Culture

Miguel Chueca (historien) : « Après la “psychologie du dictateur”, Berneri voulait écrire une “psychologie du fascisme” »




Miguel Chueca a assuré l’édition de Camillo Berneri, Contre le fascisme. Textes choisis (1923-1937). Il a ainsi accompli un travail considérable (traduction, introduction, glossaire, notes) permettant aux lectrices et lecteurs de remettre ces écrits dans leur contexte. Ce travail d’édition se double d’un travail historien grâce à une analyse critique des documents édités ainsi que des sources. Il nous permet de mieux connaître l’œuvre et la vie de Berneri et contribue ainsi à mettre à disposition du public une critique du fascisme et, plus largement, du discours et des postures autoritaires. Pour toutes ces raisons ce travail fera date. Tout en rendant compte de cet ouvrage, nous avons interrogé Miguel Chueca sur la vie de Berneri, très peu connue en France.

Laurent Esquerre


Quelle place occupe Berneri dans le mouvement anarchiste italien et international de son époque ?

Miguel Chueca : Berneri a été très vite une des meilleures plumes, et une des plus prolifiques, d’un mouvement où les intellectuels n’étaient pas légion, c’est le moins qu’on puisse dire : de ce point de vue, le mouvement anarchiste italien était assez semblable à l’espagnol, c’est-à-dire un mouvement très nettement populaire, issu de la lointaine section italienne de l’Association internationale des travailleurs, d’orientation bakouniniste.

Dépourvu de ces talents qui font les grands orateurs et défendant des vues souvent hétérodoxes, Berneri exerça une influence plutôt discrète sur le mouvement libertaire italien, bien qu’il en ait été rapidement une des têtes les plus claires et les mieux faites. Une fois disparu Luigi Fabbri – en 1935, soit trois ans après la mort de Malatesta –, il en devint la figure la plus importante et la plus respectée, comme en témoigne son rôle décisif dans la création, dès les premières semaines de la guerre espagnole, de la section italienne de la colonne Ascaso. Son assassinat a laissé un vide qui n’a, à vrai dire, jamais été comblé : force est de reconnaître qu’après sa mort, le mouvement anarchiste italien n’a pas connu d’étoile qui ait brillé autant que la sienne.

Avant son départ d’Italie, en 1926, il s’était déjà fait connaître par ses contributions à des publications anarchistes de nombreux pays, principalement la Suisse, l’Espagne, la France, l’Argentine et les États-Unis. Avant et après son exil, il écrivit pour les journaux italo-américains les plus connus, comme Il Martello de Carlo Tresca – jusqu’en 1929 – ou la fameuse Adunata dei Refrattari, à laquelle il donna une grande quantité d’articles, dont son fameux plaidoyer en faveur du POUM (« Noi e il POUM » [Nous et le POUM]), paru dans son numéro du 1er mai 1937, quelques jours avant son assassinat. Il contribua aussi régulièrement à La Revista Blanca, la revue fondée et animée par les parents de Federica Montseny, avec l’appui de cette dernière à partir de 1923. Cette revue libertaire publia surtout ses articles sur la religion et l’Église catholiques, qui lui valurent une grande popularité chez les militant-e-s de la CNT les mieux formé-e-s intellectuellement.

Mussolini considérait Berneri comme un de ses plus dangereux opposants. Qu’est-ce qui justifie un tel jugement ?

Miguel Chueca : Berneri découvrit ce jugement quand, après la défaite infligée à Barcelone aux militaires et aux fascistes, des militants de la CNT lui remirent les nombreux documents trouvés au siège du consulat italien de la capitale catalane : c’est en lisant les consignes de Mussolini sur sa personne qu’il sut enfin que le régime le tenait depuis longtemps pour un homme extrêmement dangereux et pourquoi il avait été une cible privilégiée des agents extérieurs du fascisme. Et j’ajouterai, de ces journaux français payés par le fascisme, dont le mal nommé La Liberté qui, fidèle aux instructions du Duce, l’avait qualifié en 1928 de « chef de l’antifascisme, de deus ex machina de l’opposition italienne à Mussolini ». [1]

Ce jugement venait sans aucun doute de ses dures critiques contre le caractère inoffensif des activités de la Concentration antifasciste créée en France en 1927, et du soutien qu’il avait apporté dans ses écrits à toutes les tentatives d’attentats dirigées contre la personne de Mussolini, celle de Gino Lucetti en 1926 ou les simples projets conçus par d’autres anarchistes comme Michele Schirru ou Angelo Sbardellotto, qui les payèrent de leur vie.

De plus, en compagnie de certains membres de l’organisation Giustizia e Libertà, qui avaient été stupéfaits à leur arrivée en France de l’inefficacité pratique de l’antifascisme « installé », il participa lui-même, selon toute vraisemblance, à la préparation d’un attentat contre des agents du régime, probablement contre la délégation italienne auprès de la SDN. Cependant, comme il fut arrêté avant la réalisation du projet, on n’a jamais su exactement de quoi il s’agissait : les autorités n’en dirent rien et Berneri pas plus. Quant aux militants de GeL incriminés, qui devaient bien expliquer à la police française la présence de plusieurs kilos d’explosifs chez l’un d’entre eux, ils furent bien obligés de reconnaître qu’ils préparaient un coup hors de France, mais sans autre précision.

