Histoire

1723 : Le Black Act, genèse sanglante du capitalisme britannique




Le Black Act de 1723 est un corpus de lois d’une violence inouïe, composé sur mesure par la bourgeoisie anglaise pour criminaliser toute entrave à son appropriation des biens antérieurement communaux, l’accroissement de son emprise sur la vie sociale, la privatisation progressive de toute production. Conjugué au mouvement de clôture des espaces agraires et villageois (enclosure), et à la concentration rurale, il initie un règne de la loi qui va former les sinistres bases du capitalisme naissant, modèle toujours actif aujourd’hui, désormais mondialisé.

Avec le XVIIIe siècle anglais naissant, voient le jour également de nouveaux paradigmes sociaux et politiques. Trois guerres civiles (1642-1651) ont opposé – pour l’esquisser rapidement – les tenants d’une royauté de droit divin et absolutiste, plutôt catholiques, aux tenants d’un gouvernement parlementaire. Appelés tories, les premiers devront céder devant les whigs parlementaristes dont le champion militaire Oliver Cromwell, réel fanatique protestant, profitera de la guerre pour attacher l’Irlande à la Couronne. Celle-ci tombera du reste, de la tête de Charles Ier lorsqu’il sera décapité en 1649.

Loin de représenter un progrès démocratique, le triomphe du parti whig – libéral, bourgeois, majoritairement protestant, et au mercantilisme agressif – marque bien plutôt le triomphe d’un nouveau modèle idéologique et la rupture consciente et définitive d’avec le modèle féodal d’ancien régime. Les whigs sont donc au pouvoir, et en tiennent la monarchie éloignée. Classe propriétaire, la noblesse terrienne (landed gentry) forme le socle du parti. L’idée que la terre n’est plus seulement un symbole et une rente, mais également une source de profit, est naturelle à la gentry.

Crapuleux remembrement

Depuis quelques siècles déjà, elle tente d’obtenir que l’agriculture anglaise de champs ouverts (open field) soit de plus en plus clôturée de haies et de murs, au prétexte d’améliorer les rendements agricoles, les rotations culturales, ou encore de faciliter les trajets ou de réduire les querelles de propriété...

Clôturer les terres, c’est encore les amener toutes sous un propriétaire unique, et passer d’une culture vivrière à une culture de revenu financier  : élevage du mouton, blé, orge. C’est, enfin, récupérer les terres dévolues aux communs pour augmenter les surfaces exploitables par un unique propriétaire terrien. Mais fin XVIIe, début XVIIIe, l’enclosure est loin d’être la règle de la ruralité anglaise, et la disparité est grande du nord au sud du pays.

S’y opposent en effet un droit et un usage coutumier, sur lequel le monde paysan forme son collectif  : non seulement les droits de chasse, pêche, glanage, collecte de la tourbe, construction... permettent une vie point trop misérable, mais ils structurent encore une société rurale avec ses solidarités, une diversité de niveaux de propriétés et libertés où le servage n’est pas la règle.

Plan d’un manoir en open field sans enclosure, les communs (ici, au nord-est) sont sujets à rotation comme les autres parcelles.

L’enclosure est donc un mouvement de rationalisation, dirait-on aujourd’hui, du paysage agricole. Il prépare aussi la massification nécessaire aux prochaines étapes industrielles du capitalisme naissant, quelque cinquante ans plus tard à peine. Une fois enclos et rassemblé, l’immense territoire d’un seul seigneur peut se parer d’un parc «  de loisir  ». Il y chasse et se divertit dans un jardin arboré dont la mode se lance à cette époque.

Les anciens communs se découpent en pâture pour les moutons, et les terres vont à des fermiers payant loyer, tandis que les paysans «  affranchis  », c’est-à-dire proprement licenciés, sont barrés du droit «  d’accéder aux terres communes, et [à] leurs droits d’usage collectifs.  »  [1] Une ritournelle anonyme de l’époque le dit bien  : «  La loi enferme l’homme ou la femme, Qui au commun, dérobe l’oie, Mais laisse libre le plus grand félon, Qui à l’oie, vole le Commun  ».

Les dépossédées iront grossir le rang des squatters illégaux, ou des miséreux qui s’exilent vers les villes. Forte d’un grand désordre légal, la gentry va brutalement détruire les droits communaux et, par redevance ou salariat, précariser les paysannes et paysans qui demeurent dans les domaines.

