

C’est aujourd’hui cette politique qui aboutit à ce que des centaines de milliers de migrantes et migrants soient bloqué.es en Libye en situation de grande vulnérabilité. À noter qu’elle n’est pas nouvelle, puisque des marchandages entre l’Italie et la Libye existaient déjà à l’époque de Kadhafi.

Le « chaos » libyen propice à une telle situation

L’instabilité qui règne en Libye actuellement est aussi un des facteurs du développement des milices et des trafics et permet l’exploitation des migrants et migrantes à huis clos. Or les pays européens, et en particulier la France, sont loin d’être étrangers à cette situation. En 2011, l’intervention militaire menée en Libye par l’Otan, avec comme chefs de file la France et le Royaume-Uni et comme motivations les intérêts occidentaux, a plongé le pays dans le chaos et déstabilisé durablement toute la sous-région. La chute de Kadhafi a également entraîné la libération du racisme envers les populations noires de Libye, assimilées aux mercenaires africains recrutés par Kadhafi dans son armée. Suite aux dénonciations d’esclavage, l’UE, l’ONU et l’Union africaine (UA) appellent à une solution politique pour ramener la stabilité en Libye, or en parallèle la France continue d’y mener un jeu diplomatique trouble. La Libye est actuellement divisée entre deux gouvernements, l’un – le gouvernement libyen d’union nationale – imposé par l’ONU et l’autre – les forces du général Haftar – contestant la légitimité du premier. Alors qu’elle est censée appuyer le choix de ­l’ONU auquel elle a par ailleurs contribué, la France soutient en parallèle le général Haftar avec une mission du Service Action de la DGSE (services secrets) [6]. Avec une telle ingérence française, la paix en Libye semble loin et les discours officiels particulièrement hypocrites.

Le cas libyen amène à remonter encore un peu plus le fil des parcours migratoires et à se questionner sur les raisons qui poussent les migrantes et migrants d’Afrique à quitter leurs pays. La colonisation puis la poursuite de cette politique impérialiste par la Françafrique ou par d’autres ingérences étrangères ont privé les peuples africains de leur souveraineté politique et économique et donc de leur possibilité de se construire un avenir dans des conditions décentes et dignes.

Compte tenu de ces responsabilités européennes et françaises, on ne pouvait attendre beaucoup des solutions annoncées depuis la diffusion du reportage de CNN.

Des solutions qui arrangent bien les pays européens

Une réunion spéciale a été convoquée par la France en marge du sommet UE/UA à Abidjan fin novembre. Parmi les mesures annoncées : un accord international pour procéder à des évacuations urgentes des migrants africains de Libye vers leur pays d’origine. Des rapatriements vers le Niger, pays de transit avant la Libye, ont déjà commencé et ­cette situation a permis de mettre au devant de la scène le nouveau centre d’examen des demandes d’asile ouvert récemment au Niger sur demande de la France, sans que cette nouvelle étape dans l’externalisation du contrôle des migrations ne soit questionnée. À aucun moment il n’a été question d’évacuer les réfugié.es vers les pays européens, leur destination souhaitée et pour laquelle ils ont enduré l’enfer libyen, et ainsi la « solution » trouvée par la France revient finalement à refouler les personnes dans leur pays d’origine.

Dans le même temps, les politiques migratoires européenne et nationales se durcissent encore un peu plus et les conditions de vie des migrant.es dans l’UE s’aggravent [7]. Un projet de règlement européen en cours de négociation prévoit d’étendre le principe du règlement de Dublin à des pays « sûrs » non-européens, c’est-à-dire de juger irrecevable une demande d’asile lorsque la personne a transité par un pays tiers considéré comme « sûrs » par l’UE et d’y renvoyer directement cette personne. Seraient considérés comme « sûrs » la totalité des pays voisins de l’UE et même des pays en guerre dès lors qu’une partie du territoire au moins échappe au conflit, comme en Libye par exemple [8].

L’indignation européenne sur l’esclavage en Libye et plus largement sur la situation des migrantes et migrants en Afrique permet finalement de détourner opportunément l’attention des pratiques et lois européennes en la matière, tout aussi scandaleuses.

Marie Bazin (association Survie)

[1Notamment Amnesty International, Médecins sans frontières, la Cimade, l’Organisation internationale des migrations…

[2Programme de La Haye.

[3« La fausse bonne idée des corridors », Alternative libertaire, octobre 2017.

[4« Libye, un obscur réseau de complicités », Rapport d’Amnesty International, 12 décembre 2017.

[5« Le parfait exemple », Billets d’Afrique, édito de septembre 2017.

[6Sur la situation politique en Libye, voir dans Billets d’Afrique : « Libye : un chaos français », octobre 2014 ; « Libye, le retour des apprentis-sorciers », janvier 2016 ; « Trois morts qui font tâche », septembre 2016 ; « D’une guerre à l’autre », octobre 2016.

[7« La fausse bonne idée des corridors », Alternative libertaire,
n°277, octobre 2017.

[8« Le diabolique projet de l’Europe pour les demandeurs d’asile », Mediapart, 28 novembre 2017.

 
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