Dossier urbain : Luttes urbaines, vers un nouveau souffle




Dans un contexte de lutte des
classes de basse intensité sur
les lieux de travail, et d’augmentation
de la précarité du
logement, la ville, lieu d’extorsion
de plus-value au détriment
des classes populaires,
peut être un champ de lutte à
fort potentiel.

Les chiffres sont accablants :
près de 10 millions de personnes
en France sont touchées par
la crise du logement [1]. Environ
3,5 millions d’individus sont mal
logés (141 500 étant carrément
sans logis), 1,25 million ne peuvent
plus payer leur loyer, 15 %
des ménages connaissent une
situation de précarité énergétique.

Parallèlement – conséquemment ? – à ce sordide constat, on
assiste à une montée des luttes
dites urbaines. Et celles-ci ne se
résument pas au logement, mais
questionnent plus largement l’aménagement
de l’espace public,
la répression, les grands projets
inutiles et imposés, et vont jusqu’à
dénoncer la précarité sociale
et économique de façon large.

La ville, un espace hétérogène et productif

Cependant, le terme « urbain »
est-il adéquat ? L’expansion de
l’urbanisation abolit peu à peu la
distinction entre ville et campagne,
et fait qu’aujourd’hui plus
de 80 % des Français vivent dans
une aire urbaine [2].

Les espaces
urbains sont en fait une
mosaïque d’espaces hétérogènes,
dans leur aspect comme dans
leur composition sociale, imbriqués
dans des relations d’interdépendance
inégales.

Dans l’idéal il faudrait, selon
le géographe David Harvey [3], parler
de « luttes contre la production
d’un développement géographique
inégal ».
Mais par souci
d’efficacité, on préfèrera utiliser
les termes de « luttes urbaines »,
ou encore de « luttes pour le droit
à la ville ». Cette dernière notion
s’entend largement comme le
droit de produire la ville, collectivement,
dans un but de réappropriation
et d’émancipation.

Ces luttes sont porteuses d’un
énorme potentiel, alors que
pendant longtemps la gauche
traditionnelle délaissa, et même
combattit ce type de mobilisation qu’elle considérait comme
« petite-bourgeoise » [4].

Dans les
années 1960-1970, le PCF dénigra
l’opposition naissante aux
rénovations-bulldozers dans les
centres-villes anciens, taxant
d’« aclassisme » les comités de
quartiers qui contestaient
la façon dont la
rénovation urbaine
était menée.

Pourtant, tout comme
les biens industriels,
la ville est elle-même
un produit et
une source de valeur,
et par là même le terrain d’expression
de la lutte des classes.
Du chauffeur de bus à l’éboueur,
en passant par la masse disparate
des employés de services et
d’entretien à destination des
entreprises ou de la population,
des dizaines de milliers de travailleurs
participent à la fabrication
de la ville et à son fonctionnement,
à la maintenance des
infrastructures servant la circulation
et la fixation des flux de capitaux.
Ces travailleurs, bien souvent
employés sous un statut
précaire, sont une composante
essentielle de la production de
valeur, sans pour autant être rattachés
à un lieu de production
délimité.

Dans le Manifeste du parti communiste,
Marx et Engels relèvent
bien que l’exploitation des
ouvriers ne s’arrête pas aux portes
de l’usine et que le salaire de
ces derniers est l’objet de multiples
accaparements, notamment
par les propriétaires immobiliers.

Dans la mesure où la lutte des
classes ne se réduit pas au lieu
de travail, l’organisation des
travailleurs, précaires ou non, ne
devrait pas s’y cantonner.
Les syndicats
et autres collectifs
ont tout intérêt à se
développer hors du
cadre strict de l’entreprise,
en investissant le territoire.

L’augmentation
continue du précariat pousse en
ce sens. Travail temporaire ou à temps
partiel, alternance de périodes
d’emploi et de périodes de
chômage, cette configuration
salariale en expansion laisse peu
de possibilités matérielles et
psychologiques aux intéressé-e-s
pour s’intégrer à un collectif de
travail et, a fortiori, à un syndicat
professionnel.

Pourtant, ces travailleurs
précaires appartiennent
bien à un territoire, à un espace
de production et de consommation.
C’est sur cette base que les
syndicats, à travers les unions
locales ou les collectifs de précaires
peuvent s’organiser pour faire
converger les revendications et
aspirations de cette masse croissante
de travailleurs isolés.

A l’image des syndicats de
locataires du début du XXe siècle,
inspirés par le syndicalisme révolutionnaire
 [5], réinvestir les associations
de locataires ou redynamiser
des comités de quartier
existants peut être une perspective
attrayante selon les situations
locales.

Réorganisation territoriale et urbaine

En tout cas, face à la recomposition
du salariat, la gauche révolutionnaire
doit intégrer à sa stratégie
de transformation sociale
cette question de la réorganisation
territoriale et urbaine.

Pour esquisser une conclusion
stratégique, nous citerons encore
une fois le géographe David
Harvey, pour qui « soit nous décidons
de nous mettre en deuil de la
possibilité de la révolution, soit
nous modifions notre conception
du prolétariat pour y inclure les
hordes inorganisées de producteurs
d’urbanisation dont nous
acceptons d’explorer la puissance
et les capacités révolutionnaires
singulières »
 [6].

Julien (AL Alsace)


Lire les autres articles du dossier

[1Rapport 2014 de la Fondation Abbé Pierre.

[2Selon l’Insee, une aire urbaine est un « ensemble
de communes, d’un seul tenant et sans enclave, constitué
par un pôle urbain (unité urbaine) de plus de 10.000 emplois,
et par des couronnes périurbaines dont au moins 40%
de la population résidente ayant un emploi travaille
dans le pôle ou dans des communes attirées par celui-ci ».

[3David Harvey, Le Capitalisme contre le droit à la ville,
éd. Amsterdam, 2013.

[4François Madore, Ségrégation sociale et habitat, PUR, 2004.

[5L’Union syndicale des locataires en 1911-1912, animée
par Georges Cochon ; puis l’Union confédérale des locataires
dans les années 1920.

[6David Harvey, op. cit.

 
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