Guerre des forêts

Mais, au lendemain des guerres civiles, l’Angleterre «  présente les caractères malsains d’une république bananière  ». Népotisme, prébendes et privilèges, ploutocratie, système législatif chaotique. Un scandale financier éclate – la bulle (déjà !) des mers du Sud – qui propulse Sir Robert Walpole, ci-devant trésorier du royaume, au sommet de la hiérarchie whig en parfait désarroi. D’une ambition terrible, cruel, charmeur, orateur hors pair, soutenu par une forte assise dans la gentry terrienne, il parvient à rassembler le pouvoir royal et celui de la chambre basse (House of Commons). Historiquement, il inaugure de fait la fonction de Premier ministre.

Il va jouer un rôle central – de juge et de bourreau – dans la pièce qui se joue au même moment dans le sud du Royaume, et dont les conséquences participeront à établir le socle libéral du monde moderne. En octobre 1721, dans le Hampshire, seize braconniers, visages noircis au charbon, attaquent Farnham Court, propriété de l’évêque de Winchester, blessent un garde forestier, tuent deux cerfs, en emportent trois. On en arrête quatre dont deux subiront le pilori. Ceux qu’on va appeler les «  noirs de Waltham  », n’en restent pas là. Ils retournent chez l’évêque, prennent onze cerfs cette fois, en tuent d’autres. L’évêque laisse les rênes à un garde-chasse crapuleux, un certain Heron, qui augmente les redevances, pressure les paysannes et paysans. Spéculant sur le bois d’œuvre en forte demande, ils punissent la coupe paysanne, pourtant garantie par le droit coutumier.

Sir Robert Walpole, Premier Lord trésorier, Chancelier de l’Échiquier, leader de la chambre basse.

Sur deux ans de lutte clandestine, les Waltham Blacks s’acharneront sur les terres de l’évêque, décimeront sa harde, brûleront ses maisons et détruiront son bois. Imités dès l’année suivante par les «  Windsor Blacks  », il apparaît clairement qu’une logique de classe est à l’œuvre. Les Blacks sont soutenues et protégées par la communauté paysanne, et les représailles sont ciblées en conséquence d’abus d’une «  bureaucratie forestière ... groupe d’intérêts distinct  », et de seigneurs de la région. Le groupe de Windsor, par exemple, vise non tant le domaine royal de Windsor, mais ici aussi des propriétaires précis.

C’est ensuite un «  roi Jean  » qui apparaît dans le Hampshire, à la tête d’une bande de Blacks préoccupés d’équilibrer les dettes quand la gentry refuse de payer les artisans, fermiers, exploitées... Et puis d’autres encore, individuellement ou par petits groupes se mettent au blacking, dans une tentative de maintenir des droits largement et cyniquement spoliés par la privatisation des terres. Le cerf pour la chasse d’un gentleman, ou le cerf massacré par les paysans  : le symbole est central. En privilégiant «  l’économie du cerf sur celles des habitants  », les propriétaires terriens veulent faire valoir un enjeu, non de «  terre disponible, mais [de] qui l’utilisait.  ».

Alors la gentry se sent humiliée et isolée face au phénomène du blacking. C’est l’autorité de tout un système qui est malmené par les bandits paysannes et paysans.
À Londres, Walpole finit par entendre sa base. Les événements dans le sud se seraient sans doute calmés d’eux-mêmes s’il n’avait été saisi du sujet des cerfs braconnés par la gentry locale. L’occasion est parfaite pour le ministre de consolider non seulement une assise politique, mais encore d’ancrer plus profondément le modèle d’un nouveau système.

D’une part, il agite une conspiration jacobite (partisans d’un retour de la dynastie des Stuart sur le trône) qui lui permet de suspendre l’activité parlementaire pendant un an (1722) et de faire stationner la troupe en plein Londres. De l’autre, il veut donner des gages aux whigs, victimes des attaques des paysans aux visages noircis.

Le Black act

Le système que Walpole et sa sensibilité politique veulent affermir, c’est celui de la propriété privée et de sa valorisation, qui, pour un esprit du XVIIIe siècle, ne va pas de soi. La pratique et l’imaginaire populaires sont encore vivriers, collectifs et «  partageux  », les relations sont personnalisées et le droit coutumier. La norme de l’époque est là.

Au prétexte de lutter contre les débordements insolents du blacking, Walpole va lancer la confection d’une loi allant dans le sens exactement inverse. Il va s’attaquer à la norme existante. «  Ce qui devait désormais être puni, ce n’était pas un délit envers des personnes... mais un délit contre la propriété.  » Comme la propriété est une chose, légiférer peut désormais prendre «  l’apparence de l’impartialité  », de la neutralité. Cette condition permet à son tour d’établir une superstructure garantissant qu’une classe est justifiée à contrôler la vie de toute une société.

