Lire : Sahagian, « Victor Serge, l’homme double »




Cet étonnant petit livre – écrit avec style – propose une errance érudite, pleine d’empathie mais résolument iconoclaste dans la vie de l’écrivain et révolutionnaire Victor Serge (1890-1947).

Pour ceux et celles qui s’y intéressent, Victor Serge suscite souvent tant l’admiration que l’agacement. D’un côté, ses récits sont lumineux d’intelligence, et ses analyses politiques affûtées toujours soutenues par une profonde humanité. D’un autre côté, Serge fut un acteur plus que trouble de son époque. Ex-anarchiste individualiste devenu bolchevik de fer, il fut un propagandiste servile de l’Internationale communiste, un scribe de la vérité officielle, et, au bout du compte une victime de la dictature dont il s’était fait le thuriféraire.

Sans cacher la sympathie ni l’embarras que lui inspire le personnage, Jean-Luc Sahagian, s’est penché sur son « itinéraire, ses doutes, son courage, ses mensonges et sa douleur » pour saisir, au-delà de son cas, « toute la schizophrénie d’un temps ». Car comment expliquer que, contrairement à d’autres militants venus soutenir la Révolution russe – Alexandre Berkman, Marcel Body, Armando Borghi, Jules Lepetit, entre autres –, Serge ait délibérément abdiqué son esprit critique pour épouser, parfois sciemment, le mensonge bureaucratique ? Comment a-t-il pu vivre dans cette duplicité de tous les instants, et assimiler à la perfection la novlangue que les maîtres du Kremlin lui faisaient parler ? Jusqu’à quel point cet « homme double » s’est-il mystifié lui-même ?

Relisant ses romans et ses Mémoires, Sahagian explore les zones d’ombres, recoupe les témoignages, interroge les non-dits. Il dévoile les réécritures auxquelles se livre Serge pour lisser son image et donner une cohérence a posteriori à son parcours. Il s’interroge sur ses rapports avec ses compagnes. Il perce la douteuse carapace rhétorique dont l’écrivain se barde lorsqu’il doit justifier l’injustifiable – notamment la liquidation de l’aile gauche de la révolution par Lénine et Trotsky. Il revient enfin sur certaines énigmes historiques, comme la mort mystérieuse de Lepetit, Vergeat et Lefèvre en 1920, probablement assassinés pour qu’ils ne puissent rapporter en France, devant les congrès de la CGT et du PS, un témoignage défavorable sur l’expérience soviétique.

L’un des meilleurs chapitres est la critique de la « communauté agricole » tentée par Serge et quelques communistes français près du lac Ladoga, en 1921. Dans ses Mémoires, Serge attribue l’échec de l’expérience au harcèlement d’un voisinage de moujiks arriérés et xénophobes.

S’appuyant sur le témoignage de Marcel Body, Jean-Luc Sahagian montre que la vérité fut toute autre : les paysans de la région, qui avaient fait la révolution et s’étaient battus pour la socialisation des terres, avaient vu d’un très mauvais œil l’arrivée d’un groupe de Français autorisé à accaparer un domaine entier parce qu’ils avaient des amis haut placés dans l’appareil d’État. Imbu de catéchisme marxiste, Victor Serge avait préféré rester aveugle à cette réalité, même au soir de sa vie…

Guillaume Davranche (AL Montreuil)

  • Jean-Luc Sahagian, Victor Serge, l’homme double, Libertalia, 2011, 13 euros.
 
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