Corse : Les raisons de la crise sociale




Entre Athènes et Pointe-à-Pitre, il y a Bastia et Aiacciu (Ajaccio). Chômage et précarité élevés, violence policière quotidienne, rage de la jeunesse, démolition des services publics : tous les ingrédients sont là pour un climat social explosif. Tour d’horizon.

C’est désormais une habitude, on n’aura entendu parler de la Corse dans les grands médias métropolitains que suite aux violents affrontements de Bastia, le 4 avril, à peu près en même temps que le contre-sommet de l’Otan à Strasbourg. Le poids des bombes agricoles, le choc des photos ont ramené le fameux « problème corse » au premier plan de l’actualité, entre deux articles de L’Express sur les plus belles plages de l’île de Beauté et l’installation de la jet-set internationale sur les littoraux vierges de l’extrême sud.

Pourtant, l’actualité politique et sociale est chaude en Corse, tant les attaques du libéralisme et de son économie de tout-tourisme pourrissent la vie des « indigènes ».

Sur la manifestation de Bastia contre la répression (« Basta a Ripressioni »), on n’aura bien entendu focalisé que sur les émeutes, il est vrai assez impressionnantes en termes de rapport de force : plus de 10 000 manifestantes et manifestants, près d’un millier d’émeutiers, plus de 70 policiers blessés dont 15 grièvement... pour aucune interpellation ! La police a, de son propre aveu, eu peur de donner la charge, et les tentatives d’interpellation se sont toutes soldées par la « libération », de force, des personnes interpellées.

Plusieurs banques saccagées, la mairie annexe de Bastia entièrement brûlée, et ce malgré un dispositif policier impressionnant : Bastia résonne comme un véritable défi à l’État français.

D’Athènes à Bastia : jeunesse insoumise

Il faut cependant revenir sur le contexte de cette manifestation : la répression féroce et la précarisation généralisée de la population. La radicalisation de la mouvance anticolonialiste, surtout dans les nouvelles générations n’est pas anodine : rupture avec les revendications portant sur les institutions, rupture avec le rituel électoral, défiance envers l’État et sa police, symboles du capitalisme attaqués durant les manifestations, tout ceci résumé en un graffiti : « Vive la violence politique ». Et cette radicalité, loin d’être un phénomène isolé, rassemble une majorité des jeunes Corses.

Depuis quelques années nous sommes entrés dans une période de flicage permanent. Il y a cinq ans, des élus d’Unione naziunale avaient conclu, de l’examen du budget de la Collectivité territoriale de Corse, que 52 % des subventions de l’État étaient consacrées au contrôle policier et militaire de la population… ce qui pourrait déjà faire réfléchir sur le sempiternel argument du « coût de la Corse ». Fichages de manifestants dès l’âge de 14 ans, interpellations et garde à vues dès 12 ans, stratégies militaires dans les manifestations… on aura tout vu ces derniers mois, depuis le conseil ministériel décentralisé de Sarkozy à Ajaccio qui avait déplacé 6 000 CRS dans la ville, en passant par la moyenne actuelle de trois interpellations tous les 5 jours chez les indépendantistes, pour finir par l’agent déclencheur de la manif de Bastia : d’une part le procès d’Yvan Colonna, parodie de justice qui en serait comique si elle n’impliquait pas une condamnation à perpétuité sur dossier vide, et d’autre part l’agression de deux jeunes manifestants à Bastia, l’un, Saveriu Orsini, plongé dans un coma d’un mois après un tir à bout portant dans la mâchoire, et l’autre, 12 ans, le bras et le nez cassés en garde à vue.

Le tout-tourisme ruine l’économie locale

Tout comme dans le scénario grec des émeutes de décembre, l’affrontement de rue n’est que l’aspect spectaculaire de tensions sociales profondes. Il y a tout d’abord les facteurs invariants : salaires ouvriers plus bas qu’en France, chômage plus élevé de 3 points en moyenne, masqués par l’emploi saisonnier [1], différence des prix de 10 % avec le continent, endettement généralisé de la population, augmentation des loyers et du prix de la terre due à la spéculation immobilière… Des milliers de résidences secondaires ne sont occupées que quinze jours par an par leurs riches propriétaires, des milliers de maisons restent inabordables et vides tandis que la population s’appauvrit. Ainsi, sur Aiacciu (Ajaccio), on compte désormais 100 SDF, dont 6 sont morts dans la rue l’an dernier. Depuis quelques semaines, une trentaine de SDF aiaccini ont d’ailleurs auto-organisé une réquisition de bâtiment, exigeant un relogement en communauté. Une lutte suivie par l’extrême gauche locale, dont le groupe Unità pupulari (anticapitaliste et autogestionnaire).