La gentry se sent humiliée et isolée face au phénomène du blacking. C’est l’autorité de tout un système qui est malmené par les bandits paysannes et paysans.

Alors tout y passe. Quasiment tous les délits des braconniers deviennent punissables de la peine capitale. Tuer un cerf, la mort. Vol de bétail, la mort. Démolition de vannes et de chaussées d’étang, la mort par pendaison. Abattre de jeunes arbres, la mort. Extorsion et chantage (récupération de biens et argent spoliés), la mort. C’est un retour de deux cents ans en arrière. Beaucoup de ces délits n’étaient passibles que d’amendes ou de temps d’emprisonnement. La gentry n’en demandait pas tant. Mais elle s’en frotte les mains.

Le règne de la loi est un règne de terreur

Le soupçon même devient crime  : faire intrusion «  armé et déguisé  » (visage noirci) dans un parc vaut encore la mort. Apporter soutien aux criminels, la mort, toujours. Trois cent cinquante délits et crimes sont passibles de la peine capitale.

Ce «  règne de la loi  » est un règne de terreur dont l’objectif est double  : forcer le changement de paradigme, contrôler la population. Dans cette Angleterre où on ne torture plus et où l’on n’est plus inquiété pour ses opinions religieuses, où la disgrâce ne vaut plus l’échafaud, c’est l’atteinte à la propriété qui y fait monter.

Adoptée en 1723, sans discussion, par un Parlement majoritairement whig, le Black Act est d’abord le produit et l’expression d’une classe, de la mentalité de cette «  junte étrange  » de marchands, propriétaires terriens, intermédiaires affairistes et spéculateurs, anciens militaires enrichis, se présentant comme seul rempart au retour des Stuart et des catholiques.

Largement fantasmée, l’hypothèse d’une collusion jacobites-Blacks permet néanmoins aux whigs d’enrichir régulièrement le Black Act de nouveaux crimes et d’étendre son application en dehors de cas de braconnage et de la sphère rurale, et d’y intégrer «  les crimes contre l’ordre public, contre l’administration de la justice pénale, contre la propriété... Cette loi constituait donc en elle-même un code pénal complet et extrêmement sévère.  »   [2] Initialement prévu pour une durée de trois ans, le corpus est reconduit et enrichi régulièrement. Il faudra cent ans exactement pour l’abroger définitivement.

Des paradoxes du droit

Si le droit est depuis toujours une arène et une médiatisation de rapports de production, ce que le XVIIIe siècle anglais, entre scientisme et Lumières, apporte au paradigme capitaliste, c’est une dépersonnalisation des rapports sociaux, autant qu’une atomisation du collectif au nom d’une prétendue objectivité  : celle d’un droit autonome, impartial et logique, s’appliquant à des catégories de crimes et plus à des personnes en tant que telles.

Partant de là, il pose les intérêts de l’aristocratie possédante comme ayant valeur universelle. Nous vivons toujours dans ce modèle. Paradoxe  : avec l’objectivation du droit, c’est un peu l’arbitraire qui perd, fut-ce au prix du saccage des communs, et d’un droit boiteux. Car en déplaçant le terrain de jeu dominants-dominées dans un nouveau cadre, capitaliste, et même si notre sentiment d’injustice s’ancre «  naturellement  » dans la notion de communs, la privatisation généralisée de la société produit une idéologie du droit que les deux classes vont pouvoir invoquer pour leurs intérêts propres. Entre 1750 et 1850, environ 16 % des combats juridiques relatifs aux droits fonciers sont le fait de plaignantes et plaignants issues des classes populaires.

Criminalisation de la contestation, surenchère répressive, alourdissement des peines, lois ad hoc, codes parallèles, sécurisation des biens propriétaires, tout dans l’époque de la guerre des Forêts rappelle la nôtre, et le recours justifié des Blacks au sabotage et à l’action directe quand l’arène juridique dysfonctionne, justifierait amplement que notre époque aux droits largement bafoués, prenne de la graine de ces anciens, et les imite.

Cuervo (UCL Aix-en-Provence)

[1Edward P. Thomson, La Guerre des forêts, La Découverte, 2017. Sauf indication contraire, l’ensemble des citations sont tirées de cet ouvrage.

[2Sir Leon Radzinowicz, A History of English Criminal Law and Its Administration from 1750, Londres, 1948.

 
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