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Agathe Keller, sur le harcèlement à l’université : « l’impunité les a rendus entreprenants »




En 2018, le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation a diligenté une enquête auprès de l’Inspection générale de l’Éducation, du sport et de la recherche (IGÉSR), après avoir été saisi par la présidente de l’université de Paris (fusion en 2019 des universités de Paris-Descartes, Paris-Diderot et de l’Institut de physique du globe de Paris).

Cette dernière donnait suite à un mouvement de plaintes groupées déposées quelques mois auparavant par des membres du département d’Études psychanalytiques de l’UFR Institut Humanités, Sciences et Sociétés (IHSS), portant sur des harcèlements sexuels et moraux et mettant en cause plusieurs membres de ce département, dont le directeur de l’UFR lui-même. Depuis, l’université tente tant bien que mal d’enterrer l’affaire. Agathe Keller, membre de l’intersyndicale au titre du Syndicat national des travailleurs de la recherche scientifique (SNTRS-CGT) raconte.

Alternative Libertaire : Comment pouvez-vous expliquer l’impunité avec laquelle les agresseurs ont pu agir au sein de l’université durant de nombreuses années ?

Agathe Keller : Les histoires de chantages et de harcèlements sexuels à l’origine de l’enquête de l’Inspection générale de l’Éducation, du sport et de la recherche (IGÉSR) existent depuis très longtemps au sein de l’université, de l’enseignement supérieur et de la recherche, comme ailleurs dans la société. D’après les témoignages que nous avons récoltés (et qui se trouvent sans doute dans l’enquête de l’IGESR, mais nous n’y avons pas accès), il semblerait que les abus de pouvoirs s’exerçaient souvent sur des personnes très fragiles et isolées, notamment des étudiantes étrangères qui venaient à Paris pour faire leurs études.

Donc la question serait sans doute à l’inverse  : comment se fait-il qu’au final on a fini par en savoir quelque chose  ? Je crois que l’impunité a rendu certains entreprenants, au point d’agresser non seulement des étudiantes fragilisées mais aussi une post-doctorante, une maîtresse de conférences en poste, moins enclines à se laisser faire. Et puis le pôle égalité homme-femme de l’ex-université Paris-VII était très actif, et l’ambiance #MeToo a dû jouer.

Finalement, il y a eu le suicide d’une ex-étudiante du département, en 2017, qui s’est jetée à la Seine avec sa thèse, devant l’université. Tout cela semble avoir catalysé la volonté de porter plainte au pénal, puis de témoigner du nombre des maltraitances qui existaient dans ce département – maltraitances qui n’étaient pas simplement sexuelles, et que l’université connaissait bien et depuis longtemps – pour obliger la présidence à agir.

Qu’est-ce qui explique l’inaction de l’université et son absence de soutien aux victimes ?

Agathe Keller : C’est une vraie question, elle ne cesse de nous interroger.
De nous révolter aussi.
On peut faire une réponse en termes de politique interne de l’université  : que les présidences successives ont été fortement soutenues par ce département et l’ont donc en retour protégé, en couvrant ce qui s’y passait. Les histoires d’agressions sexuelles qui ont filtré ne sont que la pointe de l’iceberg d’un dysfonctionnement plus systémique du département et du laboratoire qui lui est associé.

Il s’agit d’un système d’abus de pouvoir plus global qui s’appuie aussi sur un dévoiement de la démocratie universitaire  ; avec un fonctionnement discutable notamment au niveau des recrutements. À cette échelle, peut-être l’université pourrait-elle être considérée comme pénalement responsable. Elle chercherait donc à étouffer l’affaire…

Mais quand on voit la gouvernance de la présidence actuelle, on se demande si en fait, en vérité, elle n’en a pas juste rien à faire. Tant que cela n’entache pas son image, que l’on n’en parle pas, on a l’impression tout simplement qu’elle s’en fiche.

Comment est-ce que les étudiantes et personnels vivent la situation ?

Agathe Keller : Très très mal. La situation sanitaire actuelle n’aide pas évidemment.
Mais rien, absolument rien, malgré les recommandations de l’IGESR n’a été mis en place pour aider les victimes. Ceux et celles qui ont eu le courage de témoigner, de résister, ou de prendre la parole pour protester sont placardisées quand il s’agit de personnels, et ont été menacées quand il s’agit d’étudiantes, qui s’inquiètent de pouvoir sécuriser leurs diplômes, leurs bourses… et d’être poursuivies en diffamation.

Mais depuis le début de l’année ça change un peu, une nouvelle action collective en justice vient d’être lancée. L’ancien directeur du département a mis en ligne un site où il accuse longuement et nommément ces collègues d’avoir menti le concernant. Ils et elles ont décidé de le poursuivre en diffamation ensemble. Cette union dans l’action a un peu requinqué tout le monde.

Quelle a été l’action des organisations syndicales et des syndicalistes dans cette affaire ?

Agathe Keller : Tout d’abord historiquement, l’une des harcelées était une élue du SNESUP. Elle était une voix bien connue de la dissidence dans le laboratoire. Elle avait déjà été suivie par des élues du CHSCT de l’université, qui donc avaient depuis bien longtemps alerté et relayé les dysfonctionnements de ce département. Je suis arrivée dans l’histoire après l’enquête.

Quand j’ai eu l’opportunité de rencontrer un groupe d’étudiantes et de personnels mobilisées mais effrayées par les poursuites judiciaires, j’ai pensé à une intersyndicale à la fois comme levier et comme bouclier. Levier pour que des personnes en dehors de l’UFR et même de l’université s’intéressent à cette histoire. Bouclier, pour dénoncer des faits sans avoir peur des poursuites judiciaires. L’appui des syndicats a été très long à mettre en place, mais au final, la diffusion de notre tract nous a donné à tous et à toutes des forces.

En conjonction avec les élues du CHSCT, cela a vraiment donné du poids aux revendications du collectif. La réflexion commune avec des élues et militantes aguerries sur les actions à faire, les revendications à porter, a été précieuse et source d’espoir. L’enjeu maintenant est double. Il y a une partie institutionnelle : il faut trouver un moyen de casser le système, de refonder l’UFR.

Nous sommes là à un moment de crise, avec un bras de fer entre la présidence de l’université, les directions des composantes, les personnels et les étudiantes autour de l’organisation d’élections ; il faut se battre pour faire entendre d’en bas la nécessité de procédures démocratiques. De l’autre, il s’agit d’accompagner les victimes qui le souhaitent, tant dans leurs trajectoires personnelles, que dans les poursuites judiciaires. Dans les deux cas, nous aimerions beaucoup avoir le soutien des centrales syndicales, à voir donc !

Propos recueillis par Lucie (UCL Amiens)

  • Contacté par email, le 19 mars 2021, l’université de Paris n’a pas donné suite à notre demande d’interview à ce sujet.
 
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