Cette crise de l’immobilier, c’est le prix à payer de l’économie « tout-touristique » en Corse. Trois millions et demi de touristes viennent chaque année sur l’île, soit 11 touristes pour 1 habitant, comme aux Baléares. Pourtant, alors que les bénéfices liés au tourisme reviennent à 83 % aux Baléares, en Corse il n’en reste que 17 %. Pourquoi ? Parce que les bénéfices enregistrés en Corse sont rapatriés par les multinationales qui tiennent l’économie, comme Veolia (les ports et le fret), Leclerc (la grande distribution), Bouygues (l’immobilier).

Ainsi Aiacciu est la ville d’Europe qui compte le plus grand nombre de supermarchés proportionnellement à sa population, afin de nourrir les touristes. L’emploi créé dans la grande distribution étant essentiellement précaire et saisonnier – avec des salarié-e-s qui parfois ne restent en Corse que trois mois par an pour travailler, le reste de l’année étant promis au chômage –, cette invasion de grandes surfaces entraîne les mêmes conséquences que Wal-Mart aux États-Unis : paupérisation des salarié-e-s et ruine du tissu économique local [2].

Corse Matin mord la poussière

Cet « éveil libéral » se fait bien entendu au détriment des derniers services publics. On en retient de mémorables luttes collectives : celle de France Telecom en 2007 qui s’était soldée par un sentiment de trahison des employés envers les syndicats [3], et la mobilisation actuelle contre le catastrophique projet de fermeture de l’hôpital d’Aiacciu. La défense du Centre régional d’éducation physique et des sports (CREPS), également menacé de disparition, a récemment entraîné des occupations et une manifestation le 13 mai.

En 2006 la lutte dure et longue des porteuses et des porteurs de journaux de Corse Matin s’était soldée par une impressionnante victoire. Le patron de Corse Matin avait déclaré que les sala-rié-e-s pourraient bloquer tant qu’ils voulaient, eux seuls perdraient de l’argent… C’est finalement lui qui avait dû en rabattre. À noter que ce combat du sous-prolétariat de la presse n’avait pas rencontré beaucoup de soutien de la part des syndicats de journalistes...

D’ordinaire, la seule lutte des classes « visible », c’est celle qui a pour théâtres les moyennes et grandes entreprises. Le prolétariat des très petites entreprises (TPE) se fait lui beaucoup plus discret. Ce qui ne l’empêche pas, à l’occasion, de venir grossir les manifestations syndicales.

En Corse, ce phénomène est amplifié par la structure essentiellement touristique de l’économie : on atteint ici un record en nombre de TPE, 95 % des entreprises, dont les deux tiers n’ont qu’un unique salarié. L’agitation sociale repose donc principalement sur la compagnie maritime SNCM (800 salariés), France Telecom (430), la compagnie d’avions CCM, la Poste – en grève six mois (!) en 2000 – ou, de manière plus fréquente, EDF. La mobilisation du 19 mars a été la plus massive sur l’île depuis vingt ans.

De Pointe-à-Pitre à Aiacciu : l’exemple

Bien évidemment, les soulèvements des peuples antillais en janvier ont fasciné ici, par leur capacité à créer une cohésion syndicale et sociale, aujourd’hui inexistante en Corse. une fascination qui s’accompagne d’un brin de jalousie : au rassemblement de soutien des indépendantistes à la lutte du LKP de Guadeloupe, les militantes et les militants se sont fait interpeller sur le thème : « au lieu de se rassembler devant la préfecture, on ferait mieux d’organiser la même chose ici ! »

Vingt ans auparavant, en février 1989, la Corse avait été secouée par un mouvement social similaire, rassemblant 30 000 personnes à Aiacciu, soit 12 % de la population de l’époque (comparativement, en métropole, cela ferait 7,2 millions de personnes dans les rues de Paris !). Un blocus de neuf semaines avait arraché une prime d’insularité pour le secteur public. Cette victoire fut très importante, mais avec de réels dommages collatéraux dans le secteur privé frappé par le manque à gagner touristique (plus de 1 000 licenciements). Cela montre, au passage, toute la difficulté d’une lutte populaire dans une économie insulaire de type colonial (les Antillais ou les Guyanais en savent quelque chose) : privée de moyens de production, important l’essentiel de son approvisionnement, la population peut rapidement être étranglée par sa propre grève générale.

Cependant, comme le montre le magnifique mouvement des Antilles, c’est par la cohésion des luttes sociales et par elles seules que se dégagera pour la Corse un projet populaire, loin de toute la frustration désordonnée que connaît l’île aujourd’hui.

Circinellu (AL Aiacciu)

[1Encore plus que pour la métropole, les chiffres officiels du chômage sont manipulés.

[2Lire le débat sur Wal-Mart dans AL de février 2008.

[3Alors que les grévistes revendiquaient 50 créations de postes, la CGT et le STC avaient signé un accord de sortie de crise ne portant que sur 8 créations de postes, sachant que l’année suivante la Poste devait en supprimer 25…

 
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