Qu’apporte-t-il de plus que des auteurs comme Angelo Tasca (Naissance du fascisme) ou Daniel Guérin (Fascisme et grand capital) pour comprendre le fascisme et notamment sa conquête du pouvoir ?

Miguel Chueca : Je ne dirais pas que ses écrits à lui apporteraient plus à la connaissance du fascisme que ces deux ouvrages-là, mais plutôt qu’ils apportent autre chose qu’eux. Pour commencer, il est difficile de comparer le gros ouvrage de Tasca, qui malgré son volume, ne va pas au-delà des lendemains de la Marche sur Rome (octobre 1922), avec les textes de Berneri, qui à l’exception de cinq ou six études plus approfondies – dont son dernier ouvrage Mussolini alla conquista delle Baleari [Mussolini à la conquête des Baléares] – sont de courts écrits de combat, embrassant une période qui court de 1919 à la fin de la guerre d’Éthiopie, en mai 1936, et à l’intervention italienne en Espagne. En revanche, dans les textes de l’un comme de l’autre, on trouve une analyse très semblable du fascisme, conçu comme une « contre-révolution préventive », une notion forgée par Luigi Fabbri dès 1922. Tasca y ajouta un qualificatif de plus : « préventive et posthume ».

Quant à celui de D. Guérin, de dimensions bien plus modestes que celui de Tasca, le point de vue qu’il y adopte est très éloigné de celui de Berneri : là où Guérin aborde l’histoire du fascisme à partir des analyses de Marx, conçues en termes de lutte de classes, Berneri le fait résolument à partir de ce que Castoriadis a appelé, bien plus tard, la « théorie de l’âme » (la psychanalyse) mais aussi d’une vision de la « culture » italienne, vision que lui et Carlo Rosselli avaient empruntée à ce prodige que fut Piero Gobetti, le fondateur de la revue La Rivoluzione liberale : le fascisme y était vu comme une création typiquement italienne, une « autobiographie de la nation italienne », c’est-à-dire comme un condensé de tous les défauts et de toutes les tares de l’homo italicus. Il est vrai que, à ce moment-là, le mot « fascisme » ne désignait encore que le seul régime établi en Italie.



Dans un passage de son opuscule sur Mussolini, Berneri annonçait qu’après avoir écrit une « psychologie du dictateur », il écrirait une « psychologie du fascisme » : ce qu’il ne fit jamais, hélas. De fait, étant donné ses conditions de vie extrêmement précaires et le temps pris par ses activités politiques, Berneri n’eut jamais – contrairement à son maître Gaetano Salvemini, auteur en exil d’une série de livres remarquables sur le fascisme – le temps et la tranquillité d’esprit nécessaires pour s’engager dans de très longs travaux. Sa grande curiosité intellectuelle le poussait d’ailleurs à ne pas rester trop longtemps sur un même sujet : il fut longtemps une sorte de « touche-à-tout » génial.

Pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps pour que nombre de ses écrits sur le fascisme soient connus du public francophone ?

Miguel Chueca : Pour être précis, il vaudrait mieux dire « la quasi-totalité de ses écrits ». Il est en effet très étonnant qu’il ait fallu tant de temps pour que paraisse en France un recueil des très nombreux textes qu’il a consacrés au fascisme, surtout si on pense à l’existence de ce petit – et brillantissime – essai « Mussolini : un grand acteur », terminé en 1932 et, qui plus est, rédigé directement en français ! La réponse appartient à ceux qui ont fait – et font toujours – vivre les éditions libertaires de ce pays : ils étaient sans doute quelques-uns à connaître les écrits de Berneri sur le fascisme, mais ils se sont contentés d’éditer ses textes théoriques et ses brillants écrits « espagnols ». Pourquoi ils ne sont pas allés plus loin, je l’ignore. Je me permets cependant de leur faire remarquer que ce recueil est loin d’avoir épuisé le filon.

Propos recueillis par Laurent Esquerre (UCL Aveyron)

  • Miguel Chueca est maître de conférences en langue et civilisation hispanique à l’université Paris-X Nanterre.

[1Cela n’empêcha pas le Duce de lui consacrer un éloge assez surprenant dans un entretien accordé au journaliste italien Yvon de Bégnac, qui parut très longtemps après sa mort dans le recueil Taccuini mussoliniani [Carnets mussoliniens], Il Mulino, 1990. Dans cet entretien, Mussolini rendit un hommage presque chaleureux à Berneri, probablement pour mieux faire la nique à ceux qu’il appelait les « bolcheviks italo-russes », qu’il tenait – à tort, selon moi – pour responsables de son assassinat. J’en ai donné quelques extraits dans un article paru dans le numéro de décembre de La Révolution prolétarienne.

